Vous avez parlé, lors de ce congrès, du fait qu'il n'y a pas réellement lieu de parler d'un clash de civilisations entre le monde arabo-musulman et l'Occident. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce point de vue?
En apparence, oui. Tout semble indiquer qu'il y a un clash entre le monde arabo-musulman et l'Occident. Notamment à l'occasion de la guerre en Irak, du conflit israélo-palestinien, des sévices qu'ont subi les Irakiens dans la prison d'Abou Ghraib et des otages occidentaux décapités. J'étais moi-même en Arabie saoudite quand il y a eu les attaques terroristes de Khobar où on a égorgé des chrétiens au nom d'Allah… Tout cela donne effectivement l'impression qu'il y a un clash entre l'Occident et le monde musulman.
Mais, je pense que c'est une vision superficielle des choses. Je pense que le conflit se déroule davantage aujourd'hui, à l'intérieur du monde musulman entre ceux qui sont favorables à une vision extrémiste des choses et qui veulent établir un état basé sur une vision religieuse exacerbée et une autre majorité des populations du monde musulman qui sont prises en otage par des radicaux, contre qui ils n'osent plus rien dire de peur de se faire la voix de l'extrême droite américaine et passer pour des représentants locaux des néo-conservateurs ou de Bush. Découle de là le fait que la plupart des intellectuels du monde musulman sont pris entre le marteau de Ben Laden et l'enclume des néo-conservateurs.
Dans un livre*, publié en 2000, vous parliez du déclin de l'Islamisme. Quelques mois après il y a eu les attentats du 11 septembre, et depuis la très connue guerre antiterrorisme. Parle-t-on toujours de déclin?
Effectivement à la fin des années 90, les mouvements islamistes étaient en déclin. Les plus radicaux d'entre eux n'avaient réussi à mettre en œuvre le Jihad, copié sur celui de l'Afghanistan en Egypte, en Algérie, en Bosnie…
Dans un livre que je vais sortir l'automne prochain, je reviens sur cette question. Précisément parce que Bel Laden et son “ Lénine ” Al Zawahri, pour sortir de cette période de déclin ont choisi de commettre les attentats du 11 septembre.
Zawahri l'a clairement dit dans son “ Que faire ”, intitulé, “ Des chevaliers sous le drapeau du prophète ” (Fourssane tahta rayati annaby ”, publié par Acharq Al Awsat. Il y explique que la lutte contre l'ennemi proche, qui est le pouvoir égyptien, algérien… n'a pas aboutie.
Alors pour galvaniser les masses et redonner “ espoir ” il faut un attentat spectaculaire contre l'ennemi lointain, à savoir les Etats-Unis et l'Occident, pour exposer ses faiblesses et montrer qu'il n'est pas si fort que cela, finalement.
C'est pourquoi les attentats du 11 septembre marquent un troisième moment dans la direction de l'évolution de l'islamisme contemporain.
Il y a eu un moment d'expansion durant les années 80, un moment de déclin malgré les violences spectaculaires, durant les années 90, aujourd'hui vient alors un troisième moment qui essaye de galvaniser les soutiens et qui s'est greffé sur le conflit israélo-palestinien.
D'autre part, il faut reconnaître que la politique poursuivie par le Président américain, George W. Bush est très favorable à l'islamisme le plus radical, et qu'elle fournit d'innombrables prétextes à ceux qui pensent qu'il n'y a que la guerre pour s'exprimer.
Paradoxalement, l'une des voies de salut vient de ces populations musulmanes vivant en Europe. Même si elles subissent encore aujourd'hui des pressions multiples de la part des groupes islamistes radicaux. C'est donc en Europe, que se joue aujourd'hui la bataille principale de la définition de l'avenir de l'Islam.
La question qui se pose est de savoir est ce que ces jeunes générations de musulmans joueront demain un rôle d'ambassadeurs de la modernité dans les pays musulmans, ou est ce que les banlieues européennes vont toutes être prises en otage par des salafistes ou autres groupes radicaux.
