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«Séisme» ou simple moment de la crise du politique ?

L'analyse du premier tour des élections présidentielles de 2002 en France a été dominée par le déferlement d'une terminologie empruntée à la géologie : séisme, tremblement de terre, cataclysme, etc
Pourtant , les éléments d'un comportement électoral ay

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Il y a sur tous les plans émiettement des voix comme trait saillant, renforcement significatif des extrêmes à gauche comme à droite et enfin une abstention très accusée mais qui s'inscrit dans la logique statistique constatée depuis les années quatre-vingt.
On a repproché aux sondages et surtout aux médias d'avoir dévoyé le cours des choses et surtout d'avoir focalisé l'attention sur un inévitable «Chirac/Jospin» au second tour. Or la crise existait déjà.
1. L'émiettement que traduit une course inédite à l'Elysée (16 candidats) est une suite logique. Une simple arithmétique permet de démontrer que le «phénomène Le Pen» n'aurait pu atteindre les résultats enregistrés si, sur le candidat de gauche (Jospin) comme de droite (Chirac), un certain consensus historique habituel s'était constitué avant le premier tour. Or, c'est autour de l'émiettement et surtout de la conviction classique entretenue sur le scrutin uninominal à deux tours qu'il faut s'interroger. Les résultats escomptés du premier tour sur deux candidats précis n'ont pas été enregistrés d'où la surprise faite par un «outsider» (Le Pen était-il un «outsider» réellement ? ).
Dorénavant c'est de la stratégie des partis constitués en pôles d'alliances qu'il s'agira de parler en France (notamment pour les élections législatives de juin). La recomposition des alliances est à l'œuvre dès l'annonce des résultats et la droite républicaine comme la gauche plurielle sont condamnées à la jouer pour éviter leur dépassement aux extrémités. Il faut donc un «centre», un noyau dur pour la «droite républicaine» comme pour «la gauche plurielle» pour éviter d'autres surprises amères en juin. Le P.S. est donc affaibli, le P.C. est menacé de dépérissement, la perspective est à une réévaluation des forces. Le RPR s'est à peine affirmé mais il ne peut se permettre d'évincer ni l'UDF ni les libéraux .
2. Les extrémités de l'échiquier (ouvrières et nationalistes) se sont renforcées grâce à l'émiettement constaté.
Mais la montée graduelle des trotskystes peut entrer dans l'analyse de la crise du P.C. et dans ce phénomène déroutant du passage des fiefs ouvriers de la gauche vers l'extrême droite comme l'on montré les lieux où Le Pen a enregistré son avancée sur les autres candidats et principalement sur le candidat du P.S. (Nord-Est et Sud-Est).
3. Mais au delà du constat du «séisme politique» du 21 avril 2002, n'était-il point possible de prévoir un tel «cataclysme» comme le font les géologues selon des indices fiables (bien qu'incontournables et irréversibles) et selon des signes avant-coureurs ? Le Pen a bien occupé la scène politique depuis des décennies, les sondages l'ont accrédité d'un score de 14 % à la veille du 21 avril et l'abstention, quoique l'on en dise, était prévisible compte tenu des moyennes électorales et non plus seulement des moyennes aux élections présidentielles. Le doute aurait pu être permis au moins à partir de l'émiettement prévisible des voix à gauche comme à droite.
Comment alors expliquer ce que l'on peut qualifier de crise du politique en France et concerne à la fois le «système» et ses élites ?
S'il fallait une problématique spécifique concernant les élites proprement «représentatives « c'est-à-dire soumises à la sanction des urnes, il faut envisager plus généralement la crise de confiance qui affecte les élites publiques en France: cible commune des médias et des juges, les hommes politiques et la haute administration, deux champs du pouvoir essentiellement perméables, dont sont contestées à la fois la moralité et la compétence.
A écouter les discours lors de la campagne et dans les programmes de TV., à caractère politique, on sort avec des représentations négatives sur les élites en question et ce depuis au moins deux décennies.
Distance de l'élite au peuple, trahison de l'élite par le peuple (thème favori de Le Pen) … un ancien refrain est à l'œuvre. Ce qui est plus nouveau, en revanche, c'est la remise en question du modèle du gouvernement rationnel sur lequel s'est construite la République française au tournant du XIXe siècle et après 1945.
Ce que l'on vient de voir ce dimanche 21 avril 2002 est l'apogée de la crise du modèle de 1945.
