Ancien détenu politique, vous êtes également écrivain, auteur, entre autres, de « Lettres de prison », une correspondance croisée entre votre mère, Touria Seqat et vous. Est-ce que les écrits de la détention –auquel l’IER à laquelle vous appartenez a consacré une rencontre- sont une manière de s’échapper de l’enfermement ?
Salah El Ouadie : Ce serait peut-être une manière de résister à cette déchéance qui est programmée dans toute entreprise punitive de ce genre. C’est une façon de résister et de tout mettre en œuvre pour préserver les idéaux, les principes, et surtout toute la trame des relations sociales et humaines qui font ce que vous avez été et que vous voulez continuer d’être.
Ecrire est une façon de maintenir vivantes les relations que la personne incarcérée avait avant son arrestation et qui nourrissent son existence. C’est en prison où j’ai compris le plus que nous ne sommes pas fait que par ce que nous sommes mais aussi et essentiellement par ce que les autres vous apportent chaque jour sans que vous ne vous en rendiez vraiment compte.
De ce point de vue, l’écriture est également une manière de laisser vivantes et de préserver ses relations
Ceci dit, je n’ai pas attendu d’être à l’extérieur de la prison pour écrire. Je suis arrivé, et grâce à un certain nombre de journaux comme Anoual ou Al Balagh, à publier mes poèmes alors que j’étais en prison. Une fois libre, j’ai pu les rassembler dans un premier recueil que j’ai intitulé « les blessures de la poitrine ».
Ecrit-on différemment parce qu’on est enfermé ? Existe-t-il une écriture propre à la détention ?
Je crois qu’à ce niveau l’écriture est déjà un acte de liberté. L’écriture est une façon de rendre dans un processus vivant ce que nous sommes par rapport à ce qui nous entoure, ce que nous sommes par rapport à ce dont nous rêvons, ce que nous sommes par rapport à ce que nous avons été. L’écriture est comme un entonnoir, un point où toutes ces dimensions se rassemblent pour donner naissance à quelque chose de dicible et lisible.
L’écriture est donc un moment d’existence plein de plénitude existentielle, si j’ose dire, pour chaque écrivain. Si on ajoute à cela tous les défis de l’enfermement, l’écriture devient aussi une façon de résister à cette entreprise qui ne dit pas son nom, cette entreprise de destruction, d’avilissement, une entreprise qui vise à la fin que vous deveniez l’ombre de vous-même, simplement la carcasse censée porter une âme, une vision, une société qui est la vôtre.
Toute une littérature a fleuri pour raconter les années de plomb et de répression. Il y a eu aussi de la bande dessinée, de la peinture, des films, de la chanson. Est-il juste de penser que la répression a donné quelque part naissance à un mouvement culturel, à une culture contre la répression, une résistance artistique et littéraire?
Vous venez de le dire et de lâcher le mot : résistance. Je crois que pendant le 20e siècle, le Maroc a connu beaucoup de moments et de phases difficiles. Nous avons connu le protectorat avec toute sa vision réductrice de ce que nous sommes et ce, à tous les niveaux.
Nous avons eu aussi ce qu’on appelle les années de plomb. Ces années qui n’ont pas permis à ce réel et extraordinaire Marocain d’éclore comme il aurait aimé se voir et se déployer pour le pays, à la fois dans son imaginaire, sa façon d’être, et surtout, la construction de la citoyenneté. Je crois que cette littérature de la résistance à l’absolutisme est à inscrire à l’actif de cette recherche de l’âme marocaine, avec toutes les ressources qu’elle peut trouver en elle-même et dans son entourage afin de s’imposer en tant que façon unique d’exister.
C’est pour cela que la production artistique et éditoriale est diversifiée. Il y a la peinture, les récits, les romans, la poésie, le cinéma. Nous pouvons dire que cette expression de la résistance de l’âme humaine peut s’inscrire à l’actif de la dynamique positive que nous vivons et que nous sommes amenés, et c’est une responsabilité, à faire évoluer vers une démocratie accomplie et définitive.
Ce mouvement d’écriture et de témoignage sur ce qui s’est passé peut-il être comparé à la Movida espagnole qui a accompagné la transition dans ce pays ? Avons-nous aujourd’hui un tel mouvement au Maroc pour mener la transition démocratique à bon port ?
La comparaison entre les deux mouvements peut être abusive. Surtout que dans le mouvement espagnol, il y a eu essentiellement des actes, des projets, des ouvertures non pas pour la lecture du passé mais surtout vers une recherche d’une façon d’être, de vivre, de penser, de proposer qui n’avait plus rien à voir avec l’ancien régime franquiste.
Au Maroc, nous avons choisi d’effectuer une lecture de nos blessures et, à partir de là, entrevoir l’avenir. Peut-être que l’on retrouvera, dans quelques années, ce mouvement en Espagne comme il peut s’apaiser chez nous au Maroc, surtout si le processus de démocratisation s’accélère.
