Menu
Search
Jeudi 25 Décembre 2025
S'abonner
close
Jeudi 25 Décembre 2025
Menu
Search

Don Quichotte, un événement littéraire qui date du 17e siècle : cervantes, fondateur du roman moderne

C’est dans cette ville de Valladolid, où se trouvait alors la cour royale, que Miguel de Cervantes obtint, le 26 septembre 1604, le privilège d’éditer son chef-d’œuvre : Don Quichotte. Un évènement littéraire considérable, qui a été

Don Quichotte, un événement littéraire qui date du 17e siècle : cervantes, fondateur du roman moderne
C’est à dessein que pour la ville natale de l’auteur, et celle où fut édité pour la première fois son chef-d’œuvre, nous avons indiqué entre parenthèses les appellations arabes dont dérivent leurs noms actuels. Selon Juan Goytisolo, en effet :
«Dans l’univers mental de Cervantes, il existe une veine d’inspiration sous-jacente, marquée par mille sinuosités et méandres, qui affleure tout au long de son œuvre : je veux parler des relations complexes et obsédantes de l’auteur avec le monde morisco-ottoman et sa fascination pour l’Islam». (1).

Plus généralement et compte tenu du contexte historique de l’Espagne de l’Inquisition de Philippe II, dans laquelle a vécu Cervantes, la complexité et l’importance de son Don Quichotte se révèlent dans le propos conclusif de ce biographe :
«Œuvre multiple, parabolique, et qui porte en elle les traditions des trois Espagne, la juive, la chrétienne et la musulmane, l’histoire du chevalier errant au sang impur et de son fidèle écuyer au sang statutaire compose la geste épico-burlesque de ces trois Espagnes imaginairement revivifiées». (2)

La vie mouvementée de Cervantes : «une synthèse espagnole»

Miguel de Cervantes est né le 29 septembre 1547 à Alcala de Henares. Il sera en grande partie un autodidacte, ce qui est peut-être positif, l’enseignement de l’époque étant étroitement surveillé par l’Inquisition.

En 1569, il voyage en Italie, un pays qui, comparé à l’Espagne du XVIe siècle, était une terre de liberté. Il y séjournera deux ans, durant lesquels il sera un certain temps camérier du cardinal Giulio Acquaviva, esprit ouvert et cultivé, sensiblement du même âge que lui.

Le 7 octobre 1571, Cervantes participe à la célèbre bataille navale de Lépante opposant les Turcs et la Ligue formée par la papauté, le royaume d’Espagne et la république de Venise. Cervantes qui y perd son bras gauche, participera néanmoins par la suite à l’expédition dite de Corfou, en 1572, et aux campagnes de Tunisie en 1573.

On trouve des détails sur l’expédition de Corfou et les batailles de Tunisie dans le Captif, sorte de «nouvelle historique» insérée dans la première partie du Quichotte. On retrouve ce procédé, consistant à mêler intimement les souvenirs personnels et la fiction, dans toute l’œuvre de Cervantes.
Après les déboires guerriers, Cervantes allait connaître les rigueurs de la captivité. Le 26 septembre 1575 en effet, la galère “Le Soleil” à bord de laquelle il se trouvait, est interceptée au large des Sainte-Marie, par les bateaux corsaires d’un Albanais nommé Mami l’Arnaute.
De cette date et jusqu’au 19 septembre 1580, soit durant cinq ans, Cervantes vivra en captivité à Alger.

Après les années d’Italie, qui avaient considérablement élargi l’horizon affectif et intellectuel de Cervantes, celles de la captivité algérienne allaient lui ouvrir de toutes nouvelles perspectives. La tolérance turque, si relative qu’elle fût, provoquait l’ébahissement chez les captifs espagnols venus du pays de l’Inquisition. Ils voyaient comment des convertis pouvaient atteindre les plus hauts sommets du pouvoir.