Pourtant, la commission Stasi, dont vous avez fait partie, et qui a proposé d'interdire les signes religieux ostentatoires à l'école, risque de pousser à plus de communautarisme que d'intégration ?
L'un des grands enjeux, aujourd'hui, est de savoir, si pour les populations musulmanes vivant en Europe, on va vers une logique communautaire qui est prise en otage par des dirigeants religieux. Ceux-là mêmes qui tentant de mettre en place une enclave, avec pour but de couper ces gens de leur environnement européen pour les isoler.
Ou si, au contraire, dans le cadre du respect des identités culturelles, les populations musulmanes vont être pleinement intégrées politiquement, économiquement et intellectuellement parlant.
C'est une bataille fondamentale, car si la deuxième solution prévaut, non seulement elle sera un exemple pour les musulmans dans le monde mais ça sera aussi un levain pour développer la modernité ailleurs. Cette solution aura un effet bénéfique sur le Maghreb notamment dans le transfert des compétences techniques, technologiques…
Par contre, si c'est le premier scénario qui l'emporte, et si les radicaux accroissent leur emprise, déjà développée dans les milieux les plus défavorisés, alors on va aller vers une solution plus conflictuelle.
Concernant le rapport Stasi, il faut savoir qu'à partir du moment où l'on va dans une école publique, on doit suivre ses règles qu'on soit juif, musulman ou chrétien.
Si des gens refusent ce pacte éducatif, ils seront libres de créer leurs écoles privées. On ne peut pas demander à l'enseignement public de jouer un rôle d'intégrateur et en même temps accepter des musulmans voilés dans un côté de la classe, des juifs avec leurs kippas de l'autre, et les chrétiens et athées ailleurs. C'est le contraire du creuset républicain. La législation a dans ce sens pour objectif de donner un coup d'arrêt à l'expression des identités communautaires à l'école.
On parle d'Islamisme radical, et du danger qu'il constitue, aussi bien au sein du monde arabo-musulman, qu'en Occident, mais qu'en est-il de la responsabilité des grandes puissances dans la création de ces mouvances radicales ?
L'appui du Jihad en Afghanistan, et des Talibans par la suite, a été mis en œuvre par les Américains et les pétromonarchies du Golfe. Car le danger auquel ils faisaient face était double. D'un côté, l'Union soviétique, que le Président Reggan avait désigné comme étant “ l'Empire du Mal ”.
Un empire contre lequel il avait combattu par personnes interposées, qui sont les Jihadistes d'Afghanistan qui avaient infligé un Vietnam à l'Union soviétique. On oublie souvent que la chute du mur en 89, n'aurait pas été possible s'il n'y avait pas eu la même année, le retrait de l'armée rouge d'Afghanistan, qui montrait que celle-ci n'est qu'un tigre en papier.
Le 2ème danger était la révolution iranienne. A la fois car elle avait un contenu révolutionnaire, mélangeant le tiers-mondisme et le langage de l'Islam. Mais aussi parce qu'elle donnait beaucoup de poids à un pays chiite qui était perçu avec autant de suspicion dans la zone cruciale du Golfe. Celle-ci contenant la plus grande partie du pétrole mondial.
La révolution iranienne donnait ainsi une pulsion considérable au pouvoir chiite. Ce qui est frappant c'est qu'on voit aujourd'hui que les Etats-Unis, avec la guerre en Irak essayent de changer leur système d'alliés, en s'appuyant autant qu'ils le peuvent-la tâche s'avère difficile dans le cas de l'Iran- sur le facteur chiite émergent dans le Golfe, pour contrer le danger de l'extrémisme sunnite. D'autre part, Washington ne fait plus autant confiance aux alliés Saoudiens car les Américains pensent que c'est le système saoudien qui a enfanté le monstre Ben Laden.
