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La Soif de Andreï Guelassimov : Vodka blues

Parmi les douze écrivains russes invités en France pour l'opération «les Belles étrangères», Andreï Guelassimov, auteur de La Soif. Dans ce roman, le narrateur remonte en spirales éthyliques la pente de l'accident qui lui a emporté le visage. Composer et

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Andreï Guelassimov, Ilya Kotcherguine, Iouri Mamleïev, Leonid Guirchovitch, Lev Rubinstein, Ludmila Oulitskaïa, Natalia Jouravliova, Nikolaï Chadrine, Nikolaï Kononov, Nikolaï Maslov, Olga Sedakova, Vera Pavlova : ils sont douze, cette année, à être venus représenter la littérature russe en France au mois de novembre dans le cadre des Belles étrangères. Sous l'égide du Centre national du livre, cette manifestation concrétise depuis 1987 la politique d'aide à la traduction, à la publication et à la diffusion du ministère de la Culture.

Tous les hivers, un groupe d'écrivains d'un pays étranger vient participer en France à des rencontres et des lectures dans des librairies, des bibliothèques, ou des lieux associatifs. En 2003, du fait de Djazaïr, une année de l'Algérie en France, treize écrivains vivant et travaillant en Algérie avaient passé une quinzaine de jours à sillonner les villes de l'Hexagone, dont Mustapha Benfodil, Maissa Bey, Sofiane Hdjadj, Arzeki Mellal, Boualem Sansal et Amine Zaoui. Cette année, c'est la Russie qui est à l'honneur. Un choix préfigurant celui du prochain Salon du livre de Paris qui célèbrera la littérature et l'édition russes du 18 au 23 mars 2005.

Parmi les douze Russes invités aux Belles étrangères 2004, Andreï Guelassimov, un écrivain né en 1965 à Irkoutsk qui vit aujourd'hui à Moscou et se consacre entièrement à l'écriture après avoir été l'élève du metteur en scène Anatoli Vassiliev et l'auteur d'une thèse sur Oscar Wilde. Il publie actuellement deux ouvrages traduits par Joëlle Dublanchet aux éditions Actes Sud : un recueil de nouvelles, Fox Malder a une tête de cochon, et un roman, La Soif.

Comme le titre le laisse deviner, il est question de boire dans ce dernier. Et pour cause : la vodka sert de remède à quatre tankistes de retour de Tchétchénie. Ils ont été victimes d'une explosion qui en a laissé un, Kostia, presque mort. Un de ses camarades l'a sauvé in extremis en éteignant de ses mains les flammes qui lui brûlaient le corps. Kostia s'en est tiré après des mois de soins. Mais il a gardé le visage et le torse ravagés.

Gueule cassée

En racontant son histoire, Constantin dit Kostia tarde un peu à révéler qu'il est une « gueule cassée », nom donné en France aux soldats revenus défigurés de la Grande guerre. Le narrateur commence par une anecdote : alors qu'il est en train d'entreposer dans son frigo tout ce que l'appareil peut contenir de bouteilles de vodka, sa voisine vient lui demander de l'aider à faire obéir son petit garçon qui ne veut pas se coucher. Voyant Kostia, l'enfant obtempère dans la seconde. On suppose le poids de l'autorité masculine, on est loin d'imaginer que l'enfant a eu terriblement peur. Peur de ce « bout de viande cramé » que Kostia porte désormais à la place du visage.

«Six mois après l'appel sous les drapeaux, et un mois entier en Tchétchénie », il tente de se reconstruire un semblant de vie, retape des appartements et étanche sa douleur dans l'alcool. Il ne fréquente plus que ses compagnons de guerre, qui savent qu'il avait « un visage, avant », et n'est toujours pas retourné voir sa mère. Kostia ne parle pas directement du drame. Il y vient lentement, de manière détournée, entre confession et acceptation progressive, remontant le passé en spirales. Sa gueule ne lui plait pas ? Même entière, elle déplaisait déjà à son directeur d'école.

C'est l'occasion d'une plongée en arrière convoquant sa mère, son père déserteur et ce fameux directeur alcoolique sans lequel il n'aurait jamais compris qu'il était doué pour le dessin. Ce talent, c'est sa zone franche, sa respiration, son seul vrai pansement. Figurer, re-figurer : en dessinant, Kostia se recompose une identité, une mémoire, et peut-être un visage.

Il a peiné à se souvenir de l'explosion qui l'a mutilé, c'est en rêve que les événements lui sont revenus, par bribes et violents. La narration est calquée sur ce processus mémoriel : un élément du récit en appelle un autre, et ainsi de suite jusqu'à ce que le drame de Kostia prenne forme et sens. Cet esprit déambulatoire fait l'attrait de ce roman que Andreï Guelassimov a conçu comme on porterait un toast. « A la vie tout de même », servi sec, sans glaçons.

Andreï Guelassimov, La Soif, traduit du russe par Joëlle Dublanchet, Actes Sud, 136 pp.
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