Menu
Search
Mardi 30 Décembre 2025
S'abonner
close
Mardi 30 Décembre 2025
Menu
Search

Entretien avec Abdelkrim Bahloul, réalisateur du film Le Soleil assassiné : «Jean Sénac était un phare pour la jeunesse algérienne»

Mystérieusement assassiné en 1973 à Alger après une longue descente aux enfers, Jean Sénac signait ses poèmes d’un soleil. Dans Le Soleil assassiné, Abdelkrim Bahloul en fait un lumineux symbole de liberté pour des étudiants inquiets dans une Algéri

No Image
Le Soleil assassiné relate les derniers mois de la vie de Jean Sénac. Pouvez-vous rappeler ce que représente ce poète en Algérie ?

Jean Sénac était un Algérien d’origine européenne. En 1962, il est resté en Algérie au lieu de partir comme bon nombre de français. Bien avant la guerre d’Algérie, il avait pris fait et cause pour l’indépendance, avait milité dans les rangs du FLN et avait aidé à faire publier le journal clandestin El moudjahidin en 54. Il était considéré comme le plus grand poète algérien avec Kateb Yacine. Il était aussi producteur et réalisateur de «Poésie sur tous les fronts», la plus écoutées des émissions de radio (1963-1972). A l’époque, la télévision, c’était quelque chose, mais les gens éteignaient leur poste pour écouter Jean Sénac. Il était un phare culturel pour la jeunesse algérienne, leur fierté.

Dans «Poésie sur tous les fronts», Jean Sénac (Charles Berling) lit des textes de René Char, sa figure tutélaire, et des poèmes des auditeurs. Quel était le principe de cette émission ?

Elle portait sur la littérature, le théâtre, mais principalement sur la poésie. Sénac partait du principe qu’elle initiait les gens à la forme d’art la plus absolue. Il allait chercher des bouts de l’envergure du savoir. Proposer des poèmes à la jeunesse algérienne qui, pour la plupart, était non instruite, constituait un événement extraordinaire. Jean Sénac donnait le goût d’exister en offrant quelque chose de beau et d’immédiat. Une sorte d’université populaire. C’est aussi la seule personne à avoir osé publier de la poésie algérienne à l’époque où tout devait passer par la censure. Il a ouvert des portes à des artistes comme Rachid Boudjedra par exemple. Faire paraître des poèmes d’amour et de fureur était déjà un acte de révolte et d’insoumission, une espèce de crime contre le pouvoir.
D’autant que Sénac publiait des textes en français à l’heure d’une arabisation brutale.

Oui, mais à l’époque, il n’y avait que le français. Les professeurs d’arabe n’étaient pas encore arrivés du Moyen Orient. Ce n’est pas la jeunesse dorée qui est présentée dans le film : tous les étudiants parlaient français, même entre eux, et n’avaient que quelques rudiments d’arabe. Ils travaillaient comme en France et connaissaient les mêmes mouvements, dont mai 68. Le pouvoir installé a réagi en leur imposant une culture arabo-musulmane. Une arabisation normale aurait pris des années : celle-ci a été décrétée très brutalement, non par nécessité mais par démagogie.

Jean Sénac a été un proche de Ben Bella et un opposant à Boumediene. Comment a évolué son engagement ?

Quand l’Algérie est devenue indépendante, elle a eu besoin de tout le monde pour construire la nation. Jean Sénac, poète de la révolution amoureuse et de la révolution tout court, a été mis au service de la révolution algérienne. Mais trois ans après le coup d’état, l’Algérie est entrée dans un phénomène de dictature. Jean Sénac s’est retiré de la politique. Mais il a continué à pousser les Algériens à exprimer leurs choix. Il voulait ouvrir un espace de liberté d’expression au moment où il fallait se taire.

Jean Sénac a été assassiné dans la nuit du 30 août 1973 à Alger. Que sait-on de sa mort ?

Elle reste très mystérieuse. Après le livre d’un journaliste du Monde, Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, il n’y a pas eu, à ma connaissance, d’enquête approfondie sur cette disparition. Mais il y a tellement de morts en Algérie qu’il faut être, je crois, cinéaste pour parler de celle de Jean Sénac. Pour moi, elle explique et précède toutes les autres et donne une lumière terrible à tout ça. Jean Sénac est une métaphore de la démocratie et de la liberté, qui sont toujours à conquérir en Algérie. Ce film est ma réponse aux milliers de morts algériens. On peut assassiner quelqu’un, mais l’idée de liberté reviendra dans chaque jeune, chaque citoyen qui n’est pas complètement opprimé.

Vous raconter cette histoire à travers le regard de deux jeunes artistes qui admirent Jean Sénac. Vous donnez une vision solaire du poète et occultez ses ombres.
Jean Sénac était une personne lumineuse qui écrivait magnifiquement bien. En même temps, il était assez sombre à cause de l’enfermement de son pays et de cette impression de révolution trahie. J’ai fait un film sur deux jeunes qui se croient libres, du fait de leur âge, et vont être désillusionnés. L’assassinat de Sénac marque leur passage à l’âge adulte. C’est surtout un symbole.

Est-ce que l’un de ces jeunes c’est vous ?

Non. Je n’ai pas connu Sénac. J’étais un auditeur de son émission mais je suis parti faire mes études en France. J’ai appris son assassinat là-bas. Il y a des situations autobiographiques dans le film, mais j’ai mixé des choses que j’avais vécues avec des morceaux de vie d’autres jeunes. Tout ce que je raconte est vrai.

Ce film a failli être un documentaire. Pourquoi cela n’a -t-il pu se faire ?

En 1994-1995, j’ai lu des textes de Sénac assez agressifs. Il écrivait quelque chose comme : «J’entrevois de longs cortèges blafards avec des cercueils verts et blancs». Cela s’appliquait exactement à ce se passait en Algérie. Je me suis dit que son assassinat était comme une malédiction s’abattant sur ce pays. Ce qui explose en Algérie maintenant - paupérisation, mal-gouvernante, démagogie - était déjà présent à l’indépendance. Nous étions morts vingt ans plus tôt. J’ai proposé un documentaire à Arte, qui n’en a pas voulu. Il fallait en faire une fiction.

Comment cela s’est-il passé entre Charles Berling, grand comédien français, et les deux jeunes acteurs, Ouassini Embarek (Bye-Bye, Le café de la plage) et Mehdi Dehbi ?

Un peu comme dans le film. Deux jeunes comédiens regardant évoluer une star. Charles Berling a une perception sensorielle et intelligente de son rôle. Il a déclenché une émulation : l’admiration mêlée de l’envie de faire aussi bien que lui. Je crois qu’il a craqué pour le personnage de Sénac et a créé un personnage nouveau. Maintenant, les gens ne pourront imaginer Sénac sans voir Charles Berling.

Les jeunes spectateurs marocains ont semblé être touchés par Le Soleil assassiné.

Ce film est un appel à la démocratie. Je crois que les jeunes Marocains se sont identifiés aux jeunes héros du film. Ils ont apprécié le courage de ces jeunes et du poète pour défendre la liberté d’expression, et la liberté tout court.

Le Soleil assassiné, film algérien, français et belge de Abdelkrim Bahloul avec Charles Berling, Ouassini Embarek, Mehdi Dehbi, Abbes Zahmani, Clotilde de Bayser, Alexis Loret.
Lisez nos e-Papers