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Les Ombres errantes de Pascal Quignard,

L'écrivain français Pascal Quignard vient de recevoir le Prix Goncourt pour Les Ombres errantes (Grasset). Cet ouvrage, premier tome d'un ensemble, Dernier Royaume, annoncé Livres comme une grande œuvre finale, n'est pas un roman. C'est une succession de

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Le Goncourt, le plus prestigieux des prix littéraires français, a été remis, fin octobre, à Pascal Quignard pour son ouvrage Les ombres errantes (Grasset). En librairie depuis la rentrée, ce livre avait déjà conquis une bonne partie de la presse française. Pas de surprise absolue donc cette année, ni d'habituelle rumeur de trafic. Mais une légère polémique prenant, pour une fois, des allures de débat littéraire. Pascal Quignard est-il le mieux placé pour porter haut la bannière symbole de la littérature française ? Après Ingrid Caven de Jean-Jacques Shuhl et Rouge Brésil de Jean-Christophe Rufin, des Goncourt jugés «grand public», pour quelle raison primer un auteur réputé élitiste voire hermétique ? Edmonde Charles-Roux, la présidente du jury Goncourt, a estimé qu'ils avaient choisi «la perfection» : «J'aime cet homme inclassable(...) C'est un peu le rebelle à la vie mondaine, aux salons parisiens où on ne le voit jamais.» L'académie Goncourt se targuant de préférer un auteur rebelle, l'affaire ne manque pas de piquant. Ni de paradoxe : cet auteur ne cesse de mettre en avant son retrait du monde. Quand il a quitté Gallimard en 1994, où il était depuis l'âge de vingt-huit ans au conseil de lecture puis responsable éditorial, il a déclaré : «Je suis plus heureux d'être libre et solitaire» Agé de 54 ans, latiniste et amateur de musique baroque, Pascal Quigard vit aujourd'hui reculé dans l'Yonne. Le Salon de Wurtemberg (1986) et Les Escaliers de Chambord (1989) on fait sa renommée littéraire. Mais c'est l'adaptation par Alain Corneau de son roman Tous les matins du monde qu'il l'a fait connaître à un public plus large. En l'an 2000, il a obtenu le Grand prix de l'Académie pour Terrasse à Rome (Gallimard). Mais depuis quelques temps, il a délaissé le roman au profit de petits traités. Les Ombres errantes s'inscrit dans cette lignée. D'après Jorge Semprun, romancier espagnol membre du jury : «Le problème n'est pas que ce livre ne soit pas un roman car le statut du Goncourt le permet. (...) Le problème, c'est que ce livre n'est pas novateur. Il n'ouvre aucun voie littéraire. C'est très classique, très convenu, très prolixe.» Pour Antoine Audouard, écrivain et éditeur, le Goncourt 2002 est «le symbole d'une littérature en ruines». Il a développé son argumentaire dans une tribune de Libération intitulée «Le prix des décombres». Selon lui, ce n'est pas un livre sans talent mais sans grandeur : «précieux, sinistre, étouffé de sérieux», «une littérature sans place pour l'autre», une littérature qui ne vit pas.
Il écrit : “ De lui, (Pascal Quignard), vous ne saurez rien, et du monde, vous n'aurez que des reste cuisinés à la bile ”. C'est peu appétissant, et le concerné en a bien conscience : “ Mon ermitage n'est pas solide. On ne peut rien bâtir sur ce que j'écris. ” Lucidité à l'instant même de la création ou démarche pour échapper au lecteur ? L'auteur parle de lui-même, pour lui-même, comme pour se décharger d'un trop plein de réflexions plus ou moins savantes sur ses lectures ou sur l'actualité. Un livre comme une thérapie. Qui en devient presque angoissante pour le lecteur : cette pensée se déconstruit en une série de fragments, sans liens logiques. Ci et là, certains se font écho. Il n'y a pas de sujet vraiment mais des points d'accroche : l'ombre, l'origine, le langage, la lecture, l'écriture. Mis bout à bout, il y aurait de quoi constituer de jolis traités. Sur l'ombre par exemple : qu'est-ce que l'ombre ? D'où vient-elle ? Qui parle d'ombre ? Qu'est-ce qui est ombre : symbolique, mystique, réelle, sur un objet, un visage, un paysage… Le titre, Les Ombres errantes, en tous cas, vient d'une pièce de François Couperin pour clavecin.
Une écriturer
C'est un livre qui se lit moins qu'il ne se picore, selon ses goûts. Certaines idées et certaines phrases, trop embourbées dans les profondeurs de l'auteur voire franchement plates, s'écrasent. Mais d'autres prennent la forme de beaux aphorismes, qui ont ceci de frustrant qu'ils ne sont pas développés. Sur l'écriture par exemple : “ L'écrivain comme le penseur savent qui est en eux le vrai narrateur : la formulation. ” Ou sur la lecture : “ Il y a dans lire une attente qui ne cherche pas à aboutir, lire c'est errer. La lecture est l'errance. ” Il ne croit pas si bien dire, Pascal Quigard, lui qui a conçu son livre comme une errance, la sienne, allant à la rencontre d'une autre, celle du lecteur. Pourquoi alors l'avoir organisée en jalonnant le parcours de chapitres et têtes de chapitres ? L'errance ne serait-elle chez lui plus un état mais une posture, une façon d'appréhender le monde ? C'est peut-être, bien plus que l'ombre, ce qui rend ce livre si sombre : l'auteur paraît donner le spectacle triste d'un encyclopédiste qui déraille. Comme une mémoire souffrant de courts-circuits : Histoire, lectures, impressions personnelles, observations, souvenirs, il convoque aussi poètes et penseurs, souvent inconnus. Des références très savantes, presque trop - exceptés peut-être pour les jurés du Goncourt - et qui témoignent d'une construction intellectuelle particulièrement occidentale. On peut se demander, d'ailleurs, de quelle manière elle sera reçue dans un autre univers culturel.
L'auteur va au-delà d'un appel de savoir, il s'insère dans l'intimité de certains personnages cités, pour mieux sentir, sûrement, mais avec une légère mégalomanie. Il n'est pas prétentieux pourtant, car sa priorité n'est pas de séduire. Il est moins hermétique qu'on le pense, car il n'a pas de système. Hormis son écriture ciselée avec un extrême souci de précision sémantique, l'intérêt de ce livre est dans la démarche de celui qu'il dissimule. On peut s'énerver devant cet ermite en perdition et ses grands discours qui manquent de sens. On peut même souhaiter le laisser seul face à lui-même. Mais quelque chose retient : “ Sans errance dans quelque chose d'ombreux et d'invisible, (…) il n'y a pas de joie. ” Cette promenade solitaire serait donc une sorte de traversée nécessaire pour arriver à la joie ? Pascal Quignard aurait un but, caché, enfoui, mais vers lequel tout se dirige lentement ? Alors, les fragments ne sont plus lâchés au vent en pure perte, la science des fantômes n'est plus un simple paragraphe : tout devient un décor où l'on pénètre. Le premier niveau du Dernier Royaume.
Pascal Quignard, Les ombres errantes, Grasset (190 p.)
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