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Drame : «Les Yeux secs» de Narjiss Nejjar :les yeux qui crient

Plusieurs fois primé au 7e festival national du film de Oujda, Les Yeux secs de Narjiss Nejjar prolonge, au Maroc, un succès commencé en France. Cette fiction tournée dans les montagnes berbères avait déjà été ovationnée le mois dernier au Festival de Can

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«C’est un film fait par une femme sur des femmes, c’est ça qui m’a plu», chuchotait une spectatrice cannoise. De fait, le public féminin était largement majoritaire à la conférence qui a suivi les deux projections des « Yeux secs » de la marocaine Narjiss Nejjar. Au bout de trois quarts d’heure de réactions-discussions, elles étaient encore quelques-unes à entourer la réalisatrice pour demander des autographes et poursuivre, volubiles, sur ce qui les avait touchées. La prostitution féminine dans les villages berbères, c’est le sujet, grave et délicat, qu’a choisi Narjiss Nejjar pour son premier long métrage.
Celui-ci commence dans la prison où Mina (Raouia) dépérit depuis plus de trente ans. Quand les portes s’ouvrent, elle n’ose pas sortir, de peur de rencontrer «les fous qui vivent dehors». Mais Fahd (Khalid Benchegra), ancien geôlier devenu chauffeur de bus, la prend sous sa protection. Elle aurait l’âge d’être sa mère. Quittant Casablanca à bord de son bus rouge, il la ramène chez elle, dans les montagnes berbères. Ce seul personnage masculin du film découvre alors un village de femmes qui vivent du commerce de leur corps. Elles sont toutes jeunes, les plus âgées ont été repoussées dans les montagnes «parce que les hommes ne voulaient plus d’elles». En souvenir de chaque nuit où une vierge s’est offerte, une forêt de foulards rouge marque l’entrée de ce territoire particulier. La ténébreuse Hala a pris la tête de cette petite société. Gardienne des règles séculaires, elle voudrait aussi briser le cycle infernal qui condamne des générations de femmes à s’abandonner depuis l’enfance, pour finir cachées dans des greniers où leurs filles, qui ont pris leur place, viendront les nourrir.
Fahd est l’étranger, l’homme, l’artiste : il récite des poèmes, dessine et tente, un soir, de faire rire tout le village en imitant Charlie Chaplin dansant sur un toit en contre jour (une plus belle scène du film). Mais devant tant de douleurs et d’humiliations étouffées dans une dignité fière, il chavire. Hala l’éconduit : «Mes yeux sont secs, mon cœur est sec. Retourne à tes dessins, retourne à la ville. Là-bas, peut-être que tes rêves sont encore possibles. Ici, tout est sec». S’appuyant sur des scènes d’une poésie troublante, Les « Yeux secs » prend la dimension d’une dramatique légende : quelque part dans la magnificence des roches berbères, des femmes vivent cachées, depuis la nuit des temps.
«C’est le premier film qui m’a fait pleurer» a avoué, manifestement encore ému, un des rares hommes venu rencontrer l’équipe des «Yeux secs» au Festival de Cannes. «Votre film comporte un beau message de liberté pour la femme. C’est un témoignage émouvant et magnifique qui rend hommage à votre pays» a résumé une spectatrice. Les discussions se sont ouvertes sur des critiques élogieuses. «Cela m’a rappelé certains aspects d’un Maroc que j’ai connu» a confié une dame, vite contredite par une autre : «J’ai vécu au Maroc, mais je retrouve pas ce que j’en connais. A Rabat, Casa, Meknès, les femmes ont évolué, certaines sont médecins, avocats. Dans votre film, elles vivent encore comme au Moyen-Age. D’avoir fait une fiction ne donne t-il pas une fausse idée du Maroc ? Que vont penser les gens qui n’y sont jamais allés?» a-t-elle questionné.
«Si j’avais fait un documentaire, vous vous seriez demandé si ce que je montrais était bien le vrai Maroc, a rétorqué Narjiss Nejjar. Je n’ai pas parlé du Maroc mais d’un Maroc. Le Maroc c’est aussi ça, a-t-elle continué avec fermeté. Dans mon pays, j’ai les yeux qui crient : ces villages existent, ces femmes existent, je les ai rencontrées. Le problème social de la prostitution, je l’ai vu. A la campagne, il est très différent de ce qu’on peut voir en milieu urbain. Il fallait faire quelque chose, réagir. Au début, je voulais faire un documentaire. Mais j’imaginais ces femmes montrant leur souffrance pour un film. Dans quel but ? J’ai préféré la fiction».
Pas toujours facile de faire la part des choses : quelques spectateurs ont été perturbés par la dimension esthétisante du film. «Mais que voit-on en premier quand on arrive au Maroc ? s’est défendue la réalisatrice, la beauté. Alors je montre la beauté des paysages, puis l’horreur qu’ils cachent. Car il faut la voir aussi. C’est peut-être comme ça qu’il faut appréhender un pays».
Dans le sien, Narjiss Nejjar a décelé une autre faille : la scission linguistique. «Quand je suis allée voir ces femmes, c’était très dur. Je ne parlais pas berbère, elles ne parlaient pas arabe. On était toutes marocaines mais on ne pouvait pas communiquer. Je voulais traduire cela dans le film. Il y a une scène où Fahd dit à la petite fille qu’il trouve que sa langue est comme une musique. C’est joli mais c’est terrible : cela veut dire qu’il ne l’entend même pas comme une langue. Les Yeux secs est le premier film tourné en partie en berbère. J’avais envie de dire : on ne peut pas nier les autres parce qu’on ne les voit pas».

