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La mer brasseuse d’identités : sur les traces de Sindbad

A partir du milieu du IXe siècle, en parallèle au développement d’une géographie arabe désignée par les expressions «Ilm al bouldân», «la science des pays», et Al masâlik wa-l mamâlik, «les routes et les royaumes», va émerger toute une littérature q

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La raison en est la création de Baghdad, la plus grande ville de l’époque, qui a suscité un immense appel au commerce maritime, au commerce lointain, principalement vers l’Inde et la Chine d’un côté, les côtes de l’Afrique orientale de l’autre. Il naît de ce commerce toute une littérature dont l’exemple le plus célèbre est Akhbâr a-Sind wal-l Hind, livre anonyme qui parle de la route maritime vers l’Inde et la Chine, des produits que l’on peut rapporter de là-bas, de quelques merveilles, ajâib, que l’on rencontre en chemin.

Ces thèmes se retrouveront un siècle après, vers les années 950, dans Kitab «Ajâib al Hind, livre des merveilles de l’Inde», puis plus tard dans les aventures du célèbre personnage des Mille et une nuits, Sindibad al bahri. (1)

Les sources des voyages de Sindbad

Les voyages de Sindbad sont censés se passer à l’époque où Haroun ar-Rachid était calife de Baghdad (786-809). On n’a aucun mal à vérifier que la rédaction de ces contes a puisé dans des sources diverses, notamment dans les ouvrages de géographie arabe, les livres de voyages précités et des récits de marins.

Les aventures de Sindbad se déroulent dans des contrées que les géographes arabes citent également dans leurs textes. Parfois, les expressions décrivaient les traits particuliers des pays, sont presque identiques, car les géographes arabes recouraient fréquemment au témoignage oral des marins rentrant de voyages au long cours. Le livre composé de récits de marins, «Ajâib al Hind», contient une grande partie des matériaux que l’on retrouve dans les voyages de Sindbad.

Ce texte donne même les noms de plusieurs capitaines ayant effectué des voyages au long cours. L’un de ces capitaines ne serait-il pas le véritable Sindbad ?
Plus probablement, comme l’écrit Tim Severin, Sindbad devait être «le symbole de l’ensemble de la vie maritime arabe de son époque, le support nominal d’une série d’aventures tirées de sources diverses». (2)

De Bassorah à Sohar

Dans les Mille et une nuits, le port duquel s’embarque Sindbad à chacun de ses voyages est celui de Basra. Le grand commerce lointain qui reliait l’Irak à l’extrême-Orient prenait appui en effet sur Basra, «port de la mer et entrepôt de la terre», selon l’expression du géographe arabe Muqadissi. Cet axe vital se complètait par des routes dérivées, la mer rouge d’abord; en Arabie méridionale, deux grands ports, Aden le Yéménite et Sohar l’Omanais, sont présentés comme «vestibules de la Chine» et «entrepôts de l’Orient et de l’Occident».

C’est justement à partir de Sohar, que l’Anglais Tim Severin, en 1980, allant monter une expédition maritime dont la destination était Canton, et ce, dans des conditions aussi proches que celles qui avaient cours au temps de Sindbad. Le navigateur et aventurier anglais avait porté son choix sur Sohar, parce que le Sultanat d’Oman était le lieu où se conservait l’héritage le plus pur de l’art de la navigation arabe. De sucroît, la tradition locale faisait précisément naître Sindbad à Sohar.

L’embarcation qu’allait construire le navigateur anglais, et qu’il baptisera Sohar, imitait les premiers navires arabes qui n’étaient pas cloués. Leurs planches étaient conçues l’une à l’autre avec de la corde fabriquée à partir d’écorces de noix de coco. Le bois servant à la construction des bateaux parvenait de la côte de Malabar, en Inde, et les géographes arabes avaient un nom significatif pour désigner les îles de l’archipel actuel des Laquedives, les appelant : «îles de la corde de coco». L’art ancien de coudre les bateaux hauturiers se préservait dans les Laquedives, et c’est là que Tim Séverin alla embaucher ses charpentiers maritimes.

La construction du bateau se fit à Sohar et Severin et un équipage de vingt membres s’engagèrent dans une «odyssée» qui allait durer sept mois (23 novembre 1980-11 juillet 1981) : «Dans le sillage de Sindbad le Marin et des premiers navigateurs omanis, nous nous attaquions à la traversée des Sept Mers, sur la route de Chine décrite par les géographes arabes, il y a mille ans».
Une odyssée renouant un lien millénaire
Parmi les livres de la littérature maritime arabe, Severin avait lu aussi un ouvrage sur les techniques de la navigation, datant du XVème siècle et dû à Ahmed Ibn Majid. Ce dernier avait une influence énorme en tant que guide des routes de l’Océan Indien.

Il avait en main les manuels arabes de navigation écrits dès le milieu du IXème siècle, et d’après certains, c’est lui le pilote qui aurait guidé Vasco de Gama dans l’Océan Indien, quand le navigateur portugais doubla le cap de Bonne-Espérance. Ayant étudié les ouvrages essentiels de l’art de la navigation arabe, Severin, au cours de son voyage, va essayer de faire un rapprochement entre l’itinéraire réel qu’il parcourt et les merveilles décrites dans les sept voyages de Sindbad.

D’après lui, l’île à l’origine du conte : «l’île des femmes» qu’on trouve dans «Ajâib al Hind», serait l’île actuelle appelée Minicoy, qui se trouve à mi-chemin entre les Laquedives et les Maldives. La société matriarcale de cette île serait à l’arrière-plan du quatrième voyage de Sindbad, où l’on voit le héros, après la mort de sa femme et comme l’exigeait la coutume, enterré vivant avec elle dans une grotte.

L’île de Sérendib, l’actuelle Sri-Lanka, serait le théâtre du septième voyage de Sindbad, où l’on voit celui-ci travailler comme chasseur d’ivoire pour un cinghalais qui l’avait acheté comme esclave à des pirates. Et c’est l’île de Sumatra qui expliquerait peut-être un autre conte de Sindbad, celui de cheikh al bahr, le vieillard de la mer. Celui-ci serait-il tout simplement l’orang-outang, nom qui signifie en malaîs «l’homme des bois» ?

Le conte où l’on voit des habitants d’une contrée se métamorphoser, une fois par mois, en hommes-oiseaux, nous amène peut-être jusqu’en Chine, extrême limite orientale du monde connu à l’époque.

Pendant le septième voyage, où apparaissent les hommes-oiseaux, on voit Sindbad faire fortune grâce au commerce des grumes du bois d’aloès. Or, le premier Arabe ayant atteint la Chine, selon les documents écrits dont on dispose, fut un Omani du nom d’Abu Ubayda, qui faisait commerce de bois d’aloès en Orient au milieu du VIIème siècle. En outre, dans les chroniques chinoises, il est fait mention d’un bateau arabe conçu avec de la corde de noix de coco, qui a accosté à Canton à la fin du VIIIème siècle, autrement dit à l’époque où Haroun ar-Rachid était calife et où la dynastie des Tang gouvernait la Chine. L’initiateur de l’expédition du Sohar est ainsi pleinement justifié à écrire :
«Le Sohar renouait un lien remontant à au moins mille ans».

Les Arabes n’avaient pas seulement établi un itinéraire reliant la capitale impériale, Baghdad, à l’Orient profond. Grâce à eux, ce dernier était aussi entré en communication avec le bassin méditerranéen.

Sources :
(1) André Miquel, Géographie humaine du monde musulman
(2) Tim Severin, le voyage de Sindbad, Albin Michel, 1984.
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