Frédéric Beigbeder livrant son Onze Septembre. Un narcissique autoproclamé, personnage inévitable dans le microcosme parisien lettré, s’épanchant sur le grand traumatisme américain. Un homme-médias s’emparant d’un événement ultra-médiatisé... L’entreprise avait de quoi refroidir. Certes, l’écrivain et critique littéraire, qui a récemment quitté ses fonctions audiovisuelles pour un poste chez Flammarion, trouvait là, tout près de lui, le moyen de relever un des plus grands défis de la littérature : “ montrer l’invisible, dire l’indicible ”. Mais enfin, les catastrophes ne manquent (malheureusement) pas. Pourquoi ne pas avoir regardé un peu plus loin, en retraçant, par exemple, les derniers jours des naufragés du Joola (ferry sénégalais coulé l’année dernière) ? Une petite star germanoprotine (de Saint-Germain-des-Prés) osant déployer son imagination au-delà de son nombril, de son quartier, de son petit écran et du cercle concentrique occidental... De la surprise, de l’imprévu : arrivant là où on ne l’attendait pas, la petite star aurait redonné du piquant à son capital-succès, justement en manque.
Mais Beigbeder voulait le Onze Septembre. «Depuis le 11 septembre 2001, non seulement la réalité dépasse la fiction mais elle la détruit. On ne peut pas écrire sur ce sujet mais on ne peut pas écrire sur autre chose non plus». Paradoxe tentant : «Les seuls sujets intéressants sont les sujets tabous. Il faut écrire ce qui est interdit. La littérature française est une longue histoire de désobéissance». Sauf qu’on ne rentre pas impunément dans l’histoire littéraire. Avec Windows on the World, Frédéric Beigbeder n’est pas tranquille. Il en a peur, «Vais-je pouvoir me regarder dans une glace après avoir publié un roman pareil ?» Il ne cesse de le justifier. «J’écris ce livre parce que...» Pêle-mêle : il en a marre de l’antiaméricanisme français ; ses écrivains, musiciens, cinéastes préférés sont Américains ; le franglais lui semble être «la langue du futur»; il a fait un stage à New-York à l’âge de vingt ans ; il avait une grand mère américaine, le 11 septembre sonne la fin de l’utopie capitaliste ...
Une heure trois quarts d’enfer
Autant de sujets qu’il aborde lestement avec des fulgurances sur la destruction des années 1970, la paranoïa des années 00, la mondialisation par la télévision ou les tendances néo-branchées des jeunes d’aujourd’hui. Mais pas question de sortir de grandes théories. A part «l’Amérique est devenue son propre ennemi» et «le terrorisme renforce la liberté» Frédéric Beigbeder ne se sent pas compétent pour «démêler le nœud géopolitique du terrorisme».
Ce qui l’intéresse, c’est ce qui s’est passé dans le World Trade Center entre le moment où l’avion a percuté la tour et celui où elle s’est effondrée. “ Il y a donc un laps de temps d’exactement une heure trois quarts.
L’enfer dure une heure trois quarts. Ce livre aussi. ” Parmi les 171 personnes alors présentes dans le restaurant du toit “ Le Windows on the World ” il imagine un certain Carthew, golden-boy d’une quarantaine d’années, et ses deux petits garçons, Jerry et David, prenant un petit déjeuner de luxe à 410 mètres au-dessus de Manhattan. Malheureuse idée. Quand le premier avion percute la tour quelques étages plus bas, le joyeux paternel essaient de faire croire à une attraction géante. Mais les enfants ne sont pas dupes. Bloqués par en-dessous, bloqués par au-dessus, cuisant dans la chaleur qui monte, voyant des gens qui meurent ou sautent par les fenêtres, ils ne tardent pas à prendre conscience de la réalité du cauchemar. Carthew n’assure pas. Il n’a jamais assuré. David a beau croire que son père cache un super héros, Jerry sait bien qu’il n’est qu’un homme (trop) ordinaire. Et Carthew ressasse, pendant leurs dernières heures à tous, ses propres ratages.
Enfant de «One Nation Under World», il a non seulement négligé le reste du monde mais aussi sa femme, ses enfants, sa nouvelle compagne.
Mauvais mari, mauvais père, mauvais amant : c’est le cri principal de “ Windows on the World ”. Et une passerelle entre Carthew, personnage mis en scène dans un enfer réel, et Frédéric Beigbeder, écrivain qui a recréé cet enfer. Pour bien faire, l’écrivain s’est mis en situation dans un lieu comparable au restaurant de l’ex-World Trade Center : le restaurant de la Tour Montparnasse à Paris. Il y a pris nombre de petits déjeuners, enquêtant sur les conditions de sécurité de cette autre tour jumelle, descendant une cinquantaine d’étages par les escaliers pour revivre le vertige des victimes, y emmenant sa petite fille Chloé... Du haut de son gratte-ciel calme et debout, Frédéric Beigbeder donne corps et voix à des personnages à qui il voudrait crier de foutre le camp. Pas un thriller mais un roman «hyperréaliste», annonce-il, parfaitement conscient de son outrecuidance: «Même si j’allais très loin dans l’horreur, mon livre serait toujours à 410 mètres au-dessous de la réalité».
