Quelques secondes avant un accident, on voit, paraît-il, sa vie défiler. Pour le narrateur de Accident Nocturne, c'est le contraire qui se produit. Il marchait tard dans la nuit quand une voiture l'a heurté. C'est seulement après le choc, alors qu'il tente de reprendre ses esprits, que des éléments de son passé font irruption. La dame qui l'a renversé est assise près de lui. Elle lui rappelle vaguement quelque chose. On l'emmène en «panier à salade» vers une clinique qu'il ne connaît pas.
Il se réveille dans un lit sans savoir où il est. Un homme l'attend avec une liasse de billet, quant à la femme de l'accident, elle a disparu. Le narrateur devrait se sentir affreusement mal, ou perdu. Mais contre toute attente, il se sent bien, et comme envahi par une douce torpeur. Est-il sur un bateau ou en montagne ? Sont-ce les vapeurs de l'éther ? Pour la première fois de sa vie, il se sent « léger et insouciant ».
Au sortir de la clinique, il décide de retrouver sa « bienfaitrice » dont il a entendu le nom, Jacqueline Bonsergent, entre deux absences au poste de police. Son enquête se matérialise en une série de promenades dans un Paris nocturne peuplé de fantômes qui battent le pavé. Passage dans un restaurant où les gens ont l'air d'être installés pour toujours, excursion dans une rue oubliée du temps, réunions philosophiques tenues par un gourou au visage « recouvert d'une graisse grise ».
Entre ces plages temporelles vécues comme des rêves, il évoque des rendez-vous insolites avec une jeune femme dans des hôtels sous des faux noms, ou une rencontre imprévue avec une autre dans un autobus. Et des rendez-vous, manqués ceux-là, avec son père dont le souvenir le suit comme une ombre noire.
Lignes de fuite
De policière, l'atmosphère devient légèrement surréaliste. Les anecdotes s'entremêlent comme des ruelles tarabiscotées dans lesquelles le narrateur se complait à se perdre. Les phrases commencent par « Je me demande », «Il me semble bien », « J'ai rêvé que » ou «Je me souviens». En fait, le narrateur écrit depuis aujourd'hui. A cet âge où « la vie se referme peu à peu sur elle-même », il reprend les traces de son passé, joue avec elles, les rapproche et les éloigne comme pour tester leur magnétisme.
L'accident marque une période charnière, celle où sa vie a basculé : c'était dans les années soixante, il avait vingt ans, portait une vieille canadienne et des chaussures trouées. Son père s'était débarrassé de lui deux ans auparavant en appelant les flics. Il se décrit comme un « type assez banal qui avait le goût du bonheur et des jardins à la française ». C'était une période de léthargie dont l'accident l'a délivré.
« Cet accident n'était pas le fruit du hasard. Il marquait une cassure. C'était un choc bénéfique, et il s'était produit à temps pour me permettre de prendre un nouveau départ dans la vie ». Loin d'être un drame, cet accident est perçu comme l'événement marquant de sa jeunesse, le symbole brutal du passage de l'adolescence à l'âge adulte, et le chamboulement salvateur qui a permis aux souvenirs de se restructurer dans sa tête.
Car cet accident en a réveillé un autre survenu quand il avait six ans, oublié depuis. Entre les deux, le narrateur trace une sorte de droite qui lui permet de rétablir la continuité de son enfance à ses vingt ans. Un nouveau point d'équilibre duquel ses souvenirs vont partir en lignes de fuite dans le grand tableau de sa mémoire.
« L'oubli finit par ronger des pans entiers de notre vie et, quelquefois, de toutes petites séquences intermédiaires. Et dans ce vieux film, les moisissures de la pellicule provoquent des sautes de temps et nous donnent l'impression que deux événements qui s'étaient produits à des mois d'intervalle ont eu lieu le même jour et qu'ils étaient même simultanés ». C'est ce flou artistique sur la décantation du temps et l'érosion des souvenirs qui tire Patrick Modiano hors de l'autobiographie pour le faire entrer dans l'univers de la création.
Cela fait trente-cinq ans et dix-huit romans maintenant que l'écrivain explore son passé, la guerre, l'ombre obsédante de son père. Ses lecteurs pourront de nouveau gloser à l'infini sur sa fameuses première phrase ou la célèbre « petite musique » qui caractérise son style. Les mauvaises langues, s'il y en a, diront peut-être qu'il se répète.
