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Jeudi 02 Mai 2024
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Entretien avec Ahmed Aydoun, directeur artistique du Festival national des arts populaires : il faut saluer le génie créateur de l'artiste populaire

Les Rythmes éternels bercent, chaque soir, de leurs musiques et danses, la ville de Marrakech. Les différents tableaux programmés au cours de ce spectacle magnifique, dans le cadre magique de la Ménara, visent à valoriser le patrimoine et à redonner au fo

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Les différents tableaux présentés ont donné une image parfaite de toutes les spécificités du folklore marocain. Comment s'est effectué le choix des troupes?

Nous avons groupé des troupes à l'affinité rythmique. Le groupement n'était pas fortuit, mais plutôt raisonné. L'essentiel était de faire travailler des troupes ensemble, de décloisonner le folklore, car auparavant c'était une revue de troupes, chacun faisait ce qu'il faisait, de la même façon. Il le reproduisait à l'identique et il n'y avait pas de dialogue, ce qui était paradoxal. Ce qu'on permettait entre les troupes populaires et les troupes étrangères comme fusion ou métissage, on le considérait comme un tabou dès qu'il s'agit des troupes marocaines. Je trouve cela aberrant. Maintenant que nous avons fait ce déclic, la porte est ouverte pour la relance de la créativité et la relance d'une dynamique de la tradition orale. Celle-ci va évoluer par rapport à ses propres lois internes, ce qui est naturel et ce qui est contraire à toutes les évolutions qu'on voulait imprimer à ce folklore, soit en le mixant avec des choses qui sont exogènes, soit en le fixant dans une interprétation unique qui ne pouvait que l'appauvrir.

L'objectif était donc de faire avancer ce dialogue, mais aussi de permettre aux artistes de mieux s'exprimer et de leur donner d'autres possibilités de déployer leur art. Ce ne sera pas encore visible dans cette édition, mais nous croyons fermement qu'à partir de cette édition, nous allons amorcer le changement.

Il y a eu aussi le changement du lieu du spectacle.
Effectivement, le changement a commencé dans l'édition précédente, mais il y avait la pesanteur du lieu. Le festival ne pouvait pas évoluer puisqu'il devait subir des contraintes, celle d'un lieu chargé d'histoires, celle du public du palais Al Badii, qui était un habitué et qui voulait voir le folklore d'une façon particulière, et qui refusait tout changement apporté au déroulement des figures, et qui avait sa propre sensibilité.

Mais, le simple fait de changer de lieu a contribué à un changement psychologique. C'est une occasion propice pour les changements voulus. La façon d'appréhender notre folklore est donc bel et bien amorcée.

Quel a été le fil conducteur que vous avez privilégié pour la conception du spectacle les «Rythmes éternels»?

Le spectacle a été bâti sur dix tableaux différents enchaînés qui mettaient en valeur et en présence vingt troupes de toutes les régions du Maroc. La représentation a commencé par l'appel, qui est une sorte de bande annonce du folklore marocain, le tamaouit, qui est le chant de la femme de l'Atlas. C'est un chant qui vient de loin. On n'a pas voulu montrer la femme. C'est une voix qui vit en nous, qui vient à nous et qui est présente.

La deuxième chose, étant à Marrakech, l'invitation est faite par la Dekka. Ce n'est pas une exigence ou une complaisance envers la ville, ce sont des raisons techniques et artistiques qui ont fait qu'on a choisi la Dekka Marrakchia, cette musique est une joute de percussion et d'instruments par excellence, il n'y avait pas mieux pour amorcer cette édition, on l'a fait eu égard à toutes les composantes que la Dakka a su faire sienne : Dekka Marrakchia est un certain nombre de confluences artistiques entre lounassa, lafraja roudania, l'élément arabe de la percussion, et entre le caractère pesant et grave d'Ahouach de Ouarzazate qu'on retrouve en entrée de la Dekka et aussi entre Tarragt, qui est un rite social de Marrakech qui est associé aux offrandes de mariage, à la musique de cortège, à la joie du quartier, et quatrièmement par la présence d'un instrument symbolique, qui est «krakab», une référence, même minime, à la musique des Gnaoua. A mon avis, la Dekka Marrakchia est une sorte de synthèse heureuse d'un certain nombre d'influences dans l'art marocain.

Le second tableau est un dialogue intéressant entre deux joutes percussives et satiriques : la joute du Haouzi et de Abidat ar-ma qui usent à la fois du rythme et du verbe pour une satire sociale, humour particulier, qui fait plaisir aux gens et au lieu de les dissocier, on les a fait entrer! ensemble, et à partir d'une petite porte qu'ils se sont fait aménager grâce à la Dekka. Le tableau se complète par l'entrée des Gnouas qui est le dernier élément de cette composition. Après, il y a eu plusieurs mixages ou fusion entre différents genres de musiques. On a pris le dialogue entre Taza et Oujda qui ont presque les mêmes rythmes, la même allusion à la chevalerie et au baroud. Il y avait aussi un dialogue intéressant entre la simulation de la guerre et la séduction qui est en même temps, une séduction guerrière, car la danse des Houarra, qui est basée sur cette légende de la couleuvre qui avait empêché, à un certain moment, les gens du village d'aller à la source d'eau et les jeunes du village, par une danse particulière, essayaient de séduire cette couleuvre pour l'amener à sortir de cette source et à plusieurs reprises, c'est cette couleuvre qui enrôle le jeune et le tue, symboliquement et après c'est tout le village qui est libéré. Mais en même temps, il y a Taskiouine, avec ses gens qui simulent la vraie guerre, qui forment des pas cadencés des guerriers, qui imitent les coups de feu, etc.