Fenêtre sur Beigbeder
De minute en minute, l’enquête de Frédéric Beigbeder sur le Onze septembre glisse vers une enquête sur lui-même : son enfance terne de gosse riche dans un périmètre restreint, son menton en galoche, son insuccès auprès des filles, son envie de devenir célèbre (pour leur plaire), sa vie pas drôle (eh oui !), son incapacité totale à construire, son manque de crédibilité...
On peut se demander comment il parvient à passer subrepticement de l’attentat à son désastre personnel. Par identification avec son personnage (lui aussi a quitté femme et fille et galère avec sa fiancée) ? Par identification avec la Grosse Pomme (outre l’individualisme et la mégalomanie : “ Je m’accuse d’être attiré par les ruines parce que «Qui se ressemble s’assemble» ”) ? Parce qu’en se mettant «en situation», il n’a pu expurger son enquête de sa situation ? Ou pour maquiller un livre sur lui en livre sur l’humanité ?
Le projet avait déjà quelque chose de mégalo, il pourrait frôler l’indécence.
Car sur la photo des tours jumelles qui s’effondrent, on finit par voir Frédéric en gros plan. Mais, malgré son ton geignard, il joue le rôle du clown qui s’incruste lourdement pour détourner l’attention. Et derrière son agaçante gesticulation, l’insoutenable s’allège, devient «lisible». Alors manœuvre ou dérive ?
Frédéric Beigbeder est une tête à claques. Il le sait, et s’en sert comme ressort ou comme plainte. Mais on a beau dire, c’est un as de l’autodérision (même si c’est de l’autosatisfaction déguisée) et son humour l’emporte quand même magistralement sur l’énervement qu’il déclenche. On a tort de se méfier de «Windows on the World». C’est un livre finalement modeste et pudique (en tout cas pour ce qui concerne le Onze Septembre), habile et plein d’esprit. Il reste un peu long, s’essouffle au trois quarts avant une remontée finale brutale.
Plus que sur le sujet c’est sur le brassage d’idées que l’auteur aura été trop ambitieux. On s’amusera de ses batifolages graphiques imitant Apollinaire (les paragraphes en forme de tour), on s’énervera de son application trop manifeste à citer des marques, étiquettes, adresses (a t-il été sponsorisé?). Mais de la grande tour à la petite star, il a réussi à faire parler des vides.
«Windows on the World»
de Frédéric Beigbeder,
Ed Grasset, 373 p.
Mais Beigbeder voulait le Onze Septembre. «Depuis le 11 septembre 2001, non seulement la réalité dépasse la fiction mais elle la détruit. On ne peut pas écrire sur ce sujet mais on ne peut pas écrire sur autre chose non plus». Paradoxe tentant : «Les seuls sujets intéressants sont les sujets tabous. Il faut écrire ce qui est interdit. La littérature française est une longue histoire de désobéissance». Sauf qu’on ne rentre pas impunément dans l’histoire littéraire. Avec Windows on the World, Frédéric Beigbeder n’est pas tranquille. Il en a peur, «Vais-je pouvoir me regarder dans une glace après avoir publié un roman pareil ?» Il ne cesse de le justifier. «J’écris ce livre parce que...» Pêle-mêle : il en a marre de l’antiaméricanisme français ; ses écrivains, musiciens, cinéastes préférés sont Américains ; le franglais lui semble être «la langue du futur»; il a fait un stage à New-York à l’âge de vingt ans ; il avait une grand mère américaine, le 11 septembre sonne la fin de l’utopie capitaliste ...
Une heure trois quarts d’enfer
Autant de sujets qu’il aborde lestement avec des fulgurances sur la destruction des années 1970, la paranoïa des années 00, la mondialisation par la télévision ou les tendances néo-branchées des jeunes d’aujourd’hui. Mais pas question de sortir de grandes théories. A part «l’Amérique est devenue son propre ennemi» et «le terrorisme renforce la liberté» Frédéric Beigbeder ne se sent pas compétent pour «démêler le nœud géopolitique du terrorisme».
Ce qui l’intéresse, c’est ce qui s’est passé dans le World Trade Center entre le moment où l’avion a percuté la tour et celui où elle s’est effondrée. “ Il y a donc un laps de temps d’exactement une heure trois quarts.