Vous avez connu les années fastes de la culture et de l’engagement politique. Vous avez aussi connu les beaux jours de la revue culturelle et engagée « Souffles ». De telles revues n’existent plus au Maroc. Comment le vivez-vous ?
Nous sommes dans une phase qui a quand même vu fleurir ce que j’appellerai une explosion de la mémoire. Je crois que le passage à une autre phase n’est pas encore là. Il faut d’abord assimiler tout ce qui s’écrit. Ce livre commun est toujours à l’écriture. Il faut, disais-je, assimiler tout cela pour pouvoir dégager une évaluation de ce que nous avons vécu pendant tout le 20e siècle.
Et ce, pour pouvoir dessiner les contours de ce que nous voulons être. C’est pour cela que la vérité est un moment capital pour nous en tant qu’histoire, en tant que pays et en tant que nation.
C’est pour cela aussi que le thème de réconciliation que nous sommes aujourd’hui amenés à débattre pour donner le contenu que nous voulons tous est tout aussi capital. C’est à travers la démarcation claire de ce que nous ne voulons plus et ce que nous voulons vraiment, que de tels projets seront alors possibles.
Et cette absence d’engagement, comment l’expliquez-vous ? Par le désenchantement ? Avez-vous le sentiment d’avoir été une génération sacrifiée ?
Je n’ai jamais eu, à aucun moment, le sentiment d’avoir été sacrifié dans le sens de floué dans quelque chose que j’aurais aimé faire. Je n’aime pas m’apitoyer sur ce que j’ai vécu. Mais ce que j’ai vécu, je l’ai vécu. Je serais d’autant plus heureux si j’arrive à l’inscrire dans ce mouvement de dépassement définitif des pages de violations des droits humains. Dans un tel combat, je ne pourrais avoir le sentiment d’appartenir à une génération sacrifiée
Il y a quelques années vous écriviez une lettre à la fois forte et émouvante à votre tortionnaire. Qu’avez-vous envie de lui dire aujourd’hui, après la création de l’Instance Equité et Réconciliation dont vous êtes membre et alors qu’un processus de réconciliation est entamé ?
Je lui dirais exactement ce que contient le dernier paragraphe de cette lettre que j’ai écrite et adressée à mon tortionnaire. Je lui dirais de venir devant les gens, de s’expliquer, de s’excuser de ce qu’il a fait. Alors, à ce moment-là, je pourrais lui serrer la main comme n’importe quel autre Marocain.
Salah El Ouadie : Ce serait peut-être une manière de résister à cette déchéance qui est programmée dans toute entreprise punitive de ce genre. C’est une façon de résister et de tout mettre en œuvre pour préserver les idéaux, les principes, et surtout toute la trame des relations sociales et humaines qui font ce que vous avez été et que vous voulez continuer d’être.
Ecrire est une façon de maintenir vivantes les relations que la personne incarcérée avait avant son arrestation et qui nourrissent son existence. C’est en prison où j’ai compris le plus que nous ne sommes pas fait que par ce que nous sommes mais aussi et essentiellement par ce que les autres vous apportent chaque jour sans que vous ne vous en rendiez vraiment compte.
De ce point de vue, l’écriture est également une manière de laisser vivantes et de préserver ses relations
Ceci dit, je n’ai pas attendu d’être à l’extérieur de la prison pour écrire. Je suis arrivé, et grâce à un certain nombre de journaux comme Anoual ou Al Balagh, à publier mes poèmes alors que j’étais en prison. Une fois libre, j’ai pu les rassembler dans un premier recueil que j’ai intitulé « les blessures de la poitrine ».
Ecrit-on différemment parce qu’on est enfermé ? Existe-t-il une écriture propre à la détention ?
Je crois qu’à ce niveau l’écriture est déjà un acte de liberté. L’écriture est une façon de rendre dans un processus vivant ce que nous sommes par rapport à ce qui nous entoure, ce que nous sommes par rapport à ce dont nous rêvons, ce que nous sommes par rapport à ce que nous avons été. L’écriture est comme un entonnoir, un point où toutes ces dimensions se rassemblent pour donner naissance à quelque chose de dicible et lisible.
L’écriture est donc un moment d’existence plein de plénitude existentielle, si j’ose dire, pour chaque écrivain. Si on ajoute à cela tous les défis de l’enfermement, l’écriture devient aussi une façon de résister à cette entreprise qui ne dit pas son nom, cette entreprise de destruction, d’avilissement, une entreprise qui vise à la fin que vous deveniez l’ombre de vous-même, simplement la carcasse censée porter une âme, une vision, une société qui est la vôtre.
