Laurent Gaudé est un auteur de théâtre. Non seulement publié - fait notable en ces temps où les romans abondent -, mais également mis en scène. A trente-deux ans, il peut se targuer d'avoir vu Onysos le furieux, sa première pièce écrite en 1997, montée au Théâtre national de Strasbourg, et Pluie de cendres (2001) accueillie par la Comédie française.
Chez lui, la scène n'est pas restée sur le papier. Il a beau être «passé » au roman en 2001 avec Cris, et avoir récidivé l'année suivante avec La mort du roi Tsongor qui lui a valu le prix Goncourt des lycéens 2002 et le Prix des libraires 2003, Laurent Gaudé a gardé des « planches » un remarquable sens de la dramaturgie. En témoigne son troisième roman, Le soleil des Scorta, qui essaie de se faire une place parmi les 661 fictions de la rentrée littéraire 2004 en France.
Acte I, scène 1 : un homme, hébété de chaleur, marche avec son âne sur un chemin de poussière en direction de Montepuccio, village blanc du sud-sud de l'Italie. Bandit de grand chemin, Luciano Mascalzone retourne sur son lieu de naissance après quinze ans d'absence. Il vient chercher vengeance. Acte I, scène 2 : Luciano Mascalzone plonge, à l'heure de la sieste, dans les draps frais de Immacolata qu'il a prise pour Filomena, son ancien amour. Acte I, scène 3 : il se fait lapider par tous les villageois pour s'être emparé de cette femme.
De leur union volée naîtra une lignée maudite, les Scorta. « Une famille devait naître de ce jour de soleil brûlant parce que le destin avait envie de jouer avec les hommes, comme les chats le font parfois, du bout de la patte, avec des oiseaux blessés ».
Le dramaturge Laurent Gaudé se fait démiurge, effeuillant la descendance des Scorta comme un album de famille. Pas question de s'attarder sur l'un, ou alors pas longtemps. Pas le temps de s'attacher à l'autre, ou alors en passant. Il les contemple depuis 1870 jusqu'à maintenant, de Montepuccio à New York pour revenir à Montepuccio, aimantés par cette terre où la meute a ses racines, où l'individu s'efface. «Tu n'es rien, Elia. Ni moi non plus. C'est la famille qui compte.
Sans elle tu serais mort et le monde aurait continué de tourner sans même s'apercevoir de ta disparition. Nous naissons. Nous mourrons. Et dans l'intervalle, il n'y a qu'une chose qui compte. Toi et moi, pris seuls, nous ne sommes rien. Mais les Scorta, les Scorta, ca, c'est quelque chose », dira Domenico à son neveu Elia. Tel est le mot d'ordre de ce clan de vauriens poursuivi par le visage laid de la cruauté et de la malchance. Méprisés dans toute la région et marginalisés de génération en génération mais redoutablement unis dans l'opprobre, ils cherchent, avec la même force sauvage, un accès au bonheur. Réservent leur amour exclusif et puissant à ceux qui ont accepté de partager leur anathème (frères, sœurs, femme, mari, enfants), à ceux qui ont bien voulu mêler leur sang au leur sous le ciel des Pouilles.
Crever le silence
Laurent Gaudé n'est pas seul devant ce tableau. Une voix lui parle, une voix âgée qui se confie comme on se déchargerait d'un fardeau à la fin d'une vie bien remplie. La vieille Carmela Scorta s'est décidée, enfin, à sortir du silence qu'elle observe depuis vingt ans pour respecter un serment fait, un jour de joie, à son frère Raffaele. « Vous le savez, tout le village nous appelle les taciturnes », avait-il commencé. « Promettez-moi que chacun d'entre vous racontera une chose à mes enfants. Une chose qu'il a apprise. Un souvenir. Un savoir. Faisons cela entre nous. D'oncles à neveux. De tantes à nièces.
Un secret que vous avez gardé pour vous et que vous ne direz à personne d'autre. Sans quoi nos enfants resteront des Montepucciens comme les autres. Ignorants du monde. Ne connaissant que le silence et la chaleur du soleil. »
L'histoire des Scorta, c'est celle d'une victoire sur le malheur, sur l'erreur, sur le silence, et sur le soleil, cuisante surface qui, entre la mer et la poussière, n'est pas loin de constituer l'essentiel du décor, voire même le personnage principal de ce roman. A Montepuccio, à l'heure de la sieste, « et la terre aurait pu trembler, personne ne se serait aventuré dehors. Une légende courait dans le village qu'à cette heure, un jour, un homme remonté un peu tard des champs avait traversé la place centrale.
Le temps qu'il atteigne l'ombre des maisons, le soleil l'avait rendu fou. Comme si les rayons lui avaient brûlé le crâne. Tout le monde, à Montepuccio, croyait en cette histoire. »
Mais les Scorta ne sont pas comme tout le monde. Ils ont transformé le rejet en force, serrant les dents, serrant les coudes, gagnant petit à petit du terrain sur la bêtise d'un village anesthésié dans le temps. Comme si, têtes déjà brûlées, ils avaient fait du soleil leur allié. « Nous l'aimons trop cette terre.
Elle n'offre rien, elle est plus pauvre que nous, mais lorsque le soleil la chauffe, aucun d'entre nous ne peut la quitter.
Nous somme nés du soleil, Elia. Sa chaleur nous l'avons en nous.» Et cette chaleur dévore, fait peur, ou attire au point de fonder un mythe, celui des «Mangeurs de soleil », têtes hautes sur leur montagne de secrets.
