C'est à l'occasion, le plus souvent, des cérémonies matrimoniales des familles de la région, et plus rarement, lors des fêtes nationales et les réjouissances d'anmoggar, ces rassemblements commerciaux et spirituels annuels, probablement les vestiges, encore vivaces, du paganisme amazigh, organisés par une tribu ou plusieurs fractions tribales aux alentours du mausolée de leurs saints protecteurs (Sidi Boushab, Sidi Said Cherif, Sidi Bibi, Imi Lefayh, etc.)
Notre artiste a toujours préféré un contact direct avec son public. Un échange voire une communion se produit au fur et mesure du déroulement de ses spectacles musicaux qu'il agence selon l'inspiration du moment et la qualité de l'assistance. Il commence grosso modo par des préludes instrumentaux aux rythmes classiques qu'on peut considérer comme le B.A.-Ba de la musique amarg, et sur lesquels les danseuses-choristes, sous leurs plus beaux atours, esquissaient des danses collectives très élaborées. C'est par la suite qu'il chante en suivant un rituel assez immuable.
Tout d'abord, il demande à Dieu et surtout à ses saints (Sidi Hmad Ou Moussa, Ait Douzmour et Ait Waghzen) auxquels il croit fermement leur bénédiction pour que tout se passe le mieux possible. Et là, il faut signaler que tout chanteur ou poète, au début de sa carrière, doit s'appuyer sur un ou plusieurs Saints. Pour cela, il faut suivre un rite initiatique appelé en amazighe tchyyikh qui consiste en plusieurs séjours nocturnes dans l'enceinte du mausolée d'un saint qui seul, semble-t-il, est à même d'octroyer les «clés» du génie poétique.
La poésie procède d'un monde de forces surnaturelles. Jugeons-en :
Ad ak nshâdêr ssadat ura ssâlihîn
J'en appelle aux saints et aux marabouts
Ad âh irxu lhêsab irxu u awal
Pour que je puisse avoir facilement l'inspiration
Dans un moment de manque d'inspiration, c'est le saint qui devient le recours le plus naturel :
Man za ak a ccix a walli-s a thendazêh awal
Où es-tu mon saint pour m'aider à mettre en ordre mes mots
Ensuite, il souhaite la bienvenue et la paix à tout son auditoire qu'il incite à rester calme et à lui prêter une oreille attentive. Et enchaîne aussitôt par solliciter la générosité de l'assistance aisée en lui adressant des chants dithyrambiques et laudateurs. Ce qui n'est pas sans offusquer au plus haut point notamment son public jeune, généralement instruit.
Tandis que les riches et les notables, personnellement nommés, trouvent là l'occasion de faire étalage de leur richesse. A qui mieux mieux. Ils sortent, avec ostentation, des liasses de billets de banques pour en couvrir l'artiste et ses musiciens. Il faut bien dire que cela frise parfois le ridicule. Quoiqu'on en dise, il faut se rendre à l'évidence.
Cette pratique, toutes proportions gardées, est justifiée. Car, l'État marocain, malheureusement, ne reconnaît même pas le caractère de culture à l'amazighité qu'il assimile allégrement à un folklore, condamnée à disparaître tôt ou tard. Comment voulez-vous que l'artiste amazigh puisse prétendre à une protection juridique publique qui lui garantisse de vivre de son métier ? Pour faire bref, je dirais, en retenant le bon côté des choses, que c'est une sorte de mécénat qui lui permet de vivre vaille que vaille. Le hic, c'est que Said Achtouk avait une situation sociale et matérielle enviable et n'a nullement besoin de se comporter de la sorte. Il n'en demeure pas moins, malgré le procès qu'on peut lui faire, un géant de la musique amazighe.
Dans certaines de ses représentations, Said Achtouk peut donner le meilleur de lui-même ; des poèmes, avec un accompagnement musical réduit au minimum et un peu à la manière des griots africains, couleront à un débit époustouflant dans une exultation totale des spectateurs, surtout quand sont évoqués les sujets sensibles : la femme et l'amour. Les Amazighs "sentant la langue de la poésie comme une langue différente de la langue de tous les jours, et ils disent qu'elle est belle" [20]. Les you-you stridents des femmes et les acclamations à tout rompre des hommes s'alterneront toute la soirée. Il peut chanter parfois jusqu'à l'aphonie. Pour se reposer, il agrémente souvent ses spectacles d'anecdotes et de calembours au plus grand bonheur de son public.
