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«Kabazal. Les emmurés de Tazmamart» d'Abdelhak Serhane : Mémoires d'outre-tombe de Salah et Aïda Hachad

Dix-huit années de solitude en marge du monde des vivants. Tazmamart, c'est l'enfer au quotidien. Dans des cellules sombres de deux mètres sur trois, au milieu de nulle part et dans une puanteur infâme, des hommes vont tenter de survivre parmi les cris et

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Intenable. Lire les mémoires de Salah et Aïda Hachad n'est pas une sinécure. Loin s'en faut. Chaque ligne de chaque page est une souffrance retranscrite en mots, un énoncé d'événements insoutenables que l'on ne peut survoler que les larmes aux yeux. Tazmamart est pire que tout. Au milieu de nulle part, dans un silence de mort, sans nulle autre perspective que la mort, des hommes vont y être parqués comme des animaux durant 18 ans.

En ces lieux où « le jour et la nuit se confondent», les putschistes des années 70 passeront des milliers de nuits, «l'une collée à l'autre, comme un interminable chapelet de honte et de misère humaine».

A peine nourris, sans jamais voir le soleil, sans pouvoir se raser, se couper les cheveux ou les ongles, ou se laver, rongés par les poux, les punaises, les cafards et autres insectes nuisibles, ils tenteront de survivre. Leur seul objectif : se maintenir envers et contre tout. Ce qui n'est pas une mince affaire.

Invariablement, le régime carcéral se limitait à «des rations qui étaient toujours insuffisantes pour nourrir un enfant» et à «cinq litres d'eau polluée pour boire et pour faire face à tous les besoins de la journée en matière d'hygiène». Et ils étaient importants, puisque les cellules ressemblaient à des fours, l'été, et à des réfrigérateurs, l'hiver. Une situation que l'isolement et le sadisme des geôliers rendaient encore plus intenable.

Sans effets de style, le récit retrace donc ce que fut, au quotidien, la vie des ces «emmurés». La volonté de témoigner s'est traduite, dans le cas d'espèce, en un souci constant du détail. Le programme de la journée - mis au point collectivement par les détenus pour mieux tenir le coup - est déroulé presque heure par heure. L'invention du «kabazal», sorte de réflecteur pour faire entrer la lumière dans les cellules, est détaillée à satiété . Les maladies, le manque d'hygiène, les relations, parfois difficiles, entre les détenus, les petits arrangements avec les gardiens: tout est également dit, pour que nul n'ignore ce que furent ces années-là.

Afin de les exorciser, l'ouvrage les met en lumière, les portant à l'attention de tous pour que tout le monde sache ce que cette descente aux enfers a été. A ces questions lancinantes : «pourquoi tant d'inhumanité, pourquoi tant de barbarie, de cruauté, de monstruosité ?», il n'apporte pas de réponse. Tel n'est pas son objectif. C'est aux historiens que reviendra cette tâche. A «Kabazal, les emmurés de Tazmamart» est revenue une autre. Celle de témoigner de l'horreur, mais aussi de rappeler, ne serait-ce qu'incidemment, que l'Homme peut demeurer humain.

Dans la géhenne de ces lieux maudits, la compassion et la bravoure de certains geôliers ont permis aux «emmurés» de supporter l'indicible. Ainsi, en a-t-il été de cet «adjudant-chef, Ahmed Kharbouch, surnommé Nonours» qui «n'hésitait pas à enfreindre les consignes du directeur», qui servira d'estafette aux prisonniers et qui le paiera chèrement. Ainsi, en a-t-il également été de cet autre gardien, Mohammed Cherbadoui, surnommé « Jeff» qui fera pareil, voire mieux.

Une attitude qui ne peut s'oublier. Comme ne peuvent l'être l'attitude de certaines familles qui «avaient renié leurs fils… par peur ou par lâcheté» et «menacé de faire appel à la police qu'il revenait les importuner». Grandeur et déchéance.

L'être humain est capable du meilleur comme du pire. Dans leur écrasante majorité, les actes des argousins de Tazmamart sont à classer dans cette dernière catégorie. Ils ont laissé des traces indélébiles. Après avoir quitté cet enfer, Salah Hachad, jadis capitaine, pilote de chasse et chef des moyens opérationnels de la base militaire aérienne de Kénitra, en a gardé les pires souvenirs. «Libres, nous ne l'étions pas. Ne le serions jamais.

Et même une fois dehors, notre mémoire reste prisonnière des souvenirs de Tazmamart, des murs de Tazmamart, du froid de Tazmamart, de la faim de Tazmamart, des maladies de Tazmamart, de la mort à Tazmamart . Même libres, nous restons là-bas», écrira-t-il. Il n'y a pas pire.


«Kabazal. Les emmurés de Tazmamart. Mémoires de Salah et Aïda Hachad», Abdelhak Serhane, Tarik Editions, 2003, 320 p.
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