Ils étaient nombreux, les visiteurs du Maroc au cours du 19e siècle et au tout début du 20 e siècle, à vouloir démêler les écheveaux de la société marocaine de l'époque et de son système politique. L'époque était à la conquête coloniale et la concurrence entre les puissances européennes très âpre ; notamment entre l'Angleterre et la France, cette dernière devenue subitement «pays limitrophe» du Maroc par la grâce de sa possession de l'Algérie depuis 1830.
Diplomates, missions militaires, commerçants, missionnaires et espions se sont attelés à la tâche sans qu'ils réussissent à percer au-delà des villes côtières, le pays restant hostile et jalousement fermé à la curiosité étrangère. Certes, il y a eu la mission de reconnaissance de Charles Foucault en 1883 qui permit de donner une idée des complexités des réalités marocaines, mais on ne comprenait pas encore les mécanismes d'un Etat dont la souveraineté s'étalait sur deux zones apparemment dissemblables , beld el makhzen et bled siba constatées par le voyageur.
Du reste, il n'y avait pas de cartes géographiques précises du territoire. 15 ans après le périple de Foucault, le docteur Frédiric Weisgerber ne put établir une carte détaillée de la Chaouiya qu'à la faveur d'une mission médicale expresse auprès du grand vizir, tombé gravement malade alors qu'il se trouvait dans la région. Weisgerber parlera dans ses souvenirs de «voyage en terre inconnue».
Né en 1863, Eugène Aubin fut le premier à pouvoir franchir les frontières foulées jusque-là par les étrangers. Il séjourna pendant six mois à Fès après un long périple qui le conduisit de Tanger à Agadir, puis au retour de Mogador à Marrakech en passant par Safi et Mogador et leurs arrière pays respectifs.
Diplomate de son état, grand voyageur qui occupa de nombreux postes à travers le monde notamment en Turquie, en Egypte, dans des pays asiatiques, en Amérique Latine et dans les Balkans, Eugène Aubin fut désigné en 1902 comme premier secrétaire de la légation française de Tanger, poste qu'il occupa pendant deux années et qu'il mit à profit pour collecter des informations sûres et précises sur «les mécanismes de la vie marocaine et du gouvernement marocain», recueillis auprès de témoins directs et parfois acteurs influents de la politique marocaine en cette période particulièrement délicate : «C'est donc en interrogeant le plus grand nombre de gens possible que je suis parvenu à me faire de ce pays, resté si complètement fermé à toute pénétration européenne, une idée que je crois juste : il va sans dire que j'ai toujours cherché l'information à sa source la plus sûre et que je me suis efforcé, quand faire se pouvait, de contrôler les renseignements des uns par les autres» .
Aubin ne pouvait mieux tomber. Le pays est à la une des journaux anglais et français. Depuis le traité de Madrid de 1888 , le pays est la proie de visées colonialistes que ne retardait que l'âpreté de la concurrence des intéressés. Anglais , Français, Espagnoles et bientôt Allemands se bousculaient au portillon au point d'obstruer l'issue à tout le monde. Mais ce n'est encore que question de temps. Depuis la mort du grand Vizir Ba Ahmed, régent du trône depuis 1894, le pays traverse une période d'incertitude, assez coutumière dans l'histoire du pays à l'avènement de chaque règne. Mais avec le jeune sultan Moulay Abdelaziz, la situation se complique davantage.
Les pressions étrangères se font de plus en plus ressentir ; la siba dans la montagne reprend du poil de la bête et pour ajouter à la confusion générale, le prétendant Bou Hmara, à la tête d'une armée tribale, est à la porte de la capitale Fès. Auparavant, le jeune sultan avait entrepris de réformer le régime fiscal en remplaçant l'impôt coranique, peu productif et trop sélectif, par le tertib , un impôt global généralisé à toutes les catégories sociales et à toutes les tribus indifféremment de leurs statuts.
D'aspect banal, la réforme s'avère très vite menaçante, non seulement pour les privilèges acquis, mais pour l'ordre sociale et politique établi. Ce qui valut au jeune sultan la colère de tout le monde et la révolte des tribus, d'autant plus que son image a été quelque peu froissée par des rumeurs pernicieuses sur ses fréquentations européennes dont un certains Harry Mac Lean, et sa fascination par trop coûteuse, pour les gadgets des industries européennes.
Le livre d'Eugène Aubin, en témoin direct, relate avec force les péripéties de cette crise qui ne dut se résoudre qu'en 1909 à la suite de la capture de Bou Hmara. Mais au-delà des faits et des descriptions du climat de l'époque dans la ville de Fès et chez les populations alentours, ce qui est intéressant à noter dans ce livre, c'est l'appréciation de l'auteur, en observateur avisé, de la personne du sultan et de sa politique. Certes, la légèreté de son engouement est reconnue, mais pour lui, le jeune sultan est un véritable réformateur, maladroit, pressé, confus même, certes, mais un réformateur avide de mettre le pays sur la voie de la modernité.
En témoigne la réorganisation du Makhzen où l'ancienne classe militaire et rurale de mœurs bédouines, qui avait fait la force mais en même temps les faiblesses du pouvoir, a été supplantée par des citadins lettrés dont l'influence ne cesse de grandir. «Avec eux, s'installe (au pouvoir) la haute bourgeoisie des villes hadariya, et surtout la prépondérance de Fès». C'est parmi cette catégorie sociale que le jeune Sultan choisissait désormais ses oumanas, ses ministres et ses hauts fonctionnaires, ce qui augurait d'un choix politique tourné vers la modernité. A la lecture de ces pages consacrées à Moulay Abdelaziz, on se rend compte de l'ampleur du déchirement où le jeune souverain, par ailleurs inexpérimenté, se trouvait perpétré. Entre les pressions étrangères de plus en plus fortes et le conservatisme indolent d'une société enchaînée à ses pesanteurs, la marge de manœuvre n'est pas évidente.
Il est certain que Moulay Abdelaziz fut victime de sa jeunesse et de sa fougue, mais il fut surtout victime de son époque et de ses basculements.
Si le sultan de l'époque est abondamment cité, il n'est pas le seul à faire l'objet de ce livre. Etant un recueil d'articles destinés à la publication dans les journaux français, ses sujets diffèrent d'un chapitre à l'autre, tout en étant structurés par une vision d'ensemble.
Après une première partie sous forme de carnet de route relatant les conditions du voyage en caravane, les lieux et les personnages dont il a eu à fréquenter, il consacre le gros de ses écrits à la vie politique, religieuse et sociale à Fès, sans oublier les nombreuses personnalités influentes dont il fait le portrait entre autres le grand visir Si Feddoul Gharnit; le ministre de la guerre( Allef), le jeune El Mehdi Menebhi , le ministre des affaires exterieur (Ouzir al Bahr), Si Abdelkrim Ben Slimane ou l'Amine Choukara (l'argentier) Si el Hadj el-Mehdi Lahlou.
Il est intéressant de lire également les chapitres consacrés aux institutions de l'époque, le makhzen, le gouvernement et l'administration qui sont l'objet d'une description rigoureuse et détaillée, mais aussi la vie en société, la famille, la minorité juive entre autres sujet, «toutes choses qui font du Maroc le plus extraordinaire des états musulmans et lui impriment un caractère déconcertant pour le nouveau venu».
Un livre à conseiller aux étudiants en Histoire, mais également aux passionnés d'histoire du Maroc, curieux de comprendre la société où nous vivons.
«Le Maroc dans la tourmente»
de Eugène Aubin Ed. EDDIF P 460 p