Vous parlez des poids chiite et sunnite, comment pensez-vous que va être formé le prochain gouvernement irakien, qui semble être un casse-tête politique, balançant entre les craintes internes de voir un gouvernement imposé par Washington, et externes de voir émerger un gouvernement qui échappe au contrôle des Américains ?
Pour l'instant en Irak, la sécurité et la paix ne sont pas encore rétablies. Cela dit, je crois que l'un des enjeux principaux de l'Irak de demain, c'est le contrôle de ses ressources pétrolières.
L'Irak avait un double intérêt pour les Américains. D'abord, il fallait éliminer le régime de Saddam, car il était vu de Washington et de Tel Aviv, comme un obstacle devant l'intégration d'Israël dans un Grand Moyen-Orient harmonieux. Le départ de Saddam brisera aussi le refus arabe d'Israël.
Le 2ème enjeu, c'est de mettre sur le marché de l'énergie quelque 5 millions de barils de pétrole, en plus chaque jour. Ce qui aurait permis de réduire les prétentions de l'Arabie Saoudite à jouer un rôle de producteur élastique qui décide des prix du pétrole. Or, le chaos aujourd'hui que ce soit en région sunnite, où des attaques meurtrières sont encore perpétrées contre des soldats américains, par des officiers sunnites démobilisées de l'armée de Saddam, ou que ça vienne de la “ révolte des gueux ”, menés par Moqtada Sadr, sans avoir pour autant la même capacité d'action mais bénéficiant aussi de soutiens étrangers.
Maintenant, tout ce qui va suivre sera lié à la manière avec laquelle sera contrôlé le pétrole irakien dans l'avenir. La plus grosse partie du pétrole irakien se trouve dans la zone chiite près de l'Iran et une partie non négligeable se trouve chez les Kurdes. Le principal enjeu en Irak aujourd'hui est de savoir qui va contrôler ce pétrole.
Est-ce que ça sera un groupe unifié, du milieu, dirigé par des sunnites qui peuvent être impartiaux puisqu'ils n'ont pas de pétrole ? Ou une partition des ressources pétrolières en fonction des régions dont on est originaire, ce qui risque d'enflammer le pays ?
L'Irak est devenu, pour le meilleur et pour le pire, un pays pétrolier. Le pétrole étant probablement, la pire malédiction qui a pu arriver aux Arabes.
Une révélation de Satan qui est sortie des entrailles de la terre et qui a généralement détruit le système social, transformant les habitants en simples rentiers. L'Irak a vu une civilisation, des plus brillantes, cassée par la dictature pétrolière de Saddam. On disait l'Egypte écrit, le Liban publie et l'Irak lit.
Mises à part ces pressions et convoitises, que le pétrole arabe a suscité chez les grandes puissances, pensez-vous qu'il a changé quelque chose dans le comportement des régimes arabes eux-mêmes ?
Bien évidemment. C'est une catastrophe, car la rente pétrolière a induit des comportements de rentiers, décourageant le travail et favorisant le totalitarisme. Les revenus de cette rente étaient aussi, tellement supérieures à ceux de l'agriculture, qu'ils ont anéantis celles-ci. Prenez l'exemple de votre voisin le plus proche ; l'Algérie. Le pétrole à amené le désertification des campagnes algériennes.
En même temps, aujourd'hui, avec plus de 40$ le baril, il peut donner un ballon d'oxygène à des régimes autoritaires, qui vont redistribuer un peu de rente, pour acheter la paix sociale, à court terme. Ce qui est une mauvaise solution car il ne fait que retarder l'explosion, sans traiter les changements structurels.
Les Etats-Unis, après avoir déstabilisé la région du Moyen-Orient, à cause de cette course vers le pétrole irakien, viennent aujourd'hui proposer des réformes, sous la bannière de ce qu'ils appellent “ l'Initiative du Grand Moyen-Orient ”. Comment voyez-vous ce projet ?