Mais Patrick Modiano ne tourne pas en rond, il tourne autour. Avec légèreté et nonchalance, il cherche les connexions entre les images qu'il déclenche. Poursuivant moins, d'ailleurs, la responsable de l'accident, que les mystères de Paris, et son grand secret intime.
Accident Nocturne de Patrick Modiano, Ed. Gallimard, 158 p.
Il se réveille dans un lit sans savoir où il est. Un homme l'attend avec une liasse de billet, quant à la femme de l'accident, elle a disparu. Le narrateur devrait se sentir affreusement mal, ou perdu. Mais contre toute attente, il se sent bien, et comme envahi par une douce torpeur. Est-il sur un bateau ou en montagne ? Sont-ce les vapeurs de l'éther ? Pour la première fois de sa vie, il se sent « léger et insouciant ».
Au sortir de la clinique, il décide de retrouver sa « bienfaitrice » dont il a entendu le nom, Jacqueline Bonsergent, entre deux absences au poste de police. Son enquête se matérialise en une série de promenades dans un Paris nocturne peuplé de fantômes qui battent le pavé. Passage dans un restaurant où les gens ont l'air d'être installés pour toujours, excursion dans une rue oubliée du temps, réunions philosophiques tenues par un gourou au visage « recouvert d'une graisse grise ».
Entre ces plages temporelles vécues comme des rêves, il évoque des rendez-vous insolites avec une jeune femme dans des hôtels sous des faux noms, ou une rencontre imprévue avec une autre dans un autobus. Et des rendez-vous, manqués ceux-là, avec son père dont le souvenir le suit comme une ombre noire.
Lignes de fuite
De policière, l'atmosphère devient légèrement surréaliste. Les anecdotes s'entremêlent comme des ruelles tarabiscotées dans lesquelles le narrateur se complait à se perdre. Les phrases commencent par « Je me demande », «Il me semble bien », « J'ai rêvé que » ou «Je me souviens». En fait, le narrateur écrit depuis aujourd'hui. A cet âge où « la vie se referme peu à peu sur elle-même », il reprend les traces de son passé, joue avec elles, les rapproche et les éloigne comme pour tester leur magnétisme.
L'accident marque une période charnière, celle où sa vie a basculé : c'était dans les années soixante, il avait vingt ans, portait une vieille canadienne et des chaussures trouées. Son père s'était débarrassé de lui deux ans auparavant en appelant les flics. Il se décrit comme un « type assez banal qui avait le goût du bonheur et des jardins à la française ». C'était une période de léthargie dont l'accident l'a délivré.
« Cet accident n'était pas le fruit du hasard. Il marquait une cassure. C'était un choc bénéfique, et il s'était produit à temps pour me permettre de prendre un nouveau départ dans la vie ». Loin d'être un drame, cet accident est perçu comme l'événement marquant de sa jeunesse, le symbole brutal du passage de l'adolescence à l'âge adulte, et le chamboulement salvateur qui a permis aux souvenirs de se restructurer dans sa tête.
Car cet accident en a réveillé un autre survenu quand il avait six ans, oublié depuis. Entre les deux, le narrateur trace une sorte de droite qui lui permet de rétablir la continuité de son enfance à ses vingt ans. Un nouveau point d'équilibre duquel ses souvenirs vont partir en lignes de fuite dans le grand tableau de sa mémoire.
« L'oubli finit par ronger des pans entiers de notre vie et, quelquefois, de toutes petites séquences intermédiaires. Et dans ce vieux film, les moisissures de la pellicule provoquent des sautes de temps et nous donnent l'impression que deux événements qui s'étaient produits à des mois d'intervalle ont eu lieu le même jour et qu'ils étaient même simultanés ». C'est ce flou artistique sur la décantation du temps et l'érosion des souvenirs qui tire Patrick Modiano hors de l'autobiographie pour le faire entrer dans l'univers de la création.
Cela fait trente-cinq ans et dix-huit romans maintenant que l'écrivain explore son passé, la guerre, l'ombre obsédante de son père. Ses lecteurs pourront de nouveau gloser à l'infini sur sa fameuses première phrase ou la célèbre « petite musique » qui caractérise son style. Les mauvaises langues, s'il y en a, diront peut-être qu'il se répète.
Mais Patrick Modiano ne tourne pas en rond, il tourne autour. Avec légèreté et nonchalance, il cherche les connexions entre les images qu'il déclenche. Poursuivant moins, d'ailleurs, la responsable de l'accident, que les mystères de Paris, et son grand secret intime.
Accident Nocturne de Patrick Modiano, Ed. Gallimard, 158 p.