« Nous sommes dans une phase de l’explosion de la mémoire »
Toute une littérature a fleuri pour raconter les années de plomb et de répression. Il y a eu aussi de la bande dessinée, de la peinture, des films, de la chanson. Est-il juste de penser que la répression a donné quelque part naissance à un mouvement culturel, à une culture contre la répression, une résistance artistique et littéraire?
Vous venez de le dire et de lâcher le mot : résistance. Je crois que pendant le 20e siècle, le Maroc a connu beaucoup de moments et de phases difficiles. Nous avons connu le protectorat avec toute sa vision réductrice de ce que nous sommes et ce, à tous les niveaux.
Nous avons eu aussi ce qu’on appelle les années de plomb. Ces années qui n’ont pas permis à ce réel et extraordinaire Marocain d’éclore comme il aurait aimé se voir et se déployer pour le pays, à la fois dans son imaginaire, sa façon d’être, et surtout, la construction de la citoyenneté. Je crois que cette littérature de la résistance à l’absolutisme est à inscrire à l’actif de cette recherche de l’âme marocaine, avec toutes les ressources qu’elle peut trouver en elle-même et dans son entourage afin de s’imposer en tant que façon unique d’exister.
C’est pour cela que la production artistique et éditoriale est diversifiée. Il y a la peinture, les récits, les romans, la poésie, le cinéma. Nous pouvons dire que cette expression de la résistance de l’âme humaine peut s’inscrire à l’actif de la dynamique positive que nous vivons et que nous sommes amenés, et c’est une responsabilité, à faire évoluer vers une démocratie accomplie et définitive.
Ce mouvement d’écriture et de témoignage sur ce qui s’est passé peut-il être comparé à la Movida espagnole qui a accompagné la transition dans ce pays ? Avons-nous aujourd’hui un tel mouvement au Maroc pour mener la transition démocratique à bon port ?
La comparaison entre les deux mouvements peut être abusive. Surtout que dans le mouvement espagnol, il y a eu essentiellement des actes, des projets, des ouvertures non pas pour la lecture du passé mais surtout vers une recherche d’une façon d’être, de vivre, de penser, de proposer qui n’avait plus rien à voir avec l’ancien régime franquiste.
Au Maroc, nous avons choisi d’effectuer une lecture de nos blessures et, à partir de là, entrevoir l’avenir. Peut-être que l’on retrouvera, dans quelques années, ce mouvement en Espagne comme il peut s’apaiser chez nous au Maroc, surtout si le processus de démocratisation s’accélère.
Vous avez connu les années fastes de la culture et de l’engagement politique. Vous avez aussi connu les beaux jours de la revue culturelle et engagée « Souffles ». De telles revues n’existent plus au Maroc. Comment le vivez-vous ?
Nous sommes dans une phase qui a quand même vu fleurir ce que j’appellerai une explosion de la mémoire. Je crois que le passage à une autre phase n’est pas encore là. Il faut d’abord assimiler tout ce qui s’écrit. Ce livre commun est toujours à l’écriture. Il faut, disais-je, assimiler tout cela pour pouvoir dégager une évaluation de ce que nous avons vécu pendant tout le 20e siècle.
Et ce, pour pouvoir dessiner les contours de ce que nous voulons être. C’est pour cela que la vérité est un moment capital pour nous en tant qu’histoire, en tant que pays et en tant que nation.
C’est pour cela aussi que le thème de réconciliation que nous sommes aujourd’hui amenés à débattre pour donner le contenu que nous voulons tous est tout aussi capital. C’est à travers la démarcation claire de ce que nous ne voulons plus et ce que nous voulons vraiment, que de tels projets seront alors possibles.
Et cette absence d’engagement, comment l’expliquez-vous ? Par le désenchantement ? Avez-vous le sentiment d’avoir été une génération sacrifiée ?
Je n’ai jamais eu, à aucun moment, le sentiment d’avoir été sacrifié dans le sens de floué dans quelque chose que j’aurais aimé faire. Je n’aime pas m’apitoyer sur ce que j’ai vécu. Mais ce que j’ai vécu, je l’ai vécu. Je serais d’autant plus heureux si j’arrive à l’inscrire dans ce mouvement de dépassement définitif des pages de violations des droits humains. Dans un tel combat, je ne pourrais avoir le sentiment d’appartenir à une génération sacrifiée
Il y a quelques années vous écriviez une lettre à la fois forte et émouvante à votre tortionnaire. Qu’avez-vous envie de lui dire aujourd’hui, après la création de l’Instance Equité et Réconciliation dont vous êtes membre et alors qu’un processus de réconciliation est entamé ?
Je lui dirais exactement ce que contient le dernier paragraphe de cette lettre que j’ai écrite et adressée à mon tortionnaire. Je lui dirais de venir devant les gens, de s’expliquer, de s’excuser de ce qu’il a fait. Alors, à ce moment-là, je pourrais lui serrer la main comme n’importe quel autre Marocain.