Les témoignages de captifs, de transfuges, d’espions et de renégats foisonnaient au XVIe siècle, mais, comme le note Juan Goytisolo : «Aucun autre grand écrivain, à part Cervantes, n’a vécu le problème de l’intérieur et n’a su le doter d’une dimension créatrice aussi générale qu’ambiguë. Son expérience de captif et sa connaissance profonde des musulmans lui permirent d’aborder le sujet dans une situation privilégiée, mêlant à la fois la vision littéraire et l’expérience vécue. Dans cette perspective, son œuvre est unique en Occident : comme pour Dante, elle serait inexplicable, et à tout point différente, sans l’apport fécondateur de l’Islam« (1).

Le 24 octobre 1580, racheté, Cervantes quitte Alger.
De 1588 à 1600, il vivra en Andalousie où il exerce la fonction de munitionnaire, une charge qui lui vaudra d’être excommunié en 1587, pour avoir réquisitionné du blé appartenant à l’Eglise.

Avec l’Italie, l’Algérie turque et la province de Tolède, l’Andalousie - Séville en particulier - joua un grand rôle dans la genèse de l’œuvre de Cervantes, à laquelle elle a fourni certains décors et personnages, une veine poétique et humoristique. Séville était alors la porte du Nouveau Monde, une cité opulente abritant une population hétéroclite. Les routes et leurs voyageurs de toutes sortes, les tripots et la foule qui les hante, voilà qui fait d’autant plus penser au roman picaresque que l’éclosion de ce genre coïncide avec la publication des œuvres majeures de Cervantes.
Dans la texture de Don Quichotte, Cervantes incorporera en effet le picaresque comme il y avait introduit la pastorale.

A partir de 1609 (date d’expulsion des morisques), Cervantes partage sa vie entre Madrid et Esquivias. En 1615, la deuxième partie du Quichotte est publiée mais son auteur a encore peu de jours à vivre, puisqu’il meurt à Madrid le 23 avril 1616.
Comment inscrire la biographie mouvementée de Cervantes dans ce “siècle d’or” espagnol, le XVIe, qui fut aussi celui de l’Inquisition ? Concernant ce siècle, un historien écrit :
«L’accent médiéval, l’accent national, l’accent populaire ne cesseront pas de s’y retrouver. Vivant, divers, le “siècle d’or» ne traduit pas seulement d’étroites élites, mais la sensibilité générale de la nation. Jamais les spéculations d’une élite n’étoufferont en Espagne la vitalité populaire en matière d’art”. (3)
Après avoir donné des exemples de cette vitalité populaire, l’auteur enchaîne : «…Viennent quelques génies - un Lope de Vega, un Cervantes, un Velasquez - et des synthèses seront possibles entre ces traditions profondes de la nation, et les grands élans mystiques et intellectuels.
La vie même de Cervantes est une synthèse espagnole».

Don Quichotte : le premier roman «moderne»

Si, pour Juan Goytisolo, le mudéjarisme est une composante essentielle dans l’œuvre de Cervantes, d’autres auteurs avancent tout simplement l’hypothèse d’une ascendance juive de Cervantes. Une hypothèse non encore confirmée par des trouvailles documentaires, comme cela l’a été pour Sainte Thérèse d’Avila par exemple, mais tout à fait plausible ; en feraient foi : les nombreuses attaques déguisées, dans le Quichotte, contre le Saint-Office; les assauts répétés à la notion de «sang statutaire», culminant dans cette «tirade» du Chevalier : «Le sang s’hérite mais la vertu s’acquiert, et la vertu vaut par elle seule ce que le sang ne peut valoir»; le prénom de Don Quichotte, Quijada, est celui-là même d’un personnage réel, Alonso Quijada, grand-oncle de l’épouse de Cervantes (d’ascendance judaïque) et qui aurait fourni le modèle du Quichotte; enfin, la qualification : «De la Manche», n’aurait pas été attribuée au hasard à Don Quichotte. Cette mancha (tache en espagnol) semble bien désigner la «souillure» du sang juif qui coulait réellement dans les veines d’Alonso Quijada.

Tous ces éléments expliqueraient l’attitude de Cervantes : jamais il ne s’érige en détenteur de la vérité; il se comporte, à l’inverse, en diffuseur de vérités multiples, permettant à l’autre - Turc, morisque - d’exposer un point de vue opposé à celui généralement admis par le public auquel il s’adresse.

