1973, ce n'est pas si loin que ça. Quarante ans…. mais presque un siècle, parce que depuis Farrago, la voix de Homer fredonne la petite chanson de l'Amérique éternelle. Celle d'un Mark Twain (Les aventures de Tom Sawyer), d'un Jim Harrison (Légendes d'automne), d'un Richard Brautigan (La Pêche à la truite en Amérique) ou d'un Thomas McGuane (L'Ange de personne).
Cette Amérique profonde qui, alors que l'homme débarque sur la Lune et que les troupes américaines opèrent au Vietnam, continue son petit rythme de western, laissant couler les saisons entre une boite de corned-beef et une bouteille de scotch.
Farrago, «petit patelin de l'arrière pays californien, le royaume des bûcherons et des laissés pour compte» présente Yann Apperry. Hormis la place, effective et symbolique, prise par la forêt de séquoias dans ce roman, il sera peu question de bûcherons. Mais bien de ces laissés pour compte qui, malmenés par la vie, ont fini par échouer dans ce comté reculé. A Farrago, l'Eglise du Révérend Poach fait face à l'épicerie de Fausto le sage, non loin de la tanière où Elijah tente, entre deux absences, d'inaugurer sa propre forge pour renverser le commerce des frères Flink. A quelques lieues, Jo Haggardy, tenancière autoritaire et attentionnée de la maison close, veille sur ses clients presque aussi bien que sur ses filles. Avec un soin particulier pour Ophélia, belle rousse aux yeux verts, tombée là alors qu'elle cherchait la route de Hollywood. Un peu plus haut, près de la rivière où pêche le Shérif, se trouve la décharge du vieux Duke, homme borgne mais libre, qui goûte la vie pour compenser le malheur de ses ancêtres noirs.
C'est là, entre eux tous, la forêt, quelques pancakes au beurre et des bouteilles de quinze ans d'âge, tout l'univers de Homer Idlewide. Un gars du village, un vagabond éternellement en vacances. Orphelin, Homer a grandi dans différentes familles et a fréquenté l'école, mais pas assez longtemps pour faire valoir une bonne éducation et enclencher toutes ses neurones. Vers l'âge de seize ans, il est parti voir du pays avant de rentrer à Farrago vivre de petits coups de mains aux uns et aux autres.
Faire de sa vie un destin
Alors que ses tempes grisonnent déjà, Homer a toujours le mental et les questionnements d'un grand enfant. Quand il réfléchit trop, il sent des migraines pointer. Et quelquefois, il a des éblouissements. Fausto dit que c'est un idéaliste. Il dit aussi que Homer aime bien mettre les choses en rapport. Mais parfois, Homer oublie les rapports qu'elles ont entre elles. Alors il saute d'une situation à une autre sans toujours faire les liens, motivé par l'envie de ne pas décevoir et plus encore par la volonté d'échapper au Shérif, au Révérend, à tous ceux qui ne voient pas ses bêtises d'un très bon œil. Apprenti philosophe tardif et gentil comme personne, Homer formule, devant une étoile filante, le but qu'il va poursuivre de toutes ses forces : «Je souhaite avoir une histoire qui fera de ma vie un destin». Et sa vie prend un tournant, pas radical, car «on ne s'écarte de sa route que pour y revenir, dans la douleur ou dans la joie», mais décisif.
Et en attendant que son destin se précise, ce sont les autres qui se confient à lui et lui ouvrent leurs malheurs toujours tus. Drames jamais oubliés, amitiés trahies, amours perdus, rêves avortés, ils font surgir d'eux-mêmes ces secrets insoupçonnés qui font l'essence des individus et les mystères de Farrago.
Avoir un destin, dire ses malheurs, savoir que faire de ses rêves, quelle mort choisir : ce sont les thèmes autour desquels trottine Homer, de plus en plus sagement. Avec en premier lieu : comment raconter une histoire ? Quel rythme ? Quel ton ? Comme une partie de pêche ou comme une chanson ? C'est aussi la question que s'est posée Yann Apperry, romancier français qui, par amour sûrement pour les auteurs américains et la poésie nichée dans ces contrées reculées et quasi temporelles, réussit sa transplantation géographique et culturelle. Des noms, Santa Cruz, Highway 217, Mount Forewer, quelques couplets en anglais «Far away, long ago, I'll be missin' Farrago» et des allusions à Walt Whitman ou John Keats, Yann Apperry a reconstruit tout un univers.
Un narrateur naïf, un récit léger et simple, tantôt mélancolique, tantôt burlesque. Homer passe d'une péripétie à un souvenir puis reprend son fil après avoir accroché un nouveau wagon aux mémoires de Farrago. Au cours de sa promenade, il a la manie de toujours préférer passer par la forêt plutôt que par la route et les digressions semblent parfois longuettes. Mais son odyssée joyeuse et poétique brosse une Amérique chaleureuse où des errants de toutes sortes finissent par constituer, à Farrago, une drôle de famille recomposée.
Ce sont probablement les liens et les preuves d'amitié entre ces êtres si pittoresques qui ont ému les jurés du Prix Goncourt des lycéens. Décerné à Rennes l'automne dernier, la 16e édition de ce prix a récompensé le choix de quelque 2 000 lycéens représentant 59 établissements. Parmi eux cette année, trois élèves algériens venus d' Alger, Tizi-Ouzou et Constantine. Comme leurs comparses, ils ont eu deux mois pour sélectionner leur favori parmi les douze romans sélectionnés pour le Prix Goncourt traditionnel. Et ils ont élu Farrago.