Cependant, il arrive, parfois, que notre poète ne soit pas au mieux de sa forme ou tout simplement de mauvaise humeur pour telle ou telle raison. Il chantera une ou deux fois et laissera sa place aux apprentis-musiciens qui l'accompagnent. Iqsiden (aqsid au singulier), c'est ainsi que S. Achtouk appelle ses poèmes, pour preuve ces deux vers :
Ha dâh ya uqsid ur-ta y-akw imatîl
Voici un autre nouveau poème
Igan win ghilad iggut mani-n yut
Il est d'aujourd'hui et a des sens très profonds
Ils sont très souvent longs, très sobres et nous ne parlerons pas de leur pauvreté, comme l'a fait H. Basset, mais d'une économie "parfois extrême, [qui] n'est pas propre au berbère, mais elle, semble-t-il, la caractéristique de toute langue poétique traditionnelle. Il en est ainsi de la langue poétique médiévale" [21]. Nous pouvons également remarquer que notre artiste n'est pas très différent d'autres rways qui «reproduisent les techniques de versification et la richesse rhétorique de la poésie amazighe qui use souvent du symbolisme : rimes et assonances, imagerie recherchée, vocabulaire spécial, et de toute une panoplie de matériaux poétiques qui concoure à charmer les connaisseurs et le grand public» [22].
Ces iqsiden ont des caractéristiques qu'on peut considérer comme des constantes de la poésie amazighes traditionnelle. Primo, l'absence de l'unité du sujet ; plusieurs thèmes peuvent être évoqués dans un seul et même poème.
Qui plus est, des prises de position opposées voire antagoniques peuvent être adoptées dans le même poème sans que cela dérange outre mesure le public. Secondo, la présence d'écarts syntaxiques et lexicaux, même si S. Achtouk n'en abuse pas beaucoup, ce qui cadre globalement avec la remarque d'A. Basset à propos des licences dans la poésie amazighe en affirmant "le caractère secondaire des genres et des nombres, l'utilisation du singulier pour le pluriel [et inversement], le peu d'importance accordé au temps des verbes ainsi que l'usage d'un vocabulaire particulier, marqué par des archaïsmes et des néologismes" [23]. Et H. Jouad, qui par ses excellentes recherches, a dégagé le système de versification de la poésie amazighe explique que "cette violation de l'accord grammatical" et "d'autres licences poétiques" répondent à une nécessité "d'ajustement" par rapport à une "matrice métrique" [24]. Néanmoins, cette poésie n'est pas une quadrature du cercle. Elle est toujours porteuse d'un sens qui, il est vrai, n'est pas toujours accessible à tout le monde.
D'aucuns lui reconnaissent un talent poétique exceptionnel. On sent que derrière ses textes, il y a un travail de recherche et de profonde réflexion. Il refuse d'utiliser exagérément les emprunts et évite tant bien que mal les arabismes et les gallicismes. C'est un véritable orfèvre de la langue amazighe. Sa capacité à bien choisir le mot touchant ou la formule émouvante, doublée d'une mémoire infaillible, en font un maître incontesté et incontestable. En plus, la Nature l'a gâté doublement : elle l'a doté d'une voix chaude et chaleureuse, très appréciée par son public, et d'une condition physique irréprochable ; il peut rester d'aplomb et chanter des heures durant sans jamais perdre le fil ni de ses idées ni bafouiller un seul instant. Ce n'est qu'aux dernières années de sa vie, la maladie n'arrangeant pas les choses, qu'il donne des signes visibles de faiblesse.
Il a abordé tous les sujets et tous les thèmes inhérents à son milieu social et culturel : l'émigration, l'agriculture, l'exode rural, etc. Il a également tâté tous les genres poétiques : l'éloge, la poésie nationale, religieuse et moralisatrice, etc. Pour autant, le genre où Said Achtouk a vraiment excellé est incontestablement la poésie sentimentale et amoureuse d'autant moins qu'elle n'est pas très en vogue chez les Amazighs. Les thèmes de la femme et de l'amour sont un leitmotiv dans sa poésie. Une situation d'autant plus paradoxale que la société est dominée par une morale des plus puritaines qui ne tolère aucunement de parler de ses sentiments et encore moins les chanter. Et c'est là, en fait, qu'il a fait montre non seulement de beaucoup d'originalité, mais aussi de courage.
