dénonce ces télévisions satellitaires du golfe « faisant du prosélytisme et véhiculant une énorme ignorance de la religion » et plaide pour une meilleure visibilité et promotion de cet Islam éclairé et ouvert au monde.
« Notre problème est religieux et personne n'ose en parler. Il faut crever cet abcès».
Le Matin : Vous êtes un spécialiste des premiers textes révélés du Coran. Alors qu'il est de tradition de dire que l'Islam est une religion qui s'adapte à toutes les époques, beaucoup de questions se posent aujourd'hui. A la lumière de votre spécialité, l'Islam est-il une religion susceptible d'évoluer ? Est-il en train d'évoluer ou au contraire est-ce une religion figée que certains courants veulent faire reculer ?
Bassam Tahhan : L'Islam est en train d'évoluer. C'est une religion susceptible d'évoluer et de plus elle a déjà évolué dans son histoire. Il ne faut pas en avoir une vision monolithique. Nos outils d'approche actuels ressemblent beaucoup aux outils du passé . Aujourd'hui, le rationalisme des Mu utazilit n'envie rien au nôtre. Les Mu'utazilit avaient jeté un regard très critique sur le texte sacré, et ce en utilisant la raison. Le malheur dans notre histoire arabe, c'est que ce rationalisme est apparu trop tôt.
Déjà, à la fin de l'époque des Omeyyades, l'approche rationaliste avait commencé à poindre et va atteindre son apogée quand elle va devenir idéologie d'état avec El Mamoun où on va imposer le rationalisme d'une manière justement non rationnelle. Cela est peut-être dû à la personnalité de El Mamoun qui était un despote éclairé. Il voulait absolument que son peuple aille très vite, découvre les voies de la connaissance, se modernise.
Curieusement, cela ressemble beaucoup à l'histoire contemporaine du monde arabo-musulman où certains ont voulu aller trop vite et du coup ils ont provoqué une réaction de refus de leurs peuples.
Ce regard nouveau sur l'histoire musulmane est nécessaire. Aujourd'hui, on a tendance face aux défaites successives du monde musulman, face à l'Occident puissant, face à la colonisation et à la décolonisation, à idéaliser l'Islam premier et à se jeter bras ouverts dans une vision naïve de la religion.
Cela explique d'ailleurs beaucoup de choses dont cette envolée du terrorisme actuel. Il ne faut pas oublier non plus que les gouvernements d'après la période coloniale n'ont pas vraiment réussi à tenir leur pari :la majorité des pays arabes sont dans un sous-développement total alors que leur renaissance avait commencé bien avant les autres. La renaissance arabe du temps de Muhamed Ali a démarré bien avant celle du Japon!. Qu'ont fait les Arabes et les Musulmans de la renaissance que l'on situe post-campagne d'Egypte de Bonaparte ?
Personnellement, je crois qu'il y a eu une autre renaissance qui a travaillé en profondeur et qui a préparé la renaissance Bonapartienne en Egypte. Il s'agit de toutes les missions religieuses et les rapports commerciaux qui ont travaillé sur le rivage oriental mais aussi occidental de la Méditerranée. C'est une vision encore mythifiée et mythique de la renaissance arabe tout comme la vision des islamistes de l'Islam premier.
Vous évoquez les islamistes. Parlons-en justement. Dites –vous que ces mouvements font une mauvaise lecture de l'Islam et qu'ils induisent les citoyens en erreur ? Est-ce que nous avons affaire à une grosse mystification, un énorme malentendu ?
Je dirais qu'il n'y a pas qu'eux. Les islamistes sont nés dans des conditions historiques, d'abord propres à l'Islam. Dans son histoire, la religion musulmane a connu des mouvements extrémistes. Il y a cet Islam premier qu'il faut réétudier et qui n'est pas forcément celui qu'on admet aujourd'hui comme orthodoxe et sunnite. Même les sunnites se sont fait une image assez enjolivée de l'Islam premier qui ne correspond pas toujours à la réalité première de l'Islam.
Et c'est normal : quand une religion prend forme, il faut bien qu'elle se structure. Il faut qu'elle se situe par rapport à d'autres religions. Il faut bien qu'elle se situe comme une nouvelle puissance dans tous les sens du terme, stratégique, tactique, civilisationnel, face à ses ennemis. C'est le rôle de la nécessaire structuration.