Farrago de Yann Apperry,
Ed. Grasset, 460 p.
Cette Amérique profonde qui, alors que l'homme débarque sur la Lune et que les troupes américaines opèrent au Vietnam, continue son petit rythme de western, laissant couler les saisons entre une boite de corned-beef et une bouteille de scotch.
Farrago, «petit patelin de l'arrière pays californien, le royaume des bûcherons et des laissés pour compte» présente Yann Apperry. Hormis la place, effective et symbolique, prise par la forêt de séquoias dans ce roman, il sera peu question de bûcherons. Mais bien de ces laissés pour compte qui, malmenés par la vie, ont fini par échouer dans ce comté reculé. A Farrago, l'Eglise du Révérend Poach fait face à l'épicerie de Fausto le sage, non loin de la tanière où Elijah tente, entre deux absences, d'inaugurer sa propre forge pour renverser le commerce des frères Flink. A quelques lieues, Jo Haggardy, tenancière autoritaire et attentionnée de la maison close, veille sur ses clients presque aussi bien que sur ses filles. Avec un soin particulier pour Ophélia, belle rousse aux yeux verts, tombée là alors qu'elle cherchait la route de Hollywood. Un peu plus haut, près de la rivière où pêche le Shérif, se trouve la décharge du vieux Duke, homme borgne mais libre, qui goûte la vie pour compenser le malheur de ses ancêtres noirs.
C'est là, entre eux tous, la forêt, quelques pancakes au beurre et des bouteilles de quinze ans d'âge, tout l'univers de Homer Idlewide. Un gars du village, un vagabond éternellement en vacances. Orphelin, Homer a grandi dans différentes familles et a fréquenté l'école, mais pas assez longtemps pour faire valoir une bonne éducation et enclencher toutes ses neurones. Vers l'âge de seize ans, il est parti voir du pays avant de rentrer à Farrago vivre de petits coups de mains aux uns et aux autres.
Faire de sa vie un destin
Alors que ses tempes grisonnent déjà, Homer a toujours le mental et les questionnements d'un grand enfant. Quand il réfléchit trop, il sent des migraines pointer. Et quelquefois, il a des éblouissements. Fausto dit que c'est un idéaliste. Il dit aussi que Homer aime bien mettre les choses en rapport. Mais parfois, Homer oublie les rapports qu'elles ont entre elles. Alors il saute d'une situation à une autre sans toujours faire les liens, motivé par l'envie de ne pas décevoir et plus encore par la volonté d'échapper au Shérif, au Révérend, à tous ceux qui ne voient pas ses bêtises d'un très bon œil. Apprenti philosophe tardif et gentil comme personne, Homer formule, devant une étoile filante, le but qu'il va poursuivre de toutes ses forces : «Je souhaite avoir une histoire qui fera de ma vie un destin». Et sa vie prend un tournant, pas radical, car «on ne s'écarte de sa route que pour y revenir, dans la douleur ou dans la joie», mais décisif.
Et en attendant que son destin se précise, ce sont les autres qui se confient à lui et lui ouvrent leurs malheurs toujours tus. Drames jamais oubliés, amitiés trahies, amours perdus, rêves avortés, ils font surgir d'eux-mêmes ces secrets insoupçonnés qui font l'essence des individus et les mystères de Farrago.
Avoir un destin, dire ses malheurs, savoir que faire de ses rêves, quelle mort choisir : ce sont les thèmes autour desquels trottine Homer, de plus en plus sagement. Avec en premier lieu : comment raconter une histoire ? Quel rythme ? Quel ton ? Comme une partie de pêche ou comme une chanson ? C'est aussi la question que s'est posée Yann Apperry, romancier français qui, par amour sûrement pour les auteurs américains et la poésie nichée dans ces contrées reculées et quasi temporelles, réussit sa transplantation géographique et culturelle. Des noms, Santa Cruz, Highway 217, Mount Forewer, quelques couplets en anglais «Far away, long ago, I'll be missin' Farrago» et des allusions à Walt Whitman ou John Keats, Yann Apperry a reconstruit tout un univers.
Un narrateur naïf, un récit léger et simple, tantôt mélancolique, tantôt burlesque. Homer passe d'une péripétie à un souvenir puis reprend son fil après avoir accroché un nouveau wagon aux mémoires de Farrago. Au cours de sa promenade, il a la manie de toujours préférer passer par la forêt plutôt que par la route et les digressions semblent parfois longuettes. Mais son odyssée joyeuse et poétique brosse une Amérique chaleureuse où des errants de toutes sortes finissent par constituer, à Farrago, une drôle de famille recomposée.
Ce sont probablement les liens et les preuves d'amitié entre ces êtres si pittoresques qui ont ému les jurés du Prix Goncourt des lycéens. Décerné à Rennes l'automne dernier, la 16e édition de ce prix a récompensé le choix de quelque 2 000 lycéens représentant 59 établissements. Parmi eux cette année, trois élèves algériens venus d' Alger, Tizi-Ouzou et Constantine. Comme leurs comparses, ils ont eu deux mois pour sélectionner leur favori parmi les douze romans sélectionnés pour le Prix Goncourt traditionnel. Et ils ont élu Farrago.
Farrago de Yann Apperry,
Ed. Grasset, 460 p.
