C’est la faute à la science, nous dit Francis Fukuyama et plus exactement à la révolution biotechnique qui marquera le nouveau siècle et dont nous ne voyons pour le moment que les prémisses : « En repensant aux multiples critiques que mon article –et le livre qui suivit-(il s’agit de La Fin de l’histoire) – avait déclenché, il m’apparut que le seul argument irréfutable était le suivant : il ne pouvait y avoir de «fin de l’histoire» sauf à ce qu’il y eût une «fin de la science». Comme j’avais décrit le mécanisme d’une histoire universelle progressiste dans mon livre suivant, La Fin de l’histoire et le dernier homme, l’évolution des sciences naturelles modernes (avec les techniques qu’elle engendre) m’apparut comme un de ses principaux moteurs. Une bonne partie de la technologie de la fin du XXe siècle,comme la «révolution de l’information», contribue certes à la diffusion de la démocratie libérale, mais nous n’approchons nullement de la fin de la science et il semblerait même que nous soyons au cœur d’une période d’avancée monumentale dans les sciences de la vie ».
En quoi consiste cette avancée monumentale dont l’aboutissement probable selon Fukuyama, serait la fin de l’homme ? Et d’abord, en quoi consiste le concept de « fin de l’histoire » .
C’est Hegel le philosophe allemand, et après lui Marx qui sont à l’origine de cette théorie déterministe de l’histoire. Mais si pour Hegel c’est l’évolution des idées dans les domaines variés de l’activité humaine, telles les sciences, l’économie, la philosophie ou la politique, qui constitue le moteur essentiel de l’évolution historique, pour Marx, l’histoire de l’humanité a été plutôt l’histoire de la lutte des classes. Tous deux cependant s’accordent sur l’inéluctabilité de la fin de l’histoire lorsque les moteurs qui déterminent son mouvement ne fonctionnent plus. Pour Hegel c’est l’accomplissement de ce qu’il appelle l’Idée absolue, alors que pour Marx, c’est la réalisation de la société communiste et l’abolition des classes. Inspiré de cette théorie, Fukuyama s’était demandé, dans son livre précité, si la diffusion du libéralisme et de la démocratie à laquelle nous assistons à travers le monde, ne serait pas le véritable mot de la fin de l’histoire.
Et puis, il y a eu cette histoire de révolution biotechnique qui vient tout remettre en question et dont les conséquences, difficilement mesurables actuellement, prendraient l’allure d’un bouleversement en profondeur à la fois politique, moral, philosophique et sociale. Ce sont toutes nos conceptions de l’homme qui seraient appelées à être repensées et remis à jour. Serait-ce, comme l’annonce le titre, la fin de l’homme et l’avènement du surhomme nietzschéen. Serions-nous aux portes d’une nouvelle ère, où comme l’écrivait Nietzsche dans « Ainsi parlait Zarathoustra » où « la politique va prendre une nouvelle signification » ? C’est ce que laisse penser l’évolution de ces dernières années des sciences de la vie et spécialement dans le domaine de la biotechnologie, et de l’ingénierie génétique, quoique encore à son stade de balbutiement pour le moment, qui, nous dit l’auteur, rappelle la prescience politique d’un Aldous Huxley dans « Les Meilleurs du monde » écrit en 1932. Dans ce livre en effet, Huxley imagine une société terrifiante où, grâce au progrès de la biotechnique, et aux psychotropes, les gens ignorent ce qu’est la tristesse, l’angoisse, la peur, la douleur ou la colère. Tout se soigne au moyen de pilules qui procurent le bonheur, stimulent les sensations, modifient le comportement. « Plusieurs des techniques imaginées par Huxley, comme la fécondation in vitro, la maternité de substitution, les drogues psychotropes et les manipulations génétiques pour la programmation des enfants sont réalisées ou en voie de l’être. Mais cette révolution ne fait que commencer : l’avalanche quotidienne d’annonces relatant les progrès en technologie biomédicale, et des réalisations comme l’achèvement du Human Genome Projet en 2000, préfigurent la venue de bouleversements autrement important. »
C’est d’abord dans le domaine politique où ces bouleversements seraient immédiats. Les débats provoqués par le clonage humain à travers le monde, dans les journaux comme dans les parlements et chez les religieux de tous bords, présagent des bouleversements dans les alliances et les positionnements à l’avenir. Aux Etats-Unis par exemple, nous dit Fukuyama, la question a eu pour conséquence de mettre à mal l’alliance historique entre la droite conservatrice très à cheval sur les principes religieux, qui se prononce contre tout ce qui touche à la biotechnologie, et les ultra-libéraux qui eux sont contre tout entrave à la recherche scientifique conçue comme activité économique source de profit. La gauche elle-même est partagée, entre les écologistes, défenseurs de la nature, et socio-démocrates, soucieux des questions sociales qui pourraient voir dans le progrès de la biomédecine une chance, sous certaines conditions, d’améliorer la qualité de vie des couches sociales modestes.