Laurent Gaudé, Le soleil des Scorta, Ed. Actes Sud, 250 p.
Chez lui, la scène n'est pas restée sur le papier. Il a beau être «passé » au roman en 2001 avec Cris, et avoir récidivé l'année suivante avec La mort du roi Tsongor qui lui a valu le prix Goncourt des lycéens 2002 et le Prix des libraires 2003, Laurent Gaudé a gardé des « planches » un remarquable sens de la dramaturgie. En témoigne son troisième roman, Le soleil des Scorta, qui essaie de se faire une place parmi les 661 fictions de la rentrée littéraire 2004 en France.
Acte I, scène 1 : un homme, hébété de chaleur, marche avec son âne sur un chemin de poussière en direction de Montepuccio, village blanc du sud-sud de l'Italie. Bandit de grand chemin, Luciano Mascalzone retourne sur son lieu de naissance après quinze ans d'absence. Il vient chercher vengeance. Acte I, scène 2 : Luciano Mascalzone plonge, à l'heure de la sieste, dans les draps frais de Immacolata qu'il a prise pour Filomena, son ancien amour. Acte I, scène 3 : il se fait lapider par tous les villageois pour s'être emparé de cette femme.
De leur union volée naîtra une lignée maudite, les Scorta. « Une famille devait naître de ce jour de soleil brûlant parce que le destin avait envie de jouer avec les hommes, comme les chats le font parfois, du bout de la patte, avec des oiseaux blessés ».
Le dramaturge Laurent Gaudé se fait démiurge, effeuillant la descendance des Scorta comme un album de famille. Pas question de s'attarder sur l'un, ou alors pas longtemps. Pas le temps de s'attacher à l'autre, ou alors en passant. Il les contemple depuis 1870 jusqu'à maintenant, de Montepuccio à New York pour revenir à Montepuccio, aimantés par cette terre où la meute a ses racines, où l'individu s'efface. «Tu n'es rien, Elia. Ni moi non plus. C'est la famille qui compte.
Sans elle tu serais mort et le monde aurait continué de tourner sans même s'apercevoir de ta disparition. Nous naissons. Nous mourrons. Et dans l'intervalle, il n'y a qu'une chose qui compte. Toi et moi, pris seuls, nous ne sommes rien. Mais les Scorta, les Scorta, ca, c'est quelque chose », dira Domenico à son neveu Elia. Tel est le mot d'ordre de ce clan de vauriens poursuivi par le visage laid de la cruauté et de la malchance. Méprisés dans toute la région et marginalisés de génération en génération mais redoutablement unis dans l'opprobre, ils cherchent, avec la même force sauvage, un accès au bonheur. Réservent leur amour exclusif et puissant à ceux qui ont accepté de partager leur anathème (frères, sœurs, femme, mari, enfants), à ceux qui ont bien voulu mêler leur sang au leur sous le ciel des Pouilles.
Crever le silence
Laurent Gaudé n'est pas seul devant ce tableau. Une voix lui parle, une voix âgée qui se confie comme on se déchargerait d'un fardeau à la fin d'une vie bien remplie. La vieille Carmela Scorta s'est décidée, enfin, à sortir du silence qu'elle observe depuis vingt ans pour respecter un serment fait, un jour de joie, à son frère Raffaele. « Vous le savez, tout le village nous appelle les taciturnes », avait-il commencé. « Promettez-moi que chacun d'entre vous racontera une chose à mes enfants. Une chose qu'il a apprise. Un souvenir. Un savoir. Faisons cela entre nous. D'oncles à neveux. De tantes à nièces.
Un secret que vous avez gardé pour vous et que vous ne direz à personne d'autre. Sans quoi nos enfants resteront des Montepucciens comme les autres. Ignorants du monde. Ne connaissant que le silence et la chaleur du soleil. »
L'histoire des Scorta, c'est celle d'une victoire sur le malheur, sur l'erreur, sur le silence, et sur le soleil, cuisante surface qui, entre la mer et la poussière, n'est pas loin de constituer l'essentiel du décor, voire même le personnage principal de ce roman. A Montepuccio, à l'heure de la sieste, « et la terre aurait pu trembler, personne ne se serait aventuré dehors. Une légende courait dans le village qu'à cette heure, un jour, un homme remonté un peu tard des champs avait traversé la place centrale.
Le temps qu'il atteigne l'ombre des maisons, le soleil l'avait rendu fou. Comme si les rayons lui avaient brûlé le crâne. Tout le monde, à Montepuccio, croyait en cette histoire. »
Mais les Scorta ne sont pas comme tout le monde. Ils ont transformé le rejet en force, serrant les dents, serrant les coudes, gagnant petit à petit du terrain sur la bêtise d'un village anesthésié dans le temps. Comme si, têtes déjà brûlées, ils avaient fait du soleil leur allié. « Nous l'aimons trop cette terre.
Elle n'offre rien, elle est plus pauvre que nous, mais lorsque le soleil la chauffe, aucun d'entre nous ne peut la quitter.
Nous somme nés du soleil, Elia. Sa chaleur nous l'avons en nous.» Et cette chaleur dévore, fait peur, ou attire au point de fonder un mythe, celui des «Mangeurs de soleil », têtes hautes sur leur montagne de secrets.
Laurent Gaudé, Le soleil des Scorta, Ed. Actes Sud, 250 p.
