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«Le Sage et la politique» de Norberto Bobbio : Gouvernement des lois contre gouvernement des hommes

Quel est le rapport entre la politique et la morale ? C'est l'une des questions centrales de la philosophie depuis Platon et Aristote, et que reprend aujourd'hui, à la lumière de la réalité actuelle, le vieux philosophe italien presque centenaire Norbert

«Le Sage et la politique» de Norberto Bobbio : Gouvernement des lois contre gouvernement des hommes
Ce faisant, partisans et adversaires de l'implication de la religion, en tant que source de la morale, dans la politique, sont loin de se rendre compte qu'ils sont en fait en train de reprendre une controverse millénaire autour d'un thème central de la philosophie qui n'en finit pas d'alimenter la réflexion : Celui du rapport de l'éthique et du politique, de la morale religieuse ou profane au pouvoir.

Le mérite du livre de Norberto Bobbio, philosophe italien, « Le Sage et la politique» édité dans sa version française chez Albin Michel, est de faire un exposé exhaustif des différentes conceptions de la problématique élaborée par des philosophes depuis Machiavel, le premier à évoquer le sujet dans Le Prince jusqu'à Max Weber qui semble emporter l'adhésion des intellectuels modernes. Ce qui , on s'en doute, contribue à élever le débat autour de la question en la soustrayant à la polémique politicienne étroite pour la replacer sur les larges horizons de la réflexion philosophique.

Pour Bobbio, le problème du rapport de l'éthique à la politique n'est pas différent de celui de la morale et toutes autres activités humaine, on parle de déontologie de la presse ou de la médecine, on parle de l'économie et de la morale etc.. Il estime cependant, que le problème du rapport entre éthique et politique est plus grave, « parce que l'expérience historique a montré –du moins depuis le conflit oppant Antigone à Créon-, et parce que le sens commun paraît avoir tacitement admis que l'homme politique pouvait se comporter d'une manière divergeant de la morale commune, qu'un acte moralement illicite pouvait être considéré comme licite en politique, et en somme que la politique obéissait à un code de règles, ou système normatif, différent et en partie incompatible avec le code, ou le système normatif, de la conduite morale.

Lorsque Machiavel fait dire à Cosme de Médicis que les Etats ne se gouvernent pas par des Pater noster en main (c'est-à-dire des prières), c'est une façon de considérer et de faire admettre que l'homme politique ne peut pas conduire sa propre action en fonction des préceptes de la morale dominante, laquelle coïncide, dans une société chrétienne, avec la morale évangélique. »

En fait, la question telle qu'elle se pose chez la majeure partie des auteurs, relève Bobbio, n'est pas tant de savoir si la politique doit se plier à la loi morale ou religieuse que de savoir si la politique est soumise au jugement moral, en d'autres termes si le caractère moralement licite ou illicite des actions politiques a un quelconque sens en elle-même. Lorsque ces auteurs sont confrontés au problème des écarts ou contrastes entre les actions politiques des gouvernements et les codes mormaux, ils ont recours à la justification . Or, on ne justifie que ce qui est non conforme aux règles. On n'a pas besoin de se justifier lorsqu'on arrive à l'heure à un rendez-vous, on se justifie lorsqu'on est en retard ou lorsqu'on agit en violation d'une règle ou d'un accord. Ce qui est la preuve pour Bobbio qu'un acte politique est bien sujet aux règles morales.

Pour Bobbio, le contraste entre éthique et politique est apparu à la suite de la formation de l'Etat moderne où la politique se révèle comme le lieu de déploiement de puissance, le plus souvent au service d'une religion , donc de Dieu, source de toute morale, au nom de laquelle on commet des actes moralement condamnables.

Ce n'est qu'au 16e siècle, avec Machiavel, que l'on commence à élaborer des explications à ce contraste, connu sous le vocable de « raison d'Etat », en fait à lui fournir des justifications. Pour l'auteur du Prince, il est compréhensible qu'un prince fasse peu de cas des principes moraux , telle la fidélité à la parole ou la franchise, si son action vise l'accomplissement de «grandes choses», autrement dit, ce ne sont pas les principes qui comptent mais le résultat.