L’enfer dure une heure trois quarts. Ce livre aussi. ” Parmi les 171 personnes alors présentes dans le restaurant du toit “ Le Windows on the World ” il imagine un certain Carthew, golden-boy d’une quarantaine d’années, et ses deux petits garçons, Jerry et David, prenant un petit déjeuner de luxe à 410 mètres au-dessus de Manhattan. Malheureuse idée. Quand le premier avion percute la tour quelques étages plus bas, le joyeux paternel essaient de faire croire à une attraction géante. Mais les enfants ne sont pas dupes. Bloqués par en-dessous, bloqués par au-dessus, cuisant dans la chaleur qui monte, voyant des gens qui meurent ou sautent par les fenêtres, ils ne tardent pas à prendre conscience de la réalité du cauchemar. Carthew n’assure pas. Il n’a jamais assuré. David a beau croire que son père cache un super héros, Jerry sait bien qu’il n’est qu’un homme (trop) ordinaire. Et Carthew ressasse, pendant leurs dernières heures à tous, ses propres ratages.
Enfant de «One Nation Under World», il a non seulement négligé le reste du monde mais aussi sa femme, ses enfants, sa nouvelle compagne.
Mauvais mari, mauvais père, mauvais amant : c’est le cri principal de “ Windows on the World ”. Et une passerelle entre Carthew, personnage mis en scène dans un enfer réel, et Frédéric Beigbeder, écrivain qui a recréé cet enfer. Pour bien faire, l’écrivain s’est mis en situation dans un lieu comparable au restaurant de l’ex-World Trade Center : le restaurant de la Tour Montparnasse à Paris. Il y a pris nombre de petits déjeuners, enquêtant sur les conditions de sécurité de cette autre tour jumelle, descendant une cinquantaine d’étages par les escaliers pour revivre le vertige des victimes, y emmenant sa petite fille Chloé... Du haut de son gratte-ciel calme et debout, Frédéric Beigbeder donne corps et voix à des personnages à qui il voudrait crier de foutre le camp. Pas un thriller mais un roman «hyperréaliste», annonce-il, parfaitement conscient de son outrecuidance: «Même si j’allais très loin dans l’horreur, mon livre serait toujours à 410 mètres au-dessous de la réalité».
Fenêtre sur Beigbeder
De minute en minute, l’enquête de Frédéric Beigbeder sur le Onze septembre glisse vers une enquête sur lui-même : son enfance terne de gosse riche dans un périmètre restreint, son menton en galoche, son insuccès auprès des filles, son envie de devenir célèbre (pour leur plaire), sa vie pas drôle (eh oui !), son incapacité totale à construire, son manque de crédibilité...
On peut se demander comment il parvient à passer subrepticement de l’attentat à son désastre personnel. Par identification avec son personnage (lui aussi a quitté femme et fille et galère avec sa fiancée) ? Par identification avec la Grosse Pomme (outre l’individualisme et la mégalomanie : “ Je m’accuse d’être attiré par les ruines parce que «Qui se ressemble s’assemble» ”) ? Parce qu’en se mettant «en situation», il n’a pu expurger son enquête de sa situation ? Ou pour maquiller un livre sur lui en livre sur l’humanité ?
Le projet avait déjà quelque chose de mégalo, il pourrait frôler l’indécence.
Car sur la photo des tours jumelles qui s’effondrent, on finit par voir Frédéric en gros plan. Mais, malgré son ton geignard, il joue le rôle du clown qui s’incruste lourdement pour détourner l’attention. Et derrière son agaçante gesticulation, l’insoutenable s’allège, devient «lisible». Alors manœuvre ou dérive ?
Frédéric Beigbeder est une tête à claques. Il le sait, et s’en sert comme ressort ou comme plainte. Mais on a beau dire, c’est un as de l’autodérision (même si c’est de l’autosatisfaction déguisée) et son humour l’emporte quand même magistralement sur l’énervement qu’il déclenche. On a tort de se méfier de «Windows on the World». C’est un livre finalement modeste et pudique (en tout cas pour ce qui concerne le Onze Septembre), habile et plein d’esprit. Il reste un peu long, s’essouffle au trois quarts avant une remontée finale brutale.
Plus que sur le sujet c’est sur le brassage d’idées que l’auteur aura été trop ambitieux. On s’amusera de ses batifolages graphiques imitant Apollinaire (les paragraphes en forme de tour), on s’énervera de son application trop manifeste à citer des marques, étiquettes, adresses (a t-il été sponsorisé?). Mais de la grande tour à la petite star, il a réussi à faire parler des vides.
«Windows on the World»
de Frédéric Beigbeder,
Ed Grasset, 373 p.
