Cinquante ans, c'est un peu tôt pour prendre sa retraite. Mais Berkane est usé. Il a passé vingt ans en région parisienne à travailler à la Sécurité sociale. Et puis surtout, sa femme, Marise, comédienne, vient de le quitter. Il s'est retrouvé avec “ un désert de pierre en lui ”, seul et sans avenir. Et puis est venue cette décision “ irrévocable ” : rentrer chez lui en Algérie où il a laissé deux frères. S'installer dans l'étage de cette maison un peu délabrée dont il a hérité et qui fait face à la mer, non loin d'Alger.
Et se livrer tout entier à un nouveau projet : écrire. “ Tout mon temps, avec la mer à mes pieds ! Et le silence ! ”. Il y installe une chaise, un lit, un réchaud et une table, juste de quoi vivre. Et se coule dans la langueur de son premier jour de retour en s'enivrant des souvenirs de son enfance à la Casbah. “ Tout bruissant des éclats de voix de ma mère disparue, mais vivante en moi, mais épanouie dans mon cœur, je m'assoupis dans un début de bien-être : vrai, je vis, je revis chez nous ! ”. Puis s'insinue un trouble, une interrogation : “Ni sur ma vie ainsi choisie, ni sur le passé –surtout celui qui nous a noués puis dénoués, mais, plus gris derrière, le flux de ces longues années écoulées en France sans but…S'agite en moi le pourquoi de cet exil si long et clôturé si tard ”, écrit-il à Marise.
Dans sa solitude, Berkane navigue entre deux langues : le français écrit qu'il adresse à sa femme, le dialecte dans lequel il discute avec un jeune pêcheur sur la plage.
“ Quand il a été parti, je me suis mis à t'écrire, avec ardeur, comme si cette conversation au pays me faisait perdre quoi donc, une musique ? Je ne sais : je ne parle avec lui que mon dialecte, depuis mon arrivée, avec l'excitation d'avoir retrouvé une sorte de danse verbale de tant de mots perdus, d'images ressuscitées, un ton… ” Des questionnements linguistiques sur lesquels semblent s'ancrer sa recherche identitaire.
Il évoque ses “ plongées sonores ” et les “ mots de l'intimité ”. “ Pourquoi s'entrecroisent en moi, chaque nuit, et le désir de toi et le plaisir de retrouver mes sons d'autrefois, mon dialecte sain et sauf et qui lentement se déplie, se revivifie au risque d'effacer ta présence nocturne, de me faire accepter ton absence ? Serait-ce que mon amour risque de se dissiper, toi, devenue si lointaine ? ” Puisque le français est lié à elle, il s'estompe avec son image, pour laisser place à la langue maternelle. Pas l'arabe de l'enfance mais plutôt une langue mûrie, devenue adulte, qui lui fait découvrir une nouvelle sensualité avec une nouvelle femme, Nadjia. Le nœud que formait en lui ses deux langues commence à se détendre. Dans quelle langue écrire dorénavant ? Ce qu'il ressent en arabe peut-il s'écrire en français? “ Le français va-t-il geler ma voix ? ” se demande-t-il presque angoissé.
La Disparition de la langue française est l'histoire d'une renaissance : un homme “ encore valable ” s'est senti s'éteindre avant de renaître dans la douceur de son pays natal, de son enfance et de sa langue maternelle. C'est aussi l'histoire de deux disparitions : celle de la langue française en Algérie et celle de Berkane parti un jour sur les routes de Kabylie revoir les lieux de sa détention en 1962. On a retrouvé sa voiture dans un fossé sur une route écartée. Il s'est effacé à l'heure où il retrouvait sa mémoire. Alors Marise, Driss (frère de Berkane) et Nadjia, prennent le relais pour mener à terme l'histoire qu'il avait commencée.