Tous les autres systèmes philosophiques qui sont apparus après, ont eu ce même souci : fournir une solution au contraste entre les prescriptions morales et l'action politique, ou expliquer pour quelle raison l'opposition existe.

Bobbio distingue quatre grandes théories qui se sont posées le problème entre morale et politique. A la grande différence entre monistes et dualistes, il existe également des différences au sein de chacune de ses théories : Rigide et flexible chez les monistes ; apparente et réelle chez les dualistes. On peut classer par exemple nos islamistes modernes comme des monistes rigides étant partisans d'une morale unique, celle découlant des préceptes divins auxquels la politique se doit de se plier quelque soit le résultat. Un islamiste modéré, pourrait admettre la possibilité de dérogation à certains principes moraux au nom de la raison d'Etat, il serait alors partisan d'un monisme flexible.

Il y a plusieurs variantes de la théorie dualiste selon laquelle, la politique et la morale constituent deux systèmes normatifs distincts. Cette distinction n'est qu'apparente pour les uns, elle est réelle chez d'autres. Un exemple de cette distinction apparente est la théorie de Hegel pour qui les deux systèmes, quoique distincts, ne sont pas totalement indépendants mais reposent l'un sur l'autre en ordre hiérarchique. Pour Hegel, c'est le système politique qui est hiérarchiquement supérieur et cette supériorité est pour lui, un excellent argument de justification de la conduite immorale de l'homme politique.

Une autre solution dualiste, cette fois réelle, est celle que l'on connaît sous le vocable de «machiavélisme» et que résume la maxime : « la fin justifie les moyens » ou « les grandes choses ».

Mais la théorie dualiste la plus conséquente, celle qui semble à la base de la modernité actuelle, et celle de Max Weber qui fait la distinction entre « l'éthique de la conviction» et « l'éthique de la responsabilité », deux morales fondées sur deux critères différents de jugements des actions, dont elles usent pour juger qu'une action est bonne ou mauvaise. Si la première s'appuie sur une norme antérieure à l'action -une prescription divine, un principe moral- la seconde se sert de quelque chose qui vient après, c'est-à-dire le résultat de l'action.

Pour Norberto Bobbio, cette théorie est indûment apparentée à Weber pour qui, au contraire, l'éthique de la conviction ne saurait être disjointe de celle de la responsabilité . L'éthique de la conviction « conduite à ses extrêmes conséquences, est propre au fanatique, figure moralement répugnante » ; l'éthique de la responsabilité, « complètement scindée des principes qui inspirent les grandes actions, et uniquement tournée vers le succès, caractérise la figure, non moins répréhensible, du cynique » .

On en est là aujourd'hui dans le monde musulman : entre fanatisme et cynisme. Les uns nous disent appliquons les lois de Dieu et adirenne que pourra, les autres au nom de l'efficacité sont prêts à piétiner des valeurs aussi essentielles que la liberté et l'équité.
C'est pourquoi, selon Bobbio, toutes ces théories justificatives n'évacuent pas le vrai problème du rapport de l'éthique à la politique, un tyran qui fait « de grandes choses » reste quand-même un tyran ; si la fin justifierait les moyens, qui justifierait la fin ? toutes les fins que se propose l'homme d'Etat sont-elles de bonnes fins ? Ne faut-il pas aussi se demander si les mauvais moyens corrompent les bonnes fins.

Comment savoir si la fin est bonne ou mauvaise sans la soumettre à un jugement moral : « Même pour celui qui voit en l'action politique une action instrumentale, elle n'est pas un instrument pour n'importe quelle fin qu'il plairait à l'homme politique de rechercher. Mais une fois établie la distinction entre une bonne et une mauvaise fin, il devient inévitable de distinguer entre l'action politique bonne et la mauvaise, autrement dit de la soumettre à un jugement moral.»

Que veut-dire un jugement moral selon Bobbio ? C'est tout simplement la conformité de l'action politique aux normes de la constitution et aux principes de l'Etat de droit défini comme « le gouvernement des lois opposé au gouvernement des hommes».
On le voit, on est loin de la conception islamiste de la conformité de la politique à la morale.

« Le Sage et la politique » de Norberto Bobbio, Ed. Albin Michel , 157 pages.
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