Pour Kundera, cette relativisation de la vérité est la caractéristique majeure, et du roman, et des temps modernes. C’est pourquoi, il n’hésite pas à placer à côté de Descartes, Cervantes, comme l’un des fondateurs des temps modernes.

Pour Marthe Robert, le Don Quichotte est sans aucun doute le premier roman «moderne», si on entend par modernité le mouvement d’une littérature qui, perpétuellement en quête d’elle-même, s’interroge, se met en cause, fait de ses doutes et de sa foi à l’égard de son propre message le sujet même de ses récits.

Dans un essai dense, alerte et documenté (4), Marthe Robert, en des pages admirables, montre en quoi la «sortie» de Don Quichotte constitue en fait l’inauguration de la littérature moderne. Pour elle, la principale difficulté du roman tient à la réalité strictement littéraire de son sujet. Cervantes imite le roman fade d’Amadis alors qu’il veut s’en prendre à Homère, plus exactement, au genre épique, responsable selon lui d’une littérature grandiose, mais équivoque. En cela, le Don Quichotte est «un traité passionné et dramatique des relations de la littérature et du langage avec la vie».

En liant son sort à celui de l’épopée, l’entreprise donquichottesque rencontre dès l’abord d’énormes difficultés dues principalement aux conditions de son époque. L’ordre épique n’ayant plus aucune réalité dans la vie, Cervantes cherche «l’ordre vrai» qui est seul digne de l’inspirer. L’intrusion brusque de Cide Hamete Benengali, «historien arabe», comme auteur original du manuscrit du Quichotte, montre avec éclat que la transmission régulière de la geste épique est rompue. Le livre n’est plus garanti par les dieux ou les muses, il est désormais affaire de travail et de culture.

Le demi-réal déboursé pour l’acquisition du manuscrit n’est pas une dépense insignifiante car, avec cette petite pièce, l’argent fait intrusion dans le monde épique, où sa nature même devrait lui interdire d’entrer.

Le personnage de Cide Hamete et tous les auteurs-écrans à qui le Don Quichotte doit sa singulière existence, imposent à la Nouvelle Odyssée sa grandeur et ses misères, son comique et sa tristesse. A l’ordre fortement hiérarchisé qui faisait l’unité et de la société et de la littérature épique, succède un monde anarchique où aucune valeur n’est sûre, et où toutes les choses incertaines elles-mêmes doivent être acquises à grands frais, par le travail et l’argent.

Tout en semblant relevée d’un procédé purement conventionnel, la genèse problématique est en réalité un élément actif du roman, parce qu’elle prépare savamment le développement contradictoire des idées:
«Comprendre avec Cervantes le monde comme ambiguïté, c’est avoir à affronter, au lieu d’une seule vérité absolue, un tas de vérités relatives qui se contredisent, des vérités incorporées dans des ego imaginaires appelés personnages». (5)
Parmi ces personnages imaginaires, certains, privilégiés, traversent les siècles et acquièrent une sorte de réalité plus vraie et plus riche que celle des vivants. Don Quichotte et Sancho Pancha n’ont pas cessé de trottiner côte à côte, dans une contrée et une géographie allant s’élargissant au fil des ans jusqu’à englober aujourd’hui le monde entier : «la géographie du roman». (6)

NOTES : (1) Juan Goytisolo, Chroniques sarrasines, Fayard, 1985, le chapitre : «Vicissitudes du mudéjarisme : Juan Ruiz, Cervantes, Galdos».
(2) Pierre Guennoun, Cervantes par lui-même, Seuil, 1971.
(3) Pierre Vilar, Histoire de l’Espagne, P.U.F., 1947 (première édition).
(4) Marthe Robert, «L’Ancien et le Nouveau: De Don Quichotte à Kafka», Payot, 1967.
(5) Milan Kundera, l’Art du Roman, Gallimard, 1986, la première partie intitulée: «L’héritage décrié de Cervantes».
(6) C’est le titre du dernier essai, récemment publié, du grand romancier mexicain Carlos Fuentes.
Lisez nos e-Papers