Le projet du Grand Moyen-orient était conçu pour être le volet civil du succès militaire des Américains en Irak.
Aux Etats-Unis on pensait que le succès militaire, lié aux capacités technologiques très supérieures à celles de l'armée irakienne, se traduirait quasi-automatiquement par une victoire politique.
Le scénario des Américains et de quelques orientalistes qui voyaient les Irakiens, après la chute de Saddam, accueillir les troupes américaines avec des “roses et des loukoums ”, n'a été que temporaire. La faute commise par les Américains a été de ne pas avoir envisagé que cette occupation nécessiterait une connaissance assez complexe des sociétés locales.
Ceci les a amené à plus investir dans leurs armes que dans la dimension humaine. Cette invasion a été menée par des corps expéditionnaires très peu nombreux, pour la tâche qu'ils devaient accomplir. Et sans avoir été formés auparavant, comme en témoignent les sévices d'Abou Ghraib. Cela a montré le déficit qui existe dans l'encadrement humain.
Les Etats-Unis ont pensé que leur armée sophistiquée résoudrait tout et qu'une fois le régime de Saddam déchu, tout le monde s'engouffrerait dans la globalisation heureuse. Donnant une image de l'unilatéralisme américain, aujourd'hui remis en cause à Washington, pour des raisons électorales.
Le Grand Moyen-Orient ne peut plus marcher, comme il a été pensé, car l'Irak n'a pas fonctionné. Même si je ne suis pas sûr, d'un autre côté, que les Arabes sont capables de faire quelque chose, comme ils n'arrêtent pas de le répéter, comme une ritournelle. “ Non aux réformes, nous ferons les réformes tous seuls ”. En tous cas, on vit une situation de blocage en ce moment, en attendant, les élections américaines.
Les pays arabes étaient un peu partagés sur ce projet, mais comme le montrait le dernier sommet de la Ligue arabe, à Tunis, ils restent à la recherche d'une position commune pour faire face aux défis, aussi bien intérieurs, qu'extérieurs. Comment voyez-vous cette quête désespérée de la voix unifiée ?
Je reste personnellement, très méfiant en ce qui concerne tout ce qui est unité arabe. Quand j'envoie, en tant que professeur, un de mes élèves faire du travail de terrain dans un pays arabe, et que cet étudiant a le malheur de ne pas avoir un passeport européen, je dois me rouler aux pieds de l'ambassadeur, du pays arabe en question, pour qu'il lui délivre un visa.
Ceci me fait mettre un gros point d'interrogation sur cette question de “ Wahda Arabia ” (Unité arabe). Je crois aujourd'hui que celle-ci n'existe que dans les discours de la Ligue arabe, ou quand on regarde Al Jazeera.
Il y a, par contre des pays arabes qui connaissent aujourd'hui un développement impressionnant, comme c'est le cas pour Dubai. Même si 95% de la population de cette Emirat est étrangère.
Dubaï en est arrivé là, avec une grande lutte contre la corruption, notamment.
Donc il me semble qu'il y a avant tout des réformes considérables à faire dans le monde arabe. La première passe par un remodelage radical du système éducatif, car il a longtemps été bâti sur la mémorisation et l'obéissance, et je ne fais là que répéter ce qu'il y a dans le rapport du PNUD.
. Jihad, expansion et déclin de l'Islamisme, Gallimard 2000
En apparence, oui. Tout semble indiquer qu'il y a un clash entre le monde arabo-musulman et l'Occident. Notamment à l'occasion de la guerre en Irak, du conflit israélo-palestinien, des sévices qu'ont subi les Irakiens dans la prison d'Abou Ghraib et des otages occidentaux décapités. J'étais moi-même en Arabie saoudite quand il y a eu les attaques terroristes de Khobar où on a égorgé des chrétiens au nom d'Allah… Tout cela donne effectivement l'impression qu'il y a un clash entre l'Occident et le monde musulman.
Mais, je