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«Les labyrinthes du dire» : al Ma'arri vu par Kilito


“LES LABYRINTHES DU DIRE”, matahat al qawl, est le sous-titre qu'a choisi Abdelfettah Kilito pour un court “essai” consacré au grand poète-philosophe
du X-XI ème siècle : Al Ma'arri (Ed. Toubkal, 2000) .

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Autant pour Al Jahiz que pour Al Ma'arri, il s'est trouvé chaque fois un érudit orientaliste pour demander à Kilito, avec une pointe d'humour mêlé d'admiration, si ces illustres personnages avaient réellement existé ou étaient des inventions de son imagination.
C'est dire l'acception bien particulière qu'il faut donner au mot «essai», quand on l'utilise à propos de Kilito. Cet auteur, constamment à cheval entre l'essai et le romanesque, a forgé une écriture au ton inimitable, où l'exigence académique et l'aspect ludique s'allient avec un rare bonheur.
Tout au début de son «essai», Kilito nous emmène en Perse, en compagnie du grand Omar al Khayamm. C'est dans une splendide nuit d'été, qu'il situe l'inspiration dictant au poète son vers célèbre :
Marche avec douceur,
Cette terre est constellée
D'yeux ensorceleurs/
Après quoi, Kilito imagine le poète tournant son regard vers le Cham, plus précisément vers Ma'arra, cette bourgade dont l'histoire n'aurait jamais retenu le nom si n'y avait vécu l'illustre poète qui, un siècle auparavant, avait écrit ce vers :
Allége ton pas,
Cette terre que tu foules
N'est faite que de corps disparus/
Le léger déplacement qu'a fait subir Omar al Khayam au vers de Ma'arri, en remplaçant les corps par les yeux, est une référence subtile à la cécité de son prédécesseur, qui perdit la vue à l'âge de quatre ans. C'est aussi un hommage implicite, une reconnaissance de dette. Et là, nous touchons à un trait capital chez Ma'arri : son refus de toute paternité ou filiation, lui l'auteur du célèbre vers où il déclare que, contrairement à son père, il n'avait «attenté» (jana) contre personne en lui faisant le don de la vie. Mais chez Ma'arri, ce refus de la paternité-filiation, du don, de l'échange, s'arrête au seuil d'un domaine: celui des mots, de la littérature. Pour Ma'arri, la poésie était un «horizon de pensée» incontournable.
Le seul échange acceptable
Il était une mémoire vivante, phénoménale, de toute la poésie arabe qui s'était transmise jusqu'à son époque . La seule transmission qu'il acceptera d'assumer, sera celle de la langue arabe et de ses sciences auxiliaires.. Une transmission qui s'étendra à l'au-delà, où Al Ma'arri nous présentera des poètes continuant leurs passionnantes controverses terrestres. C'est dans «L'épître du pardon», Rissalat al Ghoufran, un ouvrage auquel les contemporains n'accordèrent pas une attention particulière. C'est du XX e.s., écrit Kilito, que date sa célébrité, après la publication de l'orientaliste espagnol, Asin Palacios, d'une étude comparée de «L'épître du pardon» de Ma'ari et de «La comédie divine» de Dante, écrite trois siècles après. Aujourd'hui, nous ne pouvons plus lire la première oeuvre en ignorant la seconde. Pour le lecteur arabe d'aujourd'hui, le héros de Ma'arri, Ibn al Karih, ne dialogue plus seulement avec les poètes arabes, mais aussi avec le génial poète italien.
L'un des mots récurrents sous la plume de Ma'arri est celui de muyn, qui signifie le mensonge. Et systématiquement, il lie ce mot à la poésie.
Pourtant, Ma'arri ne pouvait s'empêcher d'écrire de la poésie, ou de la commenter (Al Moutanabbi, Al Bouhtouri, Abou Tammam, etc.). Parmi ses recueils, celui qui a le plus partagé les critiques qui l'ont étudié, et ce jusqu'à nos jours, est celui qu'il a intitulé : Allouzoumiat (un titre que l'arabisant André Miquel a traduit par : «Impératives»).
Dans ce recueil, Ma'arri affirme à plusieurs reprises qu'il cache une partie de ce qu'il sait, qu'il garde un secret qu'il ne veut pas divulguer. Pourquoi ? Parce que, répond-t-il d'une manière transparente, la parole est dangereuse et peut conduire celui qui la profère à la mort.