Entre bilinguisme et polyphonie, c'est à l'identité profonde que Assia Djebar s'intéresse, pas celle des nations, mais celle des êtres constitués de plusieurs langues, plusieurs sons et plusieurs images. Sans tirer vraiment de sonnettes d'alar-mes, elle ausculte le vide laissé par la disparition d'une langue dans un pays comme dans un autre. A méditer.
La Disparition de la langue
française de Assia Djebar,
Edittion Albin Michel, 294 p.
Et se livrer tout entier à un nouveau projet : écrire. “ Tout mon temps, avec la mer à mes pieds ! Et le silence ! ”. Il y installe une chaise, un lit, un réchaud et une table, juste de quoi vivre. Et se coule dans la langueur de son premier jour de retour en s'enivrant des souvenirs de son enfance à la Casbah. “ Tout bruissant des éclats de voix de ma mère disparue, mais vivante en moi, mais épanouie dans mon cœur, je m'assoupis dans un début de bien-être : vrai, je vis, je revis chez nous ! ”. Puis s'insinue un trouble, une interrogation : “Ni sur ma vie ainsi choisie, ni sur le passé –surtout celui qui nous a noués puis dénoués, mais, plus gris derrière, le flux de ces longues années écoulées en France sans but…S'agite en moi le pourquoi de cet exil si long et clôturé si tard ”, écrit-il à Marise.
Dans sa solitude, Berkane navigue entre deux langues : le français écrit qu'il adresse à sa femme, le dialecte dans lequel il discute avec un jeune pêcheur sur la plage.
“ Quand il a été parti, je me suis mis à t'écrire, avec ardeur, comme si cette conversation au pays me faisait perdre quoi donc, une musique ? Je ne sais : je ne parle avec lui que mon dialecte, depuis mon arrivée, avec l'excitation d'avoir retrouvé une sorte de danse verbale de tant de mots perdus, d'images ressuscitées, un ton… ” Des questionnements linguistiques sur lesquels semblent s'ancrer sa recherche identitaire.
Il évoque ses “ plongées sonores ” et les “ mots de l'intimité ”. “ Pourquoi s'entrecroisent en moi, chaque nuit, et le désir de toi et le plaisir de retrouver mes sons d'autrefois, mon dialecte sain et sauf et qui lentement se déplie, se revivifie au risque d'effacer ta présence nocturne, de me faire accepter ton absence ? Serait-ce que mon amour risque de se dissiper, toi, devenue si lointaine ? ” Puisque le français est lié à elle, il s'estompe avec son image, pour laisser place à la langue maternelle. Pas l'arabe de l'enfance mais plutôt une langue mûrie, devenue adulte, qui lui fait découvrir une nouvelle sensualité avec une nouvelle femme, Nadjia. Le nœud que formait en lui ses deux langues commence à se détendre. Dans quelle langue écrire dorénavant ? Ce qu'il ressent en arabe peut-il s'écrire en français? “ Le français va-t-il geler ma voix ? ” se demande-t-il presque angoissé.
La Disparition de la langue française est l'histoire d'une renaissance : un homme “ encore valable ” s'est senti s'éteindre avant de renaître dans la douceur de son pays natal, de son enfance et de sa langue maternelle. C'est aussi l'histoire de deux disparitions : celle de la langue française en Algérie et celle de Berkane parti un jour sur les routes de Kabylie revoir les lieux de sa détention en 1962. On a retrouvé sa voiture dans un fossé sur une route écartée. Il s'est effacé à l'heure où il retrouvait sa mémoire. Alors Marise, Driss (frère de Berkane) et Nadjia, prennent le relais pour mener à terme l'histoire qu'il avait commencée.
Entre bilinguisme et polyphonie, c'est à l'identité profonde que Assia Djebar s'intéresse, pas celle des nations, mais celle des êtres constitués de plusieurs langues, plusieurs sons et plusieurs images. Sans tirer vraiment de sonnettes d'alar-mes, elle ausculte le vide laissé par la disparition d'une langue dans un pays comme dans un autre. A méditer.
La Disparition de la langue
française de Assia Djebar,
Edittion Albin Michel, 294 p.
