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«Le Nez sur la vitre» de Abdelkader Djemaï : les retombées du silence

Après Camping et Gare du Nord, l'écrivain algérien Abdelkader Djemaï publie Le Nez sur la vitre, petit roman retraçant le trajet physique et mental qu'un père effectue en direction d'un fils qui ne donne pas de nouvelles. Parcours ému et douloureux qui, d

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C'est un tout petit livre. A peine quatre-vingt pages. Un court roman, une grosse nouvelle ou une longue lettre. La lettre que ce père de famille écrirait à son fils parti, pour mettre des mots là où le silence s'est installé. «Des mots arrachés à sa peine, à sa chair ». Sauf que ce père est analphabète. Mais s'il ne maîtrise pas l'art de l'écriture, il a l'acuité du regard, l'attention aux détails signifiants, l'intérêt pour les vivants et le sens de la mélancolie propres à certains écrivains.

D'origine algérienne, il a quitté le pays pour s'installer en France, à Avignon, « la ville traversée par le fleuve », où il est ouvrier dans une usine de papier. Il y a vu naître ses quatre enfants, une fille et trois garçons dont un pose problème. Tôt écarté de l'école, celui-ci s'est égaré jusque devant les tribunaux puis il a coupé les liens avec sa famille pour faire sa vie à Marseille. Depuis, pas de nouvelles, des lettres restées sans réponses. Alors son père s'est mis à penser au silence. Celui qu'il entretenait lui-même en Algérie avec ses parents : «Lui, il n'avait pas eu besoin de mots, de phrases avec son père, c'était comme ça, ça avait toujours été comme ça, ils se comprenaient malgré le dénuement et la solitude du douar». Ou celui qui subsiste encore avec son épouse : «Après presque trente de vie commune, ils n'avaient pas osé se dire, devant leurs enfants ou en public, leur amour et, encore moins, se toucher, s'embrasser (…)

Ils étaient liés par une sorte de complicité silencieuse qui ne les avaient pas empêchés eux aussi de se sentir bien ensemble et d'avoir quatre enfants. » Mais avec ce fils là, le silence était devenu distance, de celle qui ronge et trouble le sommeil. «Les mauvais jours avaient peut-être commencé au début de l'adolescence, quand il s'était mis à faire des siennes».

Son départ de la maison a laissé un vide, et le père a vieilli brutalement. Il a donc résolu de prendre l'autocar pour se rapprocher de l'enfant fantôme. En chemin, «pour se sentir moins seul», il accroche son regard à quelque chose, à quelqu'un, à ce bébé qui dort ou à ce thermos de café. Ivresse de la route, des visages, des odeurs et de la musique métallique diffusée par la radio entre des réclames : ce voyage en appelle un autre, lointain, le premier qu'il a effectué, enfant, du douar natal vers la grande ville.

Deux trajets comme deux tracés temporels dans la vie de cet homme qui mesure alors, à cinquante-sept ans, l'écart entre deux pays et deux époques, l'écoulement du temps. Ecrivain de l'exil, de la nostalgie, du souvenir, Abdelkader Djemaï dépasse ici le récit du passé pour dessiner les contours d'un voyage intérieur. En dépit de quelques maladresse dans le tempo final, il extrait de cette histoire sans paroles, de ces personnages sans noms mais de ces univers si délicatement recréés, une portion d'intimité gonflée de chagrin et une méditation humble sur les frontières entre les êtres. « C'était comme si son fils se tenait derrière une vitre épaisse, qu'il pouvait seulement le voir, le sentir bouger dans la lumière et dans le silence qui l'enveloppait dans un grand manteau noir».

Le Nez sur la vitre de Abdelkader Djemaï, Ed. Seuil, 80 p.
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