Le seul fait de signaler un discours absent du recueil, constitue une invite aux lecteurs à le découvrir, à le deviner; une catégorie particulière de lecteurs, qui ne se contentent pas d'une lecture au premier degré.
Al Ma'arri finira par généraliser sa conception de la poésie liée au muyn (mensonge), son doute méthodologique à l'égard de toute parole. Cette attitude est induite de sa certitude qu'il a maintes fois exprimée que le mal est ce qui domine le monde. C'est ainsi qu'Al Ma'arri va étendre son doute jusqu'aux discours qui prétendent exprimer le bien et la véritable foi. Il cite nommément des gens voulant se passer pour pieux alors qu'en fait ils font commerce de la religion.
C'est en se référant à des extraits des Louzoumiat, que s'est appuyée la majorité des critiques qui ont accusé Al Ma'arri de zandaqa ou explicitement d'ilhad (athéisme). Mais ce qui étonne chez ces accusateurs, c'est que tout sachant par cœur le recueil incriminé, ils rapportent de manière indirecte leurs extraits justificateurs. Comme s'ils avaient peur de se brûler au contact direct des vers sulfureux, d'être accusés à leur tour de tiédeur dans leurs convictions religieuses.
Al Ma'arri et les cyniques grecs
Plusieurs de ceux qui ont mis en doute la foi de Ma'ari signalent le fait qu'il était aveugle; un double aveuglement, celui des sens (bassar) et celui du cœur (bassira). Plusieurs n'ont pas reculé devant l'insulte, traitant tout simplement le poète de «chien aveugle». Pour eux, Al Ma'arri, en s'écartant de la foi, a perdu son humanité et est devenu un chien errant et …lépreux! (la racine du mot ma'arra, le nom de sa ville natale, est ma'r, qui signifie «lèpre»).
Cette qualification récurrente de Ma'arri de «chien» nous conduit irrésistiblement, écrit Kilito, à évoquer les cyniques grecs (le mot grec kunikos, d'où dérive le mot latin cynicus, signifie en effet «chien»). Avec ceux-ci, il partage leur anti-conformisme, leur ironie, leur mise en cause de l'opinion courante et des croyances.
Kilito ne se contente pas de cette évocation des cyniques grecs. Partant d'un fait réel, il va donner à l'insulte : «chien aveugle», des prolongements de conte humoristique et fantastique. En entrant à une séance d'érudits, Ma'aari, qui s'était empêtré dans une marche, entendit quelqu'un demander : «Qui est ce chien aveugle?». La réponse de Ma'arri ne se fit pas attendre. Sur-le-champ, il lança ce défi qui allait sidérer l'assistance: «le chien est celui qui ne connaît pas 70 noms du mot chien».
Le lexique arabe, aussi riche fût-il, pouvait-il l'être à ce point? Si Ma'arri connaissait réellement 70 synonymes, on pouvait être sûr que ce n'était point de façon mécanique, mais à travers des lectures vivantes d'un vaste corpus d'adab et de poésie qu'il dominait parfaitement. Le défi n'était pas lancé seulement a l'homme qui avait prononcé l'insulte, ni même à l'assemblée d'érudits, mais à l'humanité entière.
A preuve, des siècles après, Soyouti qui entreprend de relever le défi, mais n'arrive a recenser que 65 noms du chien. Par la suite, on s'avisa qu'il en avait oublié 2, ce qui faisait 67. las! Les mêmes découvreurs des 2 nouveaux noms, contestèrent 3 de ceux établis par Soyouti, ce qui nous ramène à 64.
C'est à ce point que va intervenir un autre chercheur qui veut relever le défi de Ma'arri afin de recouvrir son humanité. Lequel chercheur n'est autre que l'auteur de l'essai sur Ma'arri : Kilito; relisant Kitab al Hayawan de son cher Jahiz, il repère dans ce livre 3 nouveaux noms du chien, non consignés par Soyouti. Ce qui fait, dans l'état actuel : 67.
Traité de «chien aveugle», Ma'arri a donc lancé à la postérité un défi qui, jusqu'à nouvel ordre, fait de lui le seul spécimen de l'espèce humaine.
Durant les trois jours qui précédèrent sa mort, Al Ma'arri dicta à ses proches un testament où il s'exprima enfin pour la première fois sans censure. Malheureusement, comme l'histoire littéraire allait connaître plusieurs cas semblables, les proches considérèrent que l'agonisant n'avait pas alors tous ses esprits et détruisirent les dernières phrases qu'il dicta.
ÒCe livre détruit contenait peut-être la clef des labyrinthes d'Al Ma'arri.
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