Une sonnette d’alarme

Un film comme un combat. «En même temps, je porte un regard très sévère sur ces femmes, fait remarquer Narjiss Nejjar. J’en montre certaines qui résistent au changement, qui ne sont pas prêtes à faire ce qu’il faut, qui ne veulent pas. Je voulais montrer qu’il faut parfois se faire violence pour aller vers autre chose. Je ne sais pas si mon film va changer quoi que ce soit pour ces femmes. Je pouvais seulement faire quelque chose pour qu’on ne les oublie pas.» Objectif atteint, à en croire l’empreinte laissée sur les spectateurs.
Ce qui ne les a pas empêchés d’émettre des réserves, notamment sur la fin du film, tout le monde s’accordant à la trouver «curieuse», «décousue» voire «superflue». «Je ne comprends pas tous ces rajouts successifs ni cette scène bizarre dans la neige» a expliqué quelqu’un, pendant qu’un autre osait : «Votre film aurait été encore plus fort si vous l’aviez amputé de vingt minutes». Narjiss Nejjar s’en est expliqué : «Vous êtes plusieurs à me faire cette remarque, ce qui prouve que quelque chose ne fonctionne pas, a-t-elle reconnu. Mais il me fallait une fin pour chaque personnage. Celle de Fahd, réelle ou imaginaire, devait être éclatée par rapport à la narration. C’est un personnage qui a accompli une mutation. D’une certaine façon, on l’accompagne dans son rêve, d’où la rupture de ton. Ensuite, dans la religion musulmane, il y a tout un idéal de purification. Cette scène dans la neige en est une illustration. Cela peut échapper aux esprits occidentaux».
Même les avertis ont trouvé la symbolique un peu lourde mais Les Yeux secs partait quand même parmi les favoris de la Quinzaine des réalisateurs, catégorie parallèle dans laquelle il était sélectionné. «Ce film tombe à point nommé, a estimé une intervenante. Il se passe des choses terribles, et la rupture entre Occident et Monde arabe s’aggrave. En France, nous avons la chance d’avoir tissé des liens forts avec le Maghreb. Mais dans cette relation, le statut de la femme nous sépare. Ce film ouvre des possibilités très riches de dialogues». De ce côté, preuve est faite. «Comment votre film va-t-il être reçu au Maroc ?» a demandé quelqu’un à Narjiss Nejjar. «On peut parler de beaucoup de choses maintenant mais je pense qu’il va faire quand même faire un petit effet », avait anticipé la réalisatrice. en guise de premiers résultats : plusieurs récompenses lors du dernier festival national à Oujda.

«Les yeux secs», film marocain de Narjiss Nejjar, avec Siham Assi, Khalid Benchegra, Rafiqua Belhaj, Raouia.
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