Dans le monde musulman, le problème réside dans le fait que l' on a continué avec cette vision de l'Islam que je dirais officiel. Notre histoire est officielle et on ne s'est jamais intéressé aux mouvements marginaux qui aussi font partie de l'Islam. Quand certains chiites admettent qu'une femme devienne Imam , c'est-à-dire à la place du calife dans le système de l'imamat chiite, c'est extraordinaire. Tout comme la révolution des carmates cherchant à créer une justice sociale. Pourtant, l'histoire de ces carmates vue par l'Islam officiel et ses historiographes est négative parce qu'ils étaient dans l'opposition.
Il y a eu finalement de la censure qui a jalonné l'histoire de l'Islam
Bien sûr ! Notre histoire est pleine de censure. La censure se perpétue. Cela fait partie de nous-mêmes. Il est toujours plus difficile de se remettre en cause et à une échelle si vaste. Il faudrait tout reprendre depuis le début.
Autre exemple, un Musulman peut-il dire que cette vision des quatre califes orthodoxes est discutable. Elle a acquis ce statut d'article de foi pour donner raison à l'autre tendance, l'aile alaouite, avec le commencement des Ommeyades qui ont transformé le pouvoir musulman en pouvoir héréditaire. Mais ces quatre califes orthodoxes sont aussi très contestés. Aujourd'hui, il y a des choses auxquelles on n'ose plus toucher. Ces choses ont gagné un cachet de sacralité.
Il suffit d'y toucher tout en étant croyant et pieux pour être frappé d'anathème et être traité d'ennemi de l'Islam ou d'agent de la CIA. Malheureusement, nous sommes sous une chape d'ignorance qui couvre les masses arabes. Je fais référence aux pluies de chaînes satellitaires arabes qui transmettent et véhiculent une ignorance effarante sur l'Islam, ses pratiques, ce qu'il faut faire et ne pas faire.
Que la France par exemple interdise la chaîne satellitaire Al Manar, qu'est ce cela vous inspire ? Est-ce faire œuvre de salubrité publique ou preuve de censure?
Je suis contre l'interdiction de Al Manar. Si on interdit Al Manar, pourquoi ne pas interdire « Iqraa» qui est franchement beaucoup plus dangereuse. Les inepties de «Iqraa», plongent encore plus le monde musulman dans l'ignorance et le sous-développement. Cela m'inquiète beaucoup plus qu'un certain souffle révolutionnaire qui parfois scintille dans des émissions d'Al Manar.
En fait, Iqraa fait du prosélytisme. Souvent, l'Islam prêché ne s'adapte pas à la réalité des Musulmans de France et de Navarre par exemple. C'est un vrai problème.
On parle beaucoup d'antisémitisme. Dans certains prêches diffusés par la télévision saoudienne, l'antisémitisme dépasse de loin les propos véhiculés par Al manar. Il y a quand même une responsabilité des intellectuels arabes de pouvoir briser ce carcan et parler. Il y a une responsabilité qui incombe aux ministères de l'Information pour que la place soit cédée à un autre discours rationnel sans être anti-religieux. La religion est à la télévision comme catéchèse. Elle n'est pas là comme un fait religieux, intelligent, pouvant enrichir l'homme dans sa vie intérieure et dans sa vision du monde.
Le discours religieux contemporain est trop simpliste et il a justement du succès à cause de l'analphabétisme. Ce qui est plus dangereux, c'est que la grande masse arabe moyenne de cultivés –je ne parle pas des intellectuels-est sensible à ce discours. Parce que dans sa formation, il n'y a aucun sens critique. Dans le monde arabe, il y a toute une révolution à faire en matière de philosophie de l'éducation. Jusqu'à maintenant, on récompense un élève car il connaît le Coran par cœur. Et on va punir celui qui réfléchit sur le Coran.
On a l'impression que les intellectuels du monde arabo-musulman fuient le fait religieux, ne s'impliquent pas dans le débat par rapport à l'Islam aujourd'hui. Comment expliquer cette chape de plomb, ce silence qui s'est abattu sur le monde intellectuel musulman ?
Il y a des faits incontestables et il faut comprendre ces intellectuels. Pensons à Mahmoud Taha qui a eu l'audace d'écrire sur ses études sur le Coran qu'il doutait de certains versets des sourates médinoises et que pour lui le Coran est la parole de Dieu qui rejaillit dans toute sa splendeur dans les sourates mecquoises. Il a été exécuté par le gouvernement islamique du Soudan. Les exemples sont nombreux.