Ainsi, S. Achtouk a surmonté ce tabou pesant et a donné à cette poésie sentimentale ces lettres de noblesse. Il n'est pas sans rappeler ces poètes-trouveurs qui ont inventé et propagé la poésie de la "fin amour" ou l'amour courtois, au Moyen-Âge européen. Comme eux, notre rrays a placé la femme au centre des ses préoccupations. Il a su mieux que quiconque exprimer en langue amazighe les différentes facettes de l'âme d'un poète perpétuellement subjugué et fasciné par la gente féminine. En effet, il suffit d'évoquer son nom devant un profane ou un spécialiste pour s'entendre dire amarir n tayri. Méditons ces magnifiques vers où S. Achtouk, avec des mots simples, décrit merveilleusement bien la beauté féminine. Le tableau qu'il en brosse, qui peut paraître étrange à un lecteur non amazighe, correspond, en fait, à un certain idéal féminin, bien ancré dans l'inconscient populaire, et auquel le poète ne fait que donner forme :
Bark llah ay atbir ihêba rric
Ô bonheur ! toi, la colombe que cachent ses plumes !
Rzêmen-d i u azzar ighwman, ihêbut akw
Qui a laissé ses cheveux noirs la couvrir
Tuzzûmt ignzi âh-d ibdâ tidlalin
Tu as fait une raie au milieu de ton front
Afus d umggerêd n-s akw ibayn
On peut voir ta main et ton cou
Zund ukan îh gisen diaman
Desquels pendaient des diamants
Imma kra n twallin zud tadwatin
Tes yeux ressemblent aux encriers
Imma kra n tmimmit tga tamdûwwurt
Ta bouche est toute ronde
Tuxsin rwasent kullu diaman
Tes dents ressemblent aux diamants
Udem n-s idûwr yurwus âh-d ukan
Tu as un visage rond qui me rappelle
Tazughi n lfjer llîh-d iqerb lhâl
Les lumières du lever du jour
Adâr zud ukan lkwas n lbellar
Tes pieds ressemblent aux verres de cristal
Idûwr asen tirra n lhênna d lucam
Qu'entourent les motifs du henné et du tatouage
Ignzi n-s ajddig n lwurd îh-d iffugh
Ton front est tel une rose qui vient d'éclore
Cette beauté fantasmée et de surcroît amplifiée par le jeu de comparaisons se rapportant à des matières précieuses n'existant pas forcément dans le milieu rural, ne laisse aucunement notre poète indifférent ; elle le perturbe profondément.
Les formules exagérées voire hyperboliques sont utilisées abondamment. Jugeons-en:
Ad ukan felli terzêmt i usmmaql
Dès que tu me jettes un regard
Yaddum kullu u adif ura ssâhêt
Je sens mon corps fondre
Ou bien,
Unnîh lqtîb ihâdan timlli n ufus
J'ai vu un foulard tenu par une main blanche
Wallit irban ighlb a flan ukan ayyur
Celle qui le tient est plus belle que la lune
Is ukan dis mmaggarêh ikcmâh lxuf
Je suis tellement perturbé quand je l'ai rencontrée
Ibid izêri inu naddum kullu hê lmakan
Que je n'arrive plus à me tenir debout
Nghwid atay nsu gis imikkik n yan
Lorsque j'ai pris une gorgée de thé
Iggummi ufus inu a dâh sul isers lkas
Ma main ne voulait même plus lâcher le verre
Par conséquent, le poète ne résiste pas longtemps au sentiment amoureux qu'il compare à une maladie qui le consume petit à petit. Il n'hésite pas à solliciter Dieu afin d'insuffler l'affection (selon l'expression même du poète) dans le cœur de l'être aimé en adoptant son ton plaintif habituel. En désespoir de cause, il invoque des raisons purement surnaturelles, et plus exactement la sorcellerie et la magie, pour expliquer ses malheurs. Elles sont l'unique recours contre l'inexplicable. Il faut dire que pour ce qui est de notre poète, son milieu rural l'y prédispose.
Il y a tout un savoir local très sophistiqué de toutes sortes de recettes destinées à provoquer l'amour ou à l'estomper. Si bien que l'amour n'est jamais considéré comme un phénomène naturel ; il participe de la magie :
Ghwîh ak lxater n-k nra ad darnêh timyurm
Je fais tout pour que tu restes avec moi
Nekki ssennêh nit izd lhêrz ad âh turam
Je suis sûr que tu m'as ensorcelé avec une amulette.
Ou encore :
Rawâh a nmun a walli f ukan terbbit a tasa nu
Mon amour, viens avec moi !
Nrbut bdda zud arraw hê ifasen
Je m'occupais de toi comme mon propre enfant
Ur nessin man lhêrz a yyi iksen ssâhêt
Je ne savais pas que c'est l‘amulette qui m'a fait tant de mal