Pour saisir la portée de la crise de confiance qui affecte les élites publiques françaises, il faut, dans un premier temps, se reporter à l'après-guerre, au moment de la construction et de la modernisation de la France. Le choix qui est fait est celui de l'Etat kynésien et modernisateur, moteur et ordonnateur du développement social et économique, ce qui supposait un renouvellement des cadres de la haute fonction publique et un système de sélection ad hoc de ces nouvelles élites. La création de l'ENA, en 1945, répond à ce souci. Dans le prolongement de la tradition républicaine de recrutement méritocratique et de la promotion par le savoir et par l'école, est fondé un institut de formation des futurs hauts fonctionnaires, recrutés par concours, et auxquels devait être inculquée la notion de service de l'Etat : «Chacun y vit le signe d'un renouveau et la promesse d'une fonction publique dirigeante plus saine , plus démocratique, plus exemplaire aussi - si l'on en juge par le nombre important de fonctionnaires d'autorités qui collaborèrent avec l'ennemi» (V. Nicolas Tenzer «A quoi l'ENA doit-elle servir ?» in Esprit oct. 1997. p. 21).
Des voix libérales s'opposent alors à cette réorganisation de la fonction publique, au nom du déplacement du pouvoir hors du champ politique proprement dit - Assemblée et partis- vers l'administration et du risque de voir surgir une nouvelle forme de légitimation indexée sur les seules compétences techniques. C'est ce débat qui réapparaît aujourd'hui à travers les critiques que se sont adressés les principaux candidats qui se résument en un reproche à la haute administration française ou à la technocratie européenne, élites non représentatives, d'engendrer un «déficit démocratique». Le discours de l'extrême droite a été centré sur le hiatus entre cette élite publique (ceux du «haut») et le «petit peuple» (ceux d'»en bas») selon la hiérarchisation classique de l'extrémisme.
Politique et administratif

L'accent fut mis depuis longtemps sur tous les stéréotypes liés à cette dichotomie car parallèlement, les frontières entre le politique et l'administratif, sont devenues floues dès lors que l'ENA apparaît comme école de formation et un tremplin pour une carrière politique et que l'administration se politise.
Enfin, dans les années quatre-vingt, la force d'attraction du secteur privé a conduit à des «pantouflages» de la part de ceux qu'on avait formés et rémunérés en vue d'une intégration dans la haute fonction publique, mettant ainsi à mal le mythe de l'énarque ou du haut fonctionnaire serviteur de l'Etat.
«Corruption» par la politique, «corruption» par l'argent, (V. Yves Meny, La corruption de la République, Fayard 1992, auteur qui s'est prononcé ce mercredi 24 avril dans le journal «Le Monde» sur le premier tour des présidentielles), donc mais aussi remise en question des compétences, aussi bien en matière de gestion que de prospective. L'affaire du Crédit Lyonnais aura servi de révélateur parmi tant d'autres. Mais il ne suffit pas de faire servir à la haute administration le rôle de bouc-émissaire dans la crise actuelle de l'Etat en France. La crise du modèle de 1945 invite à approfondir la question du gouvernement rationnel, dont la montée du discours extrémiste est une expression des plus fortes puisqu'il a permis de charrier dans son torrent lors de cette réélection. Jospin en tant que leader de la rationalité républicaine incarnée par un parti socialiste qui s'est pourtant adapté aux exigences d'un libéralisme triomphant.
3. Cependant, l'autre aspect de la crise du politique qu'illustre le «séisme» du 21 avril est la composante «abstention» ou l'éternelle question de participation et le citoyen. On a voulu y voir tout «le mal français» qui aurait permis à Le Pen d'être le challenger de Chirac et d'évincer ainsi (contre toute
attente? ) Jospin.
L'énoncé de l'abstention est simple: que se passe-t-il en effet si le citoyen déserte les urnes ?
En France, les chiffres le disent, les formes traditionnelles de la participation politique - vote aux élections, mais aussi engagement dans un parti, syndicalisation - sont en crise. Il y a à cela plusieurs raisons: la crise de confiance à l'égard de l'Etat et des élites publiques (évoquée ci-haut) ; la pacification des passions politiques qui a remis en cause la légitimité et la possibilité de mobiliser collectivement les masses autour de grandes doctrines, voire de rassembler autour de grands «projets de société» ; le renforcement de l'individualisme ou le repli de l'individu vers la sphère de ses intérêts privés, au détriment d'une activité citoyenne seule à même de donner sens et légitimité au système.
Pourquoi la désertion civique ? Avec les chiffres enregistrés faut-il attester la mort du citoyen que reflète ce travail de la culpabilité et du deuil après le «séisme» («J'ai honte en rouge-sang sur des tee-shirt blanc immaculés). Pourtant ! Les années quatre vingt ont marqué en effet un tournant en termes de participation électorale , avec le taux d'abstention exceptionnellement élevés pour les consultations de 1988-89 ; 27 % aux élections municipales ,
51 % aux cantonales, 34 % aux législatives, 51 % aux européennes (Source: Nonna Mayeret Pascal Perrineau, les comportements électoraux, Armand Colin 1992).
Autre symptôme, le désintérêt pour les partis traditionnels, en termes comptables d'adhésion et de représentation de l'opinion.
Or les partis avaient assumé, depuis un siècle, une triple fonction. Fonction d'intégration des individus à la vie publique nationale : la fédération par le parti est apparue comme un facteur de socialisation politique et donc comme un remède à l'individualisme démocratique . Fonction d'éducation ou d'apprentissage politique : les enjeux économiques et sociaux étaient rendus accessibles au plus grand nombre grâce à un programme ; le militantisme se présentait comme une introduction pratique à la vie publique. Fonction de stabilisation de la vie politique : dans la «démocratie des partis» , les préférences partisanes se transmettaient entre les générations et sur le long terme, la répartition régionale des affiliations idéologiques restait stable (c'est ce que le «séisme» signifie à ce sujet le 21 avril dernier). Quant à la syndicalisation des salariés et professionnels, elle est spectaculaire surtout si on compare la situation française à celle des autres pays européens : en 1995, le taux de syndicalisation des salariés actifs en France avoisine 10 % là où il atteint 90 % en Suède , 80 % au Danemark et en Finlande , 51 % en Belgique,
44 % en Italie, 33 % au Royaume-Uni, 29 % en Allemagne, 25 % aux Pays Bas, Portugal et Grèce , 20 % en Espagne (Libération du 27 janvier 1999).
Une enquête de l'INSEE montrant que seulement 8 % entre 1995 et 1997 se sont abstenus (municipales, présidentielles et législatives), atteste cependant que l'abstentionnisme systématique demeure une pratique minoritaire. Mais la même enquête fait surgir un comportement récurrent, celui du «vote intermittent» qui concerne un électeur sur deux : sur la même période, et alors que 43 % des inscrits ont voté à toutes les élections , 27 % se sont abstenus pour une ou deux des trois consultations, (comme c'est le cas le 21 avril 2002), tandis que 22 % ont voté à toutes les élections, mais en omettant un tour de scrutin ( INSEE première N° 546 , septembre 1997).
Ainsi, l'apparition d'un nouvel électeur au comportement imprévisible, peut être interprétée négativement comme la manifestation d'un désengagement relatif envers la politique. Mais on peut tout aussi bien suggérer que dissidence et volatilité électorale sont le signe d'une plus grande autonomie de la part d'électeurs de plus en plus éclairés et informés.
Le deuxième tour des élections présidentielles se faisant sous le signe d'une mobilisation pour «barrer la route à Le Pen» semble exceptionnel.
Si l'abstentionnisme venait à se confirmer l'interprétation risque forcément d'aller dans le sens d'un vote sanction pour les deux candidats restant quelle que soit l'issue du résultat. Les sondages opérés à chaud par Ipsos entre 20 h et 21 h (une heure après les résultats du premier tour pronostiquent un score de 80 % pour Chirac et 20 % Le Pen. Il nous semble que la différence assez large ne tient pas compte des «nuances» des mots d'ordre des formations pour voter Chirac et «barrer la route à Le Pen». Le «No passaran» est peut être résolument désiré mais les calculs tactiques du 1er tour se heurtent à la stratégie électorale des législatives prochaines.
L'enjeu d'une élection présidentielle exceptionnelle est qu'elle pose de grands défis aux partis face à l'échéance des élections législatives de juin.
Le test vérificateur de la participation et d'un éventuel redressement doit nécessairement évoluer vers un modèle politique réformé par une recomposition condamnée à «minoriser» le Front national. Autrement, la France court le péril d'un profond recommencement douloureux.
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