De l’homme au surhomme
Nous n’en sommes qu’aux premiers jours de la révolution biotechnique, avertit Fukuyama, et il n’est pas sûr que les recherches en cours aboutissent d’ici deux ou trois générations, à des résultats qui seraient de nature à bouleverser la politique ou la société, mais l’arrivée sur le marché de certains psychotropes, tels le Prozac et la Ritaline , pilules vedette chez le consommateur américain en raison de leurs effets sur la capacité de concentration et sur le comportement, donnent un avant-goût de ce que seraient les idées à l’origine de notre conception de l’individu et de ses rapports à la pathologie, à l’effort, à la souffrance et au plaisir.
Et si demain on trouverait le moyen d’agir sur les gènes facteurs de l’intelligence humaine ou de sa propension à la violence ou encore de ses facultés créatrices et qu’on puisse augmenter ses qualités et atténuer ses défauts ? Si demain, on serait en mesure de faire reculer l’espérance de vie grâce au progrès des recherches sur les cellules-souches qui permettraient de régénérer les cellules humaines, technique qui à l’occasion permettrait virtuellement d’avoir en stock « des pièces de rechange » sous forme de cœur, de foie ou de poumons ? On imagine ce que seront nos sociétés dans cette perspective. Aux problèmes démographiques dus à l’augmentation du nombre de vieux en bonne santé qui non seulement refuseraient de mourir, mais également de céder la place à leurs enfants voire à leurs petits-enfants. D’où la lenteur de la succession des générations et partant le renouvellement des idées et des comportements dans la société.
Ce n’est pas tout .Que serait une société où la possibilité d’avoir des enfants de synthèse, dotés d’une intelligence, d’une sensibilité et d’une santé supérieures, serait à la portée d’une petite minorité de privilégiés dotés de moyens financiers importants, à l’exclusion de la grande majorité ? Ne serait-elle pas traversée par une nouvelle ligne de fracture qui séparerait une sorte de classe supérieure composée de surhommes et une classe dominée à laquelle on contesterait même son statut d’humain ? D’ors et déjà, avec les progrès de la biotechnique, constate Fukuyama, des voix se sont élevées pour remettre au goût du jour les vieilles théories eugénistes dont on sait l’usage monstrueux qu’en a fait le régime nazi pour justifier ses conceptions racistes de l’humanité.
On le voit la politique n’est jamais loin quand il s’agit de la science.
Pour l’auteur, il n’est pas de progrès scientifique qui soit en faveur de l’homme, qui ne prendrait en considération le devoir de respect de la dignité humaine et les finalités de l’espèce humaine. Il faut rompre avec la philosophie utilitaire qui conçoit l’humanité en termes de besoins et d’intérêt au détriment des droits : « Les droits constituent la base de notre ordre politique libéral et la clef de la pensée contemporaine sur les questions de morale et d’éthique. Et toute discussion sérieuse sur les droits de l’homme doit se fonder, en dernier ressort, sur une conception de finalités ou des objectifs de l’homme, laquelle doit à son tour avoir toujours pour base un concept de la nature humaine ». L’homme a-t-il une nature qui lui soit propre? Beaucoup de philosophes, depuis Kant et Hume en doutent. Fukuyama le sait, c’est pourquoi il réserve plusieurs chapitres au débat sur la question, en faisant appel à Aristote mais aussi à la biologie qui d’après lui a fait d’importantes découvertes sur le sujet. « Selon moi, l’interprétation commune courante de l’illusion naturaliste est elle-même fallacieuse et la philosophie a désespérément besoin de revenir à la tradition pré- kantienne qui fonde le droit et la moralité sur la nature ».
Vaste débat. Et il semble qu’il ne fait que commencer.
La Fin de l’homme
Ed. La Table ronde - 370 p.
En quoi consiste cette avancée monumentale dont l’aboutissement probable selon Fukuyama, serait la fin de l’homme ? Et d’abord, en quoi consiste le concept de « fin de l’histoire » .
C’est Hegel le philosophe allemand, et après lui Marx qui sont à l’origine de cette théorie déterministe de l’histoire. Mais si pour Hegel c’est l’évolution des idées dans les domaines variés de l’activité humaine, telles les sciences, l’économie, la philosophie ou la politique, qui constitue le moteur essentiel de l’évolution historique, pour Marx, l’histoire de l’humanité a été plutôt l’histoire de la lutte des classes. Tous deux cependant s’accordent sur l’inéluctabilité de la fin de l’histoire lorsque les moteurs qui déterminent son mouvement ne fonctionnent plus. Pour Hegel c’est l’accomplissement de ce qu’il appelle l’Idée absolue, alors que pour Marx, c’est la réalisation de la société communiste et l’abolition des classes. Inspiré de cette théorie, Fukuyama s’était demandé, dans son livre précité, si la diffusion du libéralisme et de la démocratie à laquelle nous assistons à travers le monde, ne serait pas le véritable mot de la fin de l’histoire.
Et puis, il y a eu cette histoire de révolution biotechnique qui vient tout remettre en question et dont les conséquences, difficilement mesurables actuellement, prendraient l’allure d’un bouleversement en profondeur à la fois politique, moral, philosophique et sociale. Ce sont toutes nos conceptions de l’homme qui seraient appelées à être repensées et remis à jour. Serait-ce, comme l’annonce le titre, la fin de l’homme et l’avènement du surhomme nietzschéen. Serions-nous aux portes d’une nouvelle ère, où comme l’écrivait Nietzsche dans « Ainsi parlait Zarathoustra » où « la politique va prendre une nouvelle signification » ? C’est ce que laisse penser l’évolution de ces dernières années des sciences de la vie et spécialement dans le domaine de la biotechnologie, et de l’ingénierie génétique, quoique encore à son stade de balbutiement pour le moment, qui, nous dit l’auteur, rappelle la prescience politique d’un Aldous Huxley dans « Les Meilleurs du monde » écrit en 1932. Dans ce livre en effet, Huxley imagine une société terrifiante où, grâce au progrès de la biotechnique, et aux psychotropes, les gens ignorent ce qu’est la tristesse, l’angoisse, la peur, la douleur ou la colère. Tout se soigne au moyen de pilules qui procurent le bonheur, stimulent les sensations, modifient le comportement. « Plusieurs des techniques imaginées par Huxley, comme la fécondation in vitro, la maternité de substitution, les drogues psychotropes et les manipulations génétiques pour la programmation des enfants sont réalisées ou en voie de l’être. Mais cette révolution ne fait que commencer : l’avalanche quotidienne d’annonces relatant les progrès en technologie biomédicale, et des réalisations comme l’achèvement du Human Genome Projet en 2000, préfigurent la venue de bouleversements autrement important. »
C’est d’abord dans le domaine politique où ces bouleversements seraient immédiats. Les débats provoqués par le clonage humain à travers le monde, dans les journaux comme dans les parlements et chez les religieux de tous bords, présagent des bouleversements dans les alliances et les positionnements à l’avenir. Aux Etats-Unis par exemple, nous dit Fukuyama, la question a eu pour conséquence de mettre à mal l’alliance historique entre la droite conservatrice très à cheval sur les principes religieux, qui se prononce contre tout ce qui touche à la biotechnologie, et les ultra-libéraux qui eux sont contre tout entrave à la recherche scientifique conçue comme activité économique source de profit. La gauche elle-même est partagée, entre les écologistes, défenseurs de la nature, et socio-démocrates, soucieux des questions sociales qui pourraient voir dans le progrès de la biomédecine une chance, sous certaines conditions, d’améliorer la qualité de vie des couches sociales modestes.
De l’homme au surhomme
Nous n’en sommes qu’aux premiers jours de la révolution biotechnique, avertit Fukuyama, et il n’est pas sûr que les recherches en cours aboutissent d’ici deux ou trois générations, à des résultats qui seraient de nature à bouleverser la politique ou la société, mais l’arrivée sur le marché de certains psychotropes, tels le Prozac et la Ritaline , pilules vedette chez le consommateur américain en raison de leurs effets sur la capacité de concentration et sur le comportement, donnent un avant-goût de ce que seraient les idées à l’origine de notre conception de l’individu et de ses rapports à la pathologie, à l’effort, à la souffrance et au plaisir.
Et si demain on trouverait le moyen d’agir sur les gènes facteurs de l’intelligence humaine ou de sa propension à la violence ou encore de ses facultés créatrices et qu’on puisse augmenter ses qualités et atténuer ses défauts ? Si demain, on serait en mesure de faire reculer l’espérance de vie grâce au progrès des recherches sur les cellules-souches qui permettraient de régénérer les cellules humaines, technique qui à l’occasion permettrait virtuellement d’avoir en stock « des pièces de rechange » sous forme de cœur, de foie ou de poumons ? On imagine ce que seront nos sociétés dans cette perspective. Aux problèmes démographiques dus à l’augmentation du nombre de vieux en bonne santé qui non seulement refuseraient de mourir, mais également de céder la place à leurs enfants voire à leurs petits-enfants. D’où la lenteur de la succession des générations et partant le renouvellement des idées et des comportements dans la société.
Ce n’est pas tout .Que serait une société où la possibilité d’avoir des enfants de synthèse, dotés d’une intelligence, d’une sensibilité et d’une santé supérieures, serait à la portée d’une petite minorité de privilégiés dotés de moyens financiers importants, à l’exclusion de la grande majorité ? Ne serait-elle pas traversée par une nouvelle ligne de fracture qui séparerait une sorte de classe supérieure composée de surhommes et une classe dominée à laquelle on contesterait même son statut d’humain ? D’ors et déjà, avec les progrès de la biotechnique, constate Fukuyama, des voix se sont élevées pour remettre au goût du jour les vieilles théories eugénistes dont on sait l’usage monstrueux qu’en a fait le régime nazi pour justifier ses conceptions racistes de l’humanité.
On le voit la politique n’est jamais loin quand il s’agit de la science.
Pour l’auteur, il n’est pas de progrès scientifique qui soit en faveur de l’homme, qui ne prendrait en considération le devoir de respect de la dignité humaine et les finalités de l’espèce humaine. Il faut rompre avec la philosophie utilitaire qui conçoit l’humanité en termes de besoins et d’intérêt au détriment des droits : « Les droits constituent la base de notre ordre politique libéral et la clef de la pensée contemporaine sur les questions de morale et d’éthique. Et toute discussion sérieuse sur les droits de l’homme doit se fonder, en dernier ressort, sur une conception de finalités ou des objectifs de l’homme, laquelle doit à son tour avoir toujours pour base un concept de la nature humaine ». L’homme a-t-il une nature qui lui soit propre? Beaucoup de philosophes, depuis Kant et Hume en doutent. Fukuyama le sait, c’est pourquoi il réserve plusieurs chapitres au débat sur la question, en faisant appel à Aristote mais aussi à la biologie qui d’après lui a fait d’importantes découvertes sur le sujet. « Selon moi, l’interprétation commune courante de l’illusion naturaliste est elle-même fallacieuse et la philosophie a désespérément besoin de revenir à la tradition pré- kantienne qui fonde le droit et la moralité sur la nature ».
Vaste débat. Et il semble qu’il ne fait que commencer.
La Fin de l’homme
Ed. La Table ronde - 370 p.