A partir de là, on peut voir d'autres amalgames, comme lorsqu'on a fait la fusion entre Haha de Tamanar avec Aglagane de la région de Taroudant, on a vu que tous les deux développaient un langage de trépignement, de coups de pieds presque identiques quoique le son soit différent. On a engrangé les deux rythmes pour pouvoir faire dialoguer ces deux danses. Et pour faire ressortir le contraste, on a exigé d'Aglagane de revêtir une tenue de couleur différente qui était en fait la leur, afin de faire mieux ressortir le contraste entre le noir et le blanc. Dans les tableaux présentés, nous avons introduit quelques changements par rapport, par exemple, aux tenues. Pour la Dekka Marrakchia, nous avons exigé qu'il y ait plusieurs couleurs, nous avons exigé qu'ils portent la chichia traditionnel. Un autre exemple d'un tableau où il y a cette fusion entre différentes régions, c'est celui où on a groupé, dans un même tableau, le Moyen Atlas, le Haut Atlas et le pré-Rif. Le Moyen Atlas par Ahidous d'Aït Ishak, le Haut Atlas par Aït Bouggamaz et le pré-Rif par la danse hiti de tissa, et ces gens qui n'ont jamais travaillé ensemble, ont réussi à le faire admirablement car je crois toujours au génie créateur de l'artiste populaire qui est là, réceptif et qui peut créer. Je fais là un clin d'œil aux gens qui se disent professionnels et qui n'ont pas la même exigence pour leur art que ces troupes populaires qui s'acquittent de leur travail dans la douleur, même souffrants ou malades.

Certains spectateurs ont évoqué le tableau final qui existait au cours des précédentes éditions et qui a disparu à présent…

Cela entre dans le cadre de la conception artistique du metteur en scène. Lahcen Zinoun est un puriste. Il n'y a pas de superflu, il n' y a pas de complaisance, il a gommé les saluts. Nous faisons un spectacle et ce n'est pas à l'artiste de saluer, c'est le public qui doit saluer la représentation des artistes. Ces derniers ne doivent pas se soucier de la présence du public. La deuxième chose a consisté à enlever tous les accessoires superflus, les étendards, les tapis, les animaux, etc. Car il était essentiel de se concentrer sur l'art lui-même.

La troisième chose concerne ce tableau final, c'était comme si on voulait dire qu'il fallait attendre la fin pour démontrer qu'il y a unité de ce folklore. Aujourd'hui, c'est inapproprié de le faire puisqu'on le fait tout au long de ce spectacle. Ce tableau final entrait aussi dans le cadre de ces clichés auxquels le public était habitué et que s'il ne trouvait pas, il râlait…

Comment s'est fait votre collaboration avec Lahcen Zinoun pour la réalisation de cette édition ?

Mon rôle, en tant que directeur artistique a consisté à tracer le concept. Celui-là a été tracé l'année dernière au moment où nous avons été engagés, il est fait pour quatre ans, sachant que les arts populaires ont quatre composantes essentielles qui les guident et les organisent. La première exigence, c'est le chant naturel, la deuxième exigence, c'est le rythme et la percussion, la troisième exigence, c'est les figures et la chorégraphie et la quatrième exigence, concerne le symbolisme de la danse, les histoires, les légendes. Chaque année, nous nous attachons à servir un élément central de ce concept. Nous discutons ensemble, moi et Lahcen, c'est ce qui a fait qu'on décline cela en programmation pour maîtriser une partie du concept, car on ne peut pas le maîtriser à 100%.

Avec Lahcen Zinoun, il y a un travail continu entre la coordination, la programmation, le concept initial, il y a aussi un travail historique car lorsque nous amorçons des changements, on doit les argumenter, pour pouvoir démontrer que tout ce qui est représenté est pris dans le folklore et n'est pas importé. Ceci dit, ce qu'on peut considérer parfois comme authentique, il y a des choses qui ont été faussées ne serait-ce que par un processus d'imitation. Ainsi, lorsqu'on voit que quelque chose marche dans une troupe, qu'ils ont apprécié un geste, ils le reproduisent chez eux. Nous avons déniché, en cours de route, beaucoup de mauvaises habitudes.

Il y a certaines régions qui n'ont pas été représentées au cours de ce spectacle ?

Nous faisons un spectacle, nous ne faisons pas un Parlement artistique. Nous sommes obligés de faire des concessions afin d'arriver à cette représentation régionale. Il arrivera un jour où on devra faire abstraction de tout cela puisque les troupes devraient représenter toute la sensibilité du pays. Si on doit représenter toutes les régions du Maroc, on va encore alourdir le spectacle. Déjà, dans cette représentation, il y a des choses qui sont superflues, mais à l'heure actuelle, on n'y peut rien.

Dans la représentation des «Rythmes éternels», nous remarquons que la femme n'a pas été bien représentée ?

Les genres que nous avons choisis pour la percussion cette année, ne font pas une grande place à la femme. Ainsi, les genres qui font appel à la simulation guerrière ont toujours exclu la femme. Le genre lui-même est bâti sur la virilité ? Mais il y a les danses à dialogue où la femme tient la place principale, même si elle n'est représentée que par une seule femme comme cela a été le cas pou la danse des Houara : Fatéma Chelha éclipsait tous les hommes.

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