Comme celui de Sadak Jalal Al Aadam qui a écrit, après 1967, une critique sur la pensée religieuse. Le livre avait été saisi et l'auteur jugé. Quand Ali Abderrazik dans « l'Islam et les fondements du pouvoir » avait séparé entre la religion et l'Etat, il est tout simplement tombé en disgrâce. Toutes ces personnes dont je vous parle ont été réhabilitées, de Taha Hussein à Abderrazik, mais personne parmi les intellectuels du monde arabe n'a aujourd'hui l'audace de publier. On est toujours sur la corde raide.
Admettons que ces intellectuels publient quand même, qui va les lire face aux pétro-dollars qui inondent les marchés à un prix dérisoire ? Je pense à ces petits livres traditionnels ou, plus grave encore, à ces livres porteurs d'une idéologie hanbalite et qui n'a rien d'Ibn Hanbal. Il est vrai qu'Ibn Hanbal est l'école la plus rigoureuse des quatre écoles de la Sunna. Mais le vrai Ibn Hanbal n'est pas hanbalite. Quand on lit la documentation que distribuaient la Ligue islamiste et l'Arabie saoudite dans les années 1950 et jusqu'avant 1967, on se rend compte de recommandations vraiment honteuses, du style.
Il faut se battre contre les Chrétiens, contre les Chiites, les Bahaii, etc. C'est un discours belliqueux et guerrier face à l'Islam pluriel. Si Ben Laden, avec toute sa pensée négative, est né, c'est grâce justement à ce creuset en Arabie saoudite qui pendant un siècle et demi a bien enraciné, avec la bénédiction des Américains, cette pensée intégriste. On comprend aujourd'hui tout le mal qu'a l'Arabie Saoudite à lutter contre le terrorisme et la pensée intégriste puisque pendant des générations, c'est ce qui a été prêché.
Pourquoi continue-t-on de se poser la question de savoir si l'Islam peut s'adapter à la modernité ? Est-ce si antinomique ?
A mon sens, la question mérite d'être posée. Les défenseurs de l'Islam constituent un clergé. Ce clergé n'a pas évolué. Il a investi tous les domaines des activités humaines, sociales, jusque dans l'imaginaire des gens. Evidemment, vu de l'extérieur, une dichotomie doit être faite entre le clergé musulman qui, en fait, a pour mission de garder les rites. Sauf qu' -il s'autorise à être le gardien de toute pensée religieuse. C'est là où réside le danger.
De l'autre côté, il y a un Islam éclairé, provenant de gens ne faisant pas partie du clergé. C'est cet Islam éclairé qu'il faut promouvoir. Est-il dit quelque part dans l'histoire musulmane que celui qui fait la khotba doit être turbané, sortir d'Al Azhar, Al Qaraouiyine ou de Zeitouna ? Pas du tout ! Un professeur musulman de physique nucléaire peut faire la khotba. Il est venu le temps d'intégrer des intellectuels dans les conseils des Oulémas qui viennent par exemple d'être restructuré au Maroc.
Ce clergé que j'évoquais au début est arrêté de penser la théologie musulmane. Il ne travaille que sur une sorte de casuistique jésuite et de jurisprudence. La preuve la plus éclatante en est toutes ces émissions du monde arabe de « Rokn El Moufti ». Cette image de l'Islam est très réductrice. Les richesses de l'Islam ne se trouvent pas dans tel ou tel rite, comment faire ceci ou cela, mais dans toute la pensée qu'il a créée, dans tous ces chemins de la connaissance qui l'ont conduit à la chimie, à la physique, etc.
Pourquoi l'Islam éclairé n'arrive pas à avoir pignon sur rue, une plus grande visibilité et donc une meilleure médiatisation ? Pourquoi ce sont les idées obscurantistes qui passent le mieux ?
Je crois que c'est une question de politique. Ceux qui tiennent la politique dans le monde arabe sont très partagés sur la question. La faillite de la majorité des systèmes arabes qui depuis l'indépendance n'ont pas pu offrir le bien-être à leurs peuples. La démocratie a favorisé quelque part la montée de l'obscurantisme. Ce n'est pas innocent que sur Al Jazeera on ne trouve jamais d'émissions invitant des personnes mettant en cause de manière radicale des problèmes religieux. Al Jazeera n'invite jamais des penseurs non turbanés. C'est là où cette télévision est en porte-à-faux car elle croit que tout le mal réside dans la politique.
C'est plutôt malsain. Tout le monde sait que notre problème est religieux mais personne ne veut en parler ! Il faut crever cet abcès. L'œuvre menée sous la conduite du Roi du Maroc, surtout après avoir imposé de manière judicieuse et intelligente la moudaouana, peut servir de modèle à beaucoup de pays musulmans. Je crois que le ministre des Habous et des Affaires islamiques, Ahmed Taoufiq, est aujourd'hui à la tête d'un ministère phare.
Je suis au Maroc pour essayer de comprendre cette réforme en profondeur et en douceur. L'année dernière j'étais au Maroc et j'y ai rencontré beaucoup de monde. Beaucoup se présentaient comme laïcs et cela ne signifie pas ennemi de la religion. Je craignais pour ma part une sorte de fracture. Le temps des communistes qui disaient « à quoi cela sert d'étudier l'Islam, on peut changer notre société d'une autre manière », est révolu.
Un Islam éclaté ne me fait pas peur. Ce qui me fait peur, c'est cet Islam réducteur et cette vision de bataille rangée entre d'une part les forces démocrates qui ne veulent pas redécouvrir l'Islam et le réfléchir et d'autre part ceux qui ont confisqué la religion. Le Roi du Maroc a fait mouche quand il a dit que le religieux était de son domaine en tant que commandeur des Croyants.
Du coup, les partis islamistes n'ont aucune raison d'exister. Dans le monde arabe, les partis islamistes sont une surenchère.. A travers sa longue histoire, l'Islam officiel a cherché à marginaliser les mouvements contestataires, parfois même d‘une manière sanglante. Aujourd'hui, il est temps de donner la parole à ces marginaux, à ces penseurs maudits de l'Islam qui publient, ne sont pas lus, risquent leur tête.
Vous enseignez justement la civilisation musulmane en France où vous êtes, entre autres, chercheur au CNRS. Donnez-vous crédit à cette thèse selon laquelle il existerait un Islam de France qui serait quelque part une chance pour l'évolution de la religion ?
Pas seulement en France. On parle de la France parce que c'est le pays d'Europe qui compte le plus de Musulmans. Je ne vois pas dans quel pays arabe et quelle partie du monde musulman, on aurait un nouvel Islam moderne. La renaissance viendra peut-être d'ailleurs et cela a été souvent le cas dans l'histoire de l'Islam. La révolution poétique nous est venue d'Andalousie.
Elle n'est pas partie de l'Orient. J'ai grand espoir, à condition que cet Islam ne soit pas une pâle copie de l'Islam officiel, soit disant orthodoxe qu'on cherche à nous imposer et qui est bien loin de refléter la réalité historique qu'a connue la religion musulmane. Quel pays non occidental pourrait aller dans cette voie ? Je réponds tout de suite le Maroc. Le Maroc de par sa configuration sociale et culturelle est un pays de l'extrême, c'est-à-dire aux confins.
Le Maroc est dépositaire de ces valeurs andalouses de tolérance, de recherche, d'essor, de renaissance européenne. Il frappe aux portes de l'Europe et j'espère qu'il y entrera. C'est le seul pays où il y a une monarchie liée au Prophète. Cette monarchie peut unifier et le clan sunnite et le clan chiite puisque le Roi est Alaouite. Voilà déjà un trait de liaison entre les deux grandes familles de l'Islam, sunnite et chiite.
Cette monarchie constitutionnelle montre qu'elle peut mener ce projet à bien puisqu'elle concentre le pouvoir politique et religieux d'une manière d'abord symbolique et qui s'incarne, jour après jour, dans la réalité quotidienne de la vie politique marocaine. Pourquoi le Maroc est-il visé par les attentats ? Parce que les extrémistes savent bien que c'est peut-être le Maroc qui peut connaître cette révolution islamique ouverte au monde.
C'est là le rôle historique que devrait jouer le Maroc. Permettez-moi de dire que le paysage politique marocain ne répond pas aux aspirations ni du peuple marocain ni de son monarque éclairé. Les périodes transitoires sont toujours dangereuses. Elles bouillonnent d'idées, de déstructuration, de tensions, entre des hommes du passé, des hommes qui veulent se faire connaître, des dinosaures politiques qui ont été et qui ne sont plus.
Une réforme de partis est nécessaire surtout maintenant que le religieux ne relève plus du politique. L'Istiqlal par exemple devrait revoir ses slogans. La religion est l'affaire de tous mais elle n'est pas le monopole d'un parti, qu'il soit modéré ou pas. Par la vision du Roi, je vois bien les partis islamistes se fondent dans d'autres partis. Pour cela, il faut un projet fédérateur. à la hauteur de la position stratégique qu ‘occupe le Maroc face au monde avec des citoyens unis derrière un Maroc, grande puissance régionale.
« Notre problème est religieux et personne n'ose en parler. Il faut crever cet abcès».
Le Matin : Vous êtes un spécialiste des premiers textes révélés du Coran. Alors qu'il est de tradition de dire que l'Islam est une religion qui s'adapte à toutes les époques, beaucoup de questions se posent aujourd'hui. A la lumière de votre spécialité, l'Islam est-il une religion susceptible d'évoluer ? Est-il en train d'évoluer ou au contraire est-ce une religion figée que certains courants veulent faire reculer ?
Bassam Tahhan : L'Islam est en train d'évoluer. C'est une religion susceptible d'évoluer et de plus elle a déjà évolué dans son histoire. Il ne faut pas en avoir une vision monolithique. Nos outils d'approche actuels ressemblent beaucoup aux outils du passé . Aujourd'hui, le rationalisme des Mu utazilit n'envie rien au nôtre. Les Mu'utazilit avaient jeté un regard très critique sur le texte sacré, et ce en utilisant la raison. Le malheur dans notre histoire arabe, c'est que ce rationalisme est apparu trop tôt.
Déjà, à la fin de l'époque des Omeyyades, l'approche rationaliste avait commencé à poindre et va atteindre son apogée quand elle va devenir idéologie d'état avec El Mamoun où on va imposer le rationalisme d'une manière justement non rationnelle. Cela est peut-être dû à la personnalité de El Mamoun qui était un despote éclairé. Il voulait absolument que son peuple aille très vite, découvre les voies de la connaissance, se modernise.
Curieusement, cela ressemble beaucoup à l'histoire contemporaine du monde arabo-musulman où certains ont voulu aller trop vite et du coup ils ont provoqué une réaction de refus de leurs peuples.
Ce regard nouveau sur l'histoire musulmane est nécessaire. Aujourd'hui, on a tendance face aux défaites successives du monde musulman, face à l'Occident puissant, face à la colonisation et à la décolonisation, à idéaliser l'Islam premier et à se jeter bras ouverts dans une vision naïve de la religion.
Cela explique d'ailleurs beaucoup de choses dont cette envolée du terrorisme actuel. Il ne faut pas oublier non plus que les gouvernements d'après la période coloniale n'ont pas vraiment réussi à tenir leur pari :la majorité des pays arabes sont dans un sous-développement total alors que leur renaissance avait commencé bien avant les autres. La renaissance arabe du temps de Muhamed Ali a démarré bien avant celle du Japon!. Qu'ont fait les Arabes et les Musulmans de la renaissance que l'on situe post-campagne d'Egypte de Bonaparte ?
Personnellement, je crois qu'il y a eu une autre renaissance qui a travaillé en profondeur et qui a préparé la renaissance Bonapartienne en Egypte. Il s'agit de toutes les missions religieuses et les rapports commerciaux qui ont travaillé sur le rivage oriental mais aussi occidental de la Méditerranée. C'est une vision encore mythifiée et mythique de la renaissance arabe tout comme la vision des islamistes de l'Islam premier.
Vous évoquez les islamistes. Parlons-en justement. Dites –vous que ces mouvements font une mauvaise lecture de l'Islam et qu'ils induisent les citoyens en erreur ? Est-ce que nous avons affaire à une grosse mystification, un énorme malentendu ?
Je dirais qu'il n'y a pas qu'eux. Les islamistes sont nés dans des conditions historiques, d'abord propres à l'Islam. Dans son histoire, la religion musulmane a connu des mouvements extrémistes. Il y a cet Islam premier qu'il faut réétudier et qui n'est pas forcément celui qu'on admet aujourd'hui comme orthodoxe et sunnite. Même les sunnites se sont fait une image assez enjolivée de l'Islam premier qui ne correspond pas toujours à la réalité première de l'Islam.
Et c'est normal : quand une religion prend forme, il faut bien qu'elle se structure. Il faut qu'elle se situe par rapport à d'autres religions. Il faut bien qu'elle se situe comme une nouvelle puissance dans tous les sens du terme, stratégique, tactique, civilisationnel, face à ses ennemis. C'est le rôle de la nécessaire structuration.
Dans le monde musulman, le problème réside dans le fait que l' on a continué avec cette vision de l'Islam que je dirais officiel. Notre histoire est officielle et on ne s'est jamais intéressé aux mouvements marginaux qui aussi font partie de l'Islam. Quand certains chiites admettent qu'une femme devienne Imam , c'est-à-dire à la place du calife dans le système de l'imamat chiite, c'est extraordinaire. Tout comme la révolution des carmates cherchant à créer une justice sociale. Pourtant, l'histoire de ces carmates vue par l'Islam officiel et ses historiographes est négative parce qu'ils étaient dans l'opposition.
Il y a eu finalement de la censure qui a jalonné l'histoire de l'Islam
Bien sûr ! Notre histoire est pleine de censure. La censure se perpétue. Cela fait partie de nous-mêmes. Il est toujours plus difficile de se remettre en cause et à une échelle si vaste. Il faudrait tout reprendre depuis le début.
Autre exemple, un Musulman peut-il dire que cette vision des quatre califes orthodoxes est discutable. Elle a acquis ce statut d'article de foi pour donner raison à l'autre tendance, l'aile alaouite, avec le commencement des Ommeyades qui ont transformé le pouvoir musulman en pouvoir héréditaire. Mais ces quatre califes orthodoxes sont aussi très contestés. Aujourd'hui, il y a des choses auxquelles on n'ose plus toucher. Ces choses ont gagné un cachet de sacralité.
Il suffit d'y toucher tout en étant croyant et pieux pour être frappé d'anathème et être traité d'ennemi de l'Islam ou d'agent de la CIA. Malheureusement, nous sommes sous une chape d'ignorance qui couvre les masses arabes. Je fais référence aux pluies de chaînes satellitaires arabes qui transmettent et véhiculent une ignorance effarante sur l'Islam, ses pratiques, ce qu'il faut faire et ne pas faire.
Que la France par exemple interdise la chaîne satellitaire Al Manar, qu'est ce cela vous inspire ? Est-ce faire œuvre de salubrité publique ou preuve de censure?
Je suis contre l'interdiction de Al Manar. Si on interdit Al Manar, pourquoi ne pas interdire « Iqraa» qui est franchement beaucoup plus dangereuse. Les inepties de «Iqraa», plongent encore plus le monde musulman dans l'ignorance et le sous-développement. Cela m'inquiète beaucoup plus qu'un certain souffle révolutionnaire qui parfois scintille dans des émissions d'Al Manar.
En fait, Iqraa fait du prosélytisme. Souvent, l'Islam prêché ne s'adapte pas à la réalité des Musulmans de France et de Navarre par exemple. C'est un vrai problème.
On parle beaucoup d'antisémitisme. Dans certains prêches diffusés par la télévision saoudienne, l'antisémitisme dépasse de loin les propos véhiculés par Al manar. Il y a quand même une responsabilité des intellectuels arabes de pouvoir briser ce carcan et parler. Il y a une responsabilité qui incombe aux ministères de l'Information pour que la place soit cédée à un autre discours rationnel sans être anti-religieux. La religion est à la télévision comme catéchèse. Elle n'est pas là comme un fait religieux, intelligent, pouvant enrichir l'homme dans sa vie intérieure et dans sa vision du monde.
Le discours religieux contemporain est trop simpliste et il a justement du succès à cause de l'analphabétisme. Ce qui est plus dangereux, c'est que la grande masse arabe moyenne de cultivés –je ne parle pas des intellectuels-est sensible à ce discours. Parce que dans sa formation, il n'y a aucun sens critique. Dans le monde arabe, il y a toute une révolution à faire en matière de philosophie de l'éducation. Jusqu'à maintenant, on récompense un élève car il connaît le Coran par cœur. Et on va punir celui qui réfléchit sur le Coran.
On a l'impression que les intellectuels du monde arabo-musulman fuient le fait religieux, ne s'impliquent pas dans le débat par rapport à l'Islam aujourd'hui. Comment expliquer cette chape de plomb, ce silence qui s'est abattu sur le monde intellectuel musulman ?
Il y a des faits incontestables et il faut comprendre ces intellectuels. Pensons à Mahmoud Taha qui a eu l'audace d'écrire sur ses études sur le Coran qu'il doutait de certains versets des sourates médinoises et que pour lui le Coran est la parole de Dieu qui rejaillit dans toute sa splendeur dans les sourates mecquoises. Il a été exécuté par le gouvernement islamique du Soudan. Les exemples sont nombreux.
Comme celui de Sadak Jalal Al Aadam qui a écrit, après 1967, une critique sur la pensée religieuse. Le livre avait été saisi et l'auteur jugé. Quand Ali Abderrazik dans « l'Islam et les fondements du pouvoir » avait séparé entre la religion et l'Etat, il est tout simplement tombé en disgrâce. Toutes ces personnes dont je vous parle ont été réhabilitées, de Taha Hussein à Abderrazik, mais personne parmi les intellectuels du monde arabe n'a aujourd'hui l'audace de publier. On est toujours sur la corde raide.
Admettons que ces intellectuels publient quand même, qui va les lire face aux pétro-dollars qui inondent les marchés à un prix dérisoire ? Je pense à ces petits livres traditionnels ou, plus grave encore, à ces livres porteurs d'une idéologie hanbalite et qui n'a rien d'Ibn Hanbal. Il est vrai qu'Ibn Hanbal est l'école la plus rigoureuse des quatre écoles de la Sunna. Mais le vrai Ibn Hanbal n'est pas hanbalite. Quand on lit la documentation que distribuaient la Ligue islamiste et l'Arabie saoudite dans les années 1950 et jusqu'avant 1967, on se rend compte de recommandations vraiment honteuses, du style.
Il faut se battre contre les Chrétiens, contre les Chiites, les Bahaii, etc. C'est un discours belliqueux et guerrier face à l'Islam pluriel. Si Ben Laden, avec toute sa pensée négative, est né, c'est grâce justement à ce creuset en Arabie saoudite qui pendant un siècle et demi a bien enraciné, avec la bénédiction des Américains, cette pensée intégriste. On comprend aujourd'hui tout le mal qu'a l'Arabie Saoudite à lutter contre le terrorisme et la pensée intégriste puisque pendant des générations, c'est ce qui a été prêché.
Pourquoi continue-t-on de se poser la question de savoir si l'Islam peut s'adapter à la modernité ? Est-ce si antinomique ?
A mon sens, la question mérite d'être posée. Les défenseurs de l'Islam constituent un clergé. Ce clergé n'a pas évolué. Il a investi tous les domaines des activités humaines, sociales, jusque dans l'imaginaire des gens. Evidemment, vu de l'extérieur, une dichotomie doit être faite entre le clergé musulman qui, en fait, a pour mission de garder les rites. Sauf qu' -il s'autorise à être le gardien de toute pensée religieuse. C'est là où réside le danger.
De l'autre côté, il y a un Islam éclairé, provenant de gens ne faisant pas partie du clergé. C'est cet Islam éclairé qu'il faut promouvoir. Est-il dit quelque part dans l'histoire musulmane que celui qui fait la khotba doit être turbané, sortir d'Al Azhar, Al Qaraouiyine ou de Zeitouna ? Pas du tout ! Un professeur musulman de physique nucléaire peut faire la khotba. Il est venu le temps d'intégrer des intellectuels dans les conseils des Oulémas qui viennent par exemple d'être restructuré au Maroc.
Ce clergé que j'évoquais au début est arrêté de penser la théologie musulmane. Il ne travaille que sur une sorte de casuistique jésuite et de jurisprudence. La preuve la plus éclatante en est toutes ces émissions du monde arabe de « Rokn El Moufti ». Cette image de l'Islam est très réductrice. Les richesses de l'Islam ne se trouvent pas dans tel ou tel rite, comment faire ceci ou cela, mais dans toute la pensée qu'il a créée, dans tous ces chemins de la connaissance qui l'ont conduit à la chimie, à la physique, etc.
Pourquoi l'Islam éclairé n'arrive pas à avoir pignon sur rue, une plus grande visibilité et donc une meilleure médiatisation ? Pourquoi ce sont les idées obscurantistes qui passent le mieux ?
Je crois que c'est une question de politique. Ceux qui tiennent la politique dans le monde arabe sont très partagés sur la question. La faillite de la majorité des systèmes arabes qui depuis l'indépendance n'ont pas pu offrir le bien-être à leurs peuples. La démocratie a favorisé quelque part la montée de l'obscurantisme. Ce n'est pas innocent que sur Al Jazeera on ne trouve jamais d'émissions invitant des personnes mettant en cause de manière radicale des problèmes religieux. Al Jazeera n'invite jamais des penseurs non turbanés. C'est là où cette télévision est en porte-à-faux car elle croit que tout le mal réside dans la politique.
C'est plutôt malsain. Tout le monde sait que notre problème est religieux mais personne ne veut en parler ! Il faut crever cet abcès. L'œuvre menée sous la conduite du Roi du Maroc, surtout après avoir imposé de manière judicieuse et intelligente la moudaouana, peut servir de modèle à beaucoup de pays musulmans. Je crois que le ministre des Habous et des Affaires islamiques, Ahmed Taoufiq, est aujourd'hui à la tête d'un ministère phare.
Je suis au Maroc pour essayer de comprendre cette réforme en profondeur et en douceur. L'année dernière j'étais au Maroc et j'y ai rencontré beaucoup de monde. Beaucoup se présentaient comme laïcs et cela ne signifie pas ennemi de la religion. Je craignais pour ma part une sorte de fracture. Le temps des communistes qui disaient « à quoi cela sert d'étudier l'Islam, on peut changer notre société d'une autre manière », est révolu.
Un Islam éclaté ne me fait pas peur. Ce qui me fait peur, c'est cet Islam réducteur et cette vision de bataille rangée entre d'une part les forces démocrates qui ne veulent pas redécouvrir l'Islam et le réfléchir et d'autre part ceux qui ont confisqué la religion. Le Roi du Maroc a fait mouche quand il a dit que le religieux était de son domaine en tant que commandeur des Croyants.
Du coup, les partis islamistes n'ont aucune raison d'exister. Dans le monde arabe, les partis islamistes sont une surenchère.. A travers sa longue histoire, l'Islam officiel a cherché à marginaliser les mouvements contestataires, parfois même d‘une manière sanglante. Aujourd'hui, il est temps de donner la parole à ces marginaux, à ces penseurs maudits de l'Islam qui publient, ne sont pas lus, risquent leur tête.
Vous enseignez justement la civilisation musulmane en France où vous êtes, entre autres, chercheur au CNRS. Donnez-vous crédit à cette thèse selon laquelle il existerait un Islam de France qui serait quelque part une chance pour l'évolution de la religion ?
Pas seulement en France. On parle de la France parce que c'est le pays d'Europe qui compte le plus de Musulmans. Je ne vois pas dans quel pays arabe et quelle partie du monde musulman, on aurait un nouvel Islam moderne. La renaissance viendra peut-être d'ailleurs et cela a été souvent le cas dans l'histoire de l'Islam. La révolution poétique nous est venue d'Andalousie.
Elle n'est pas partie de l'Orient. J'ai grand espoir, à condition que cet Islam ne soit pas une pâle copie de l'Islam officiel, soit disant orthodoxe qu'on cherche à nous imposer et qui est bien loin de refléter la réalité historique qu'a connue la religion musulmane. Quel pays non occidental pourrait aller dans cette voie ? Je réponds tout de suite le Maroc. Le Maroc de par sa configuration sociale et culturelle est un pays de l'extrême, c'est-à-dire aux confins.
Le Maroc est dépositaire de ces valeurs andalouses de tolérance, de recherche, d'essor, de renaissance européenne. Il frappe aux portes de l'Europe et j'espère qu'il y entrera. C'est le seul pays où il y a une monarchie liée au Prophète. Cette monarchie peut unifier et le clan sunnite et le clan chiite puisque le Roi est Alaouite. Voilà déjà un trait de liaison entre les deux grandes familles de l'Islam, sunnite et chiite.
Cette monarchie constitutionnelle montre qu'elle peut mener ce projet à bien puisqu'elle concentre le pouvoir politique et religieux d'une manière d'abord symbolique et qui s'incarne, jour après jour, dans la réalité quotidienne de la vie politique marocaine. Pourquoi le Maroc est-il visé par les attentats ? Parce que les extrémistes savent bien que c'est peut-être le Maroc qui peut connaître cette révolution islamique ouverte au monde.
C'est là le rôle historique que devrait jouer le Maroc. Permettez-moi de dire que le paysage politique marocain ne répond pas aux aspirations ni du peuple marocain ni de son monarque éclairé. Les périodes transitoires sont toujours dangereuses. Elles bouillonnent d'idées, de déstructuration, de tensions, entre des hommes du passé, des hommes qui veulent se faire connaître, des dinosaures politiques qui ont été et qui ne sont plus.
Une réforme de partis est nécessaire surtout maintenant que le religieux ne relève plus du politique. L'Istiqlal par exemple devrait revoir ses slogans. La religion est l'affaire de tous mais elle n'est pas le monopole d'un parti, qu'il soit modéré ou pas. Par la vision du Roi, je vois bien les partis islamistes se fondent dans d'autres partis. Pour cela, il faut un projet fédérateur. à la hauteur de la position stratégique qu ‘occupe le Maroc face au monde avec des citoyens unis derrière un Maroc, grande puissance régionale.
