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« Madame Bâ » de Erik Orsenna : «qu’est-ce qu’une femme»

Après avoir raconté la France débordant en Afrique dans L’Exposition coloniale, Erik Orsenna entreprend d’expliquer l’Afrique aux Français en se mettant dans la peau d’une femme : la fantastique Marguerite Bâ.

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Elle écrit au Président de la République française du fin fond du Mali pour solliciter un visa d’un mois. Marguerite Dyumasi, épouse Bâ, descendante des Soninkés, s’est battue toute sa vie contre la «maladie de la boussole» qui arrache les petits maliens à leur terre. Pour elle, ce voyage en France est une trahison. Mais que ne ferait-elle pas partir à la rescousse de son petit-fils de douze ans, kidnappé et entraîné vers le redouté Hexagone par des mafieux du football ? La dévouée grand’mère s’attaque à l’ogre administration et sa représentation imprimée : le formulaire de demande de visa. Ce papier absurde dont les quelques pauvres centimètres laissent bien trop peu de place pour expliquer l’Afrique, «pas aussi sommaire que vous le croyez». Quand on est née sur les bords du fleuve Sénégal comme Madame Bâ, on avoue une «incapacité sûrement ethnique à faire bref». Remplir le formulaire lui prend donc du temps. Le temps d’un roman.
Aux cases «nom» et «prénom», elle explique ses origines Soninkés, son ancêtre oiseau, ses ascendants forgerons, son père contremaître qui préparait l’entrée au Conservatoire National des Arts et Métiers, sa mère savante des choses du passé. Madame Bâ passe vite sur la case «sexe» et l’allusion à l’excision pour arriver à la case «lieu de naissance», où elle présente Kayes (Mali) et le toit de gare qui l’a vue venir au monde, un certain 10 août 1847. Sa mère avait réclamé un endroit frais et surélevé. A «Pays», elle ouvre le Petit Robert, «compagnon de détresse» de cette digne femme qui a arrêté ses études pour «rompre la solitude» avec un magnifique Peul et enfanter huit fois. Mais sur le tard, et pour son petit fils, elle s’est faite assistante au codéveloppement avant d’embrasser la carrière d’institutrice.
Madame Bâ est un phénomène. Ceux qui se trouvent sur son passage peuvent en témoigner, de Kayes aux routes de l’exil en passant par Maître Benoît, l’avocat ému : «une géante, si belle à son âge», «une princesse, hélas maltraitée par la vie», «une cliente de grande classe», «la plénitude, l’entièreté d’un être humain». Madame Bâ est une «interminable», en amenant le stylo vers son bête formulaire, elle raconte l’Afrique entière. Ses légendes marée sèche et corcodile, son fleuve et sa forêt, ses rêves inépuisables, la naissance du Mali après l’indépendance, l’arrivée de la contraception, la polygamie et la jalousie, l’intrusion dans les villages du magazine Marie-Claire, du catalogue de la Redoute, d’embryons de taureaux canadiens congelés et surtout, du démon football. Un continent comme un livre «immense et compliqué», avec un chapitre, pas des moindres, sur la corruption et le trafic de visas.
De ce passage, Erik Orsenna s’excuserait presque. Pourtant, il aurait pu en dire bien davantage, faire moins métaphorique et plus cinglant.
Il parle d’une réalité qu’il a observée, cet écrivain polymorphe qui travaille en Afrique et avec l’Afrique depuis un certain temps. Il a découvert les Soninkés à Montreuil où vivent près de 10 000 représentants de cette communauté. Et puis il s’est rendu maintes fois à Kayes, jusqu’à ce que les femmes commencent à parler, sûres de son respect.
Dans L’Exposition coloniale, (Seuil 1988, et prix Goncourt) il disait la France telle qu’elle débordait de ses frontières. Madame Bâ, c’est «l’Afrique racontée aux Français» magistralement, et la France vue d’Afrique, impitoyablement. Pour cela, Erik Orsenna s’est mis dans la peau d’une femme. Et pas n’importe laquelle : la formidable montagne d’énergie et d’esprit, Marguerite Bâ. Femme par excellence, mère-symbole, grand’mère telle qu’on la choisirait. Sans compter sa mission : «Si ce livre, Madame Bâ, connaît un large écho, j’aurais alors plus de poids pour militer pour le co-développement» confiait Erik Orsenna au magazine Lire en mai dernier. Reste une question, subsidiaire au formulaire : Madame Bâ, cette sainte femme, a t-elle, à ce jour, reçu réponse à sa lettre ?

« Madame Bâ » de Erik Orsenna,
490 p.
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