Menu
Search
Mardi 30 Décembre 2025
S'abonner
close
Mardi 30 Décembre 2025
Menu
Search

Les Rencontres de Fès, une âme pour la mondialisation : la transmission en débat

L’anxiété de voir s’éteindre le feu sacré (cette succession cumulative qu’est une continuité créatrice et qui distingue l’histoire humaine du surplace animal), est inhérente à notre condition ; mais aucune époque n’avait, aut

Les Rencontres de Fès, une âme pour la mondialisation : la transmission en débat
La fuite en avant du transmettre dans le communiquer - ne peut-il se mettre en facteur commun à l’école, à l’État, à l’art, et à presque toutes nos activités dites sociales et culturelles ?
Communiquer c’est l’acte de transporter une information dans l’espace, et transmettre, transporter une information dans le temps. Bien sûr, il faut communiquer pour transmettre : condition nécessaire mais non suffisante. Car s’il y a des « machines à communiquer», comme la radio, le cinéma, la télé,
l’ordinateur, etc., il faut beaucoup plus pour transmettre. Tel serait, trop
schématiquement résumé, le distinguo crucial. Ces verbes sont frères, mais frères ennemis. Et le cadet technologique rêve de tuer l’aîné spirituel sous le ridicule.
En un clin d’œil, un siècle, celui qui sépare le vélocipède du supersonique, la texture du monde vécu a inversé ses dominantes : aux post-industriels du «premier monde» que nous sommes, les distances nous sont devenues indifférentes, mais le moindre délai nous devient insupportable. Ainsi, à la contraction planétaire répond une pulvérisation du calendrier ; on se délocalise aussi vite qu’on se déshistorise ; comme si, à mesure que nous démultiplions nos autoroutes terrestres, aériennes et informatiques, nous perdions le sens de la durée, et des profondeurs du temps.
On dirait même, dans l’Euroamérique, qu’on ne se sent pas exister si l’on ne se trouve pas dans deux endroits à la fois (par le portable, la télé ou le mail).
Aux petits rendez-vous avec les disparus qu’étaient sacrements religieux ou liturgies laïques succèdent les liaisons tous azimuts, la co-présence instantanée des contemporains, le «contact» à l’horizontale. Avec le télégraphe électrique, et tous les décrochages de vitesse qui ont suivi, on s’est peu à peu installé dans l’ubiquité (conquête dont Valery, grand médiologue avant la lettre, avait pressenti dès 1935 les sidérants effets.)
«Échangerais volontiers pérennité contre ubiquité» : telle aurait pu être, à ses débuts, la petite annonce de la société de l’information. La disparition physique des langues - vingt-cinq chaque année, dit-on, sur les quelque cinq mille parlers en usage sur la planète-, dans la période même où la parole n’a jamais autant et aussi vite circulé tout autour de la terre, témoigne de ce donnant-donnant, qui ressemble plutôt à un donnant-perdant.
Nos appareils à domestiquer l’espace fascinent, nos appareils à domestiquer le temps, qui ne sont pas des machines mais des rites et des institutions, nous ennuient - laïques ou religieux, ils semblent sécher sur pied. Il est dès lors tentant de prendre pour argent comptant la grande illusion de la mondialisation, qui serait la confusion de l’universel et du planétaire, et qu’on pourrait appeler la bévue connective. Parce qu’universel s’oppose à cloisonné, on voit dans la convergence multimédia et l’interconnexion des P.C. la garantie d’une humanité partout présente à elle-même, unifiée parce que globalisée. Comme si l’interdépendance des neurones dans le système nerveux du village global garantissait l’entente entre globaux-riches et globaux-pauvres. Comme si le maillage pouvait tenir lieu d’héritage, et de projet. La péréquation des tarifs n’est pas celle des mémoires. Une humanité privée de sa profondeur historique se condamne, se réduit bientôt à la gestion plus ou moins haineuse de ses antagonismes géopolitiques.

Le culte du corps sans credo

Ce n’est pas l’interactivité seule, ni l’informatique seule, qui nous feront remplir nos devoirs envers les générations futures. C’est la coexistence du passé et du présent dans une vision d’avenir qui peut nous faire accéder à l’universel. C’est l’instruction, comme initiation à la durée. C’est la téléprésence des morts, synonyme de culture. Tout comme une nation, n’importe laquelle, ou une famille, est cimentée par sa trajectoire (cristallisée dans telle ou telle langue), l’humanité est fragmentée dans et par sa géographie, mais unifiée dans et par une histoire. Une espèce purement communicante, rabattue tout entière sur l’étendue, ne relève plus de l’anthropologie mais des ethnographes. Elle devient un puzzle d’exotismes ou de communautés, promises au nombrilisme et à la couleur locale. Et nous savons comment le tourisme, qui est la première industrie mondiale, stimule, tout autour de la planète, la restauration ou la récréation fictive d’attributs ethniques bien visibles, les derniers attraits du voyage programmé. D’où le paradoxe par trop compréhensible d’une mondialisation techno-économique portant à son envers une balkanisation politico-culturelle : intégration par les standards d’accès, fragmentation par les mémoires locales.
L’ébriété du branchement généralisé, du décloisonnement libérateur - des «hiérarchies pyramidales qui plombaient l’ancien monde» - nous voile sans doute sa contrepartie, un enfermement buté dans le présent, qui pourrait bien être la signature de l’époque. Trans-frontières nous devenons, et c’est tant mieux; mais assignés à l’actualité comme jamais, à un chauvinisme de l’instant. Ce n’est pas parce que nous mettons le monde en réseau que nous pourrons habiter ce réseau comme un monde.
Notre position dans le temps est devenue plus floue mais notre position dans l’espace est précise à deux mètres près. On localise de mieux en mieux, on périodise de moins en moins. «Où es-tu ?» : notre première question, sur le portable. «D’où viens-tu ?» serait une question déplacée. Rien d’étonnant après tout si le journal quotidien nous sert chaque matin un monde neuf et surgi de rien. Zapper, c’est couper à ce qui dure. Comme l’économie de marché elle-même où l’on voit les cotations flamber et s’effondrer d’un jour sur l’autre, sans raison, la Bourse étant un perpétuel happening. Toujours surprenant et sans temps mort. Quant aux grandes liturgies contemporaines, celles du sport, ce sont des flamboyances sans reste : Jeux Olympiques, Mondial de foot. Les stades, nos cathédrales à nous, post-chrétiens, apparaissent comme les méga-monuments d’un culte du corps sans credo, d’une religion sans mémento, où nous communions à chaque coup au but non dans une réviviscence ou un recueillement, comme dans les lieux de culte à l’ancienne, mais dans un spasme participatif, une intensité sans souvenir ni perspective.
Et pourtant, peut-on nous rétorquer, nous n’avons jamais autant idéalisé l’ancien, en inventant même une morale de la mémoire. Jamais autant stocké de traces, autant classé ou inscrit de monuments, autant historisé, culturalisé, muséifié, préservé, exhumé, réanimé, aligné millénaires, jubilés et repentances,- que dans ce monde «où l’on s’émeut instantanément de tout pour ne s’occuper durablement de rien» (selon le mot d’Amin Malouf). Comme si chacun demandait au mémoriel de renouer les fils que le présent dénoue. Mais la revitalisation appliquée du patrimoine implique, pour ce dernier, l’obligation de se transformer en événements, à tel point qu’on peut se demander si la vogue des «lieux de mémoire» (cette faculté aussi ayant désormais besoin d’espace) n’est pas un nouvel hommage au halètement du temps. Le vestige, oui, mais seulement s’il est d’actualité.

Pas de transmission sans rituels

La société du libre-accès, vouée à l’immédiat, nous fera-t-elle oublier le potentiellement durable ? On a calculé que la durée moyenne d’une page Web est de six semaines, la durée d’un site, guère plus. Ces chiffres n’ont pas grand sens, car les sites émigrent, se transforment, renaissent autrement (des données s’effacent, mais reprises par d’autres nous reviennent via d’autres sites). Mettre un document en ligne, c’est en risquer, certes l’intégrité, et la propriété comme auteur, mais c’est aussi l’ouvrir à d’imprévisibles métamorphoses. Il n’en reste pas moins qu’on peut se demander si à trop bien franchir les murs de l’espace, on ne va pas désapprendre à franchir les murs du temps. Peut-être même y a-t-il, à chaque époque de l’humanité, un jeu à somme nulle entre les armatures de la pérennité et les dispositifs de l’ubiquité.
C’est un peu ce que suggérait, en ne plaisantant qu’à moitié, Milan Kundera en notant, à propos d’un motocycliste accélérant sur l’autoroute pour chasser de sa tête une scène de ménage, que «le degré de vitesse est proportionnel à l’intensité de l’oubli» ? Ne pourrait-on risquer, dans la même veine, que nos sphères de diffusion s’élargissent à mesure que rétrécissent nos capacités de rétention ?
Il y a donc bien un substrat matériel au divorce qui nous occupe, entre l’explosion des mobilités (des personnes et des biens, des capitaux et des téléphones, par routes, réseaux, et satellites) et l’implosion des continuités (dont les crises dites d’identité ou de civilisation sont un effet de surface.) Celles-ci ont pour supports des véhicules fixes que nous appelons des institutions, au rythme d’évolution très lent, - structures familiales, clergés, États, Écoles, langues, etc. Celles-là supposent des machines circulatoires à renouvellement rapide. Pour schématiser, en employant les sigles et catégories du médiologue : le vecteur M.O. (matière organisée) donne son assiette à la communication ; le vecteur O.M. (organisation matérialisée), à la transmission.
Entre nos M.O. et nos O.M., entre nos appareillages et nos facultés d’apprentissage, le déséquilibre va en s’accentuant. Nous pouvons compresser l’espace par la vitesse (jusqu’à 300 000 kilomètres seconde.) Au point d’annuler, sur les réseaux, les effets et les signes de la distance. Mais la technique ne peut faire la même chose avec le temps de formation et d’incubation. Le petit pour devenir grand doit toujours aller à l’école, or l’école, cela reste ennuyeux et la durée des études tend même à se prolonger. Je peux, de Paris, connaître dans la seconde un événement qui se passe à Fès, mais il me faudra plusieurs années pour apprendre l’arabe, et pouvoir comprendre le monde à la musulmane. En deux siècles, le trajet Paris-Fès s’est réduit pour nous d’un facteur cent : trois heures au lieu de trois semaines. Mais pour lire Ibn Arabi ou écouter un oratorio, mes prothèses techniques ne me servent à rien, pas une seule journée de gagnée. C’est toujours aussi longuet. Il y a là de l’incompressible, c’est irritant ; il y a là comme un intolérable facteur d’inertie dont un certain modernisme niais voudrait bien pouvoir se délester. En cherchant les trucs qui feront du rêve réalité (le digest, le best of, la lecture express, etc.) En fantasmant un report des raccourcis. En attendant la pilule pour apprendre l’espagnol ou l’arabe classique. C’est-à-dire en rêvant de s’épargner le temps de la transmission, pour une sorte d’ingestion pharmaceutique de doses de savoir ou d’expérience.
Pour honorer, il nous faut méditer -et transformer- le passé, car transmettre, c’est toujours transformer. La vie veut la métamorphose. Les âmes individuelles, pour se retrouver l’une l’autre, ont besoin chacune d’avoir un corps collectif. Il n’y a pas de mémoire vivante sans le support d’une institution vivante, et la rétraction des liturgies collectives, artistiques ou spirituelles, ou les deux, sur la sphère privative relève plus du symptôme que de la solution. À quoi sert une institution ? Un orchestre, un cloître, un musée ? À rien d’utilitaire, à première vue (par différence avec le service public, dont les usagers sont en droit d’attendre des bénéfices immédiats.) L’institution - et la langue est la première de toutes - aide les humains à se survivre, en leur prêtant sa pérennité propre. Elle les ancre dans le long terme. En faisant un peu de solide avec beaucoup de fluide. En glissant de l’après dans le pendant.
Que ce soit un théâtre, un amphi d’université, un lieu de culte, une académie, une salle de concert -les enceintes vouées à la transmission se reconnaissent aujourd’hui à deux détails : il y a un dénivelé au sol, une estrade, une rampe, une tribune, un cordon, un dispositif de séparation entre ce qui émet et ce qui reçoit (matérialisant la coupure sémiotique) ; et l’assistance y est requise de débrancher le portable, pour des raisons autre que techniques (comme il est de règle dans les avions, pour ne pas interférer avec les instruments de bord.) Requise de se déconnecter de l’urgence et du monde extérieur, le temps d’une parenthèse. Pas de transmission sans rituels, en effet. Ces petits montages chronomoteurs sont des moyens de maintenance, de réactivation d’un mythe fondateur. Ils enjambent les millénaires ou les siècles pour actualiser l’Alliance ou l’Exil, le repas pascal ou le départ pour Médine, la Prise de la Bastille, ou du Palais d’Hiver, etc. (chaque collectif son assurance-vie). Ils nous rendent contemporains d’un révolu capital, invisible, inaudible, et pourtant sensible au cour, en suspens dans le présent. Ils nous font la grâce d’un présent extra-historique. Ce que notre laisser-aller érode ou défait, ces machines à remonter le temps le reconstituent, le recomposent.
«Deux choses menacent le monde, disait Valéry, l’ordre et le désordre». Deux choses menacent notre liberté de pensée, dirons-nous en écho: la communication et la transmission. L’excès de l’une ou l’excès de l’autre. Autant dire : la négligence (qui est le fait de ne pas lire, de ne pas recueillir les documents du passé) et son antonyme exact, la religion (qui relie les hommes en recueillant leurs traces.) Dans une société tout entière crispée sur ses transmissions, «les morts gouvernent les vivants». Cela s’appelait l’Égypte pharaonique, ou aujourd’hui l’État intégriste. Dans une société où la girouette communicative est reine, au contraire, les individus s’éparpillent à tous les vents, de l’opinion et de la mode. On appelle cela «l’ère du vide». Essayons de ne pas avoir à choisir entre l’empire des sarcophages et le règne du loto. Entre le nomade volatile et branché, excessivement disponible, surfant sans lest sur le réseau, et le paranoïaque cramponné à sa motte de terre, ses tombes et son clan, indisponible à quoi que ce soit d’autre. Dans sa quête du bonheur, ou du repos, l’humanité est peut-être comme le blessé insomniaque qui ne cesse de se retourner dans son lit, persuadé qu’il trouvera le sommeil sur le flanc droit, puis vingt minutes après, sur le flanc gauche, et ainsi de suite. Aucune position n’est tenable à la longue, force nous est de tester l’une, puis l’autre. D’alterner. Sur quel côté? Tout sera affaire de dosage, et de circonstances. Mais sans oublier les retours de bâton fondamentalistes, territorialisants, les renfermements identitaires dans la secte ou le dogme, le sacré et les racines, et toutes les gueules de bois communautaires sur lesquelles débouchent à terme nos ivresses «déterritorialisantes» et désinstituantes. Tout dépend du pays où l’on se trouve et des pressions qui s’exercent alentour. Tout dépend de l’idolâtrie majoritaire,économique-individualiste ou bien religieuse-communautaire. Est-ce l’homme-bunker, retranché dans ses certitudes, ou bien l’homme-bulle, flottant au gré des vents, qui donne le ton ? À qui faut-il dire non, en premier ? À chacun d’en décider.

*M. Régis Debray. Ecrivain et professeur de philosophie. Ancien conseiller de M. François Mitterrand. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages.
Lisez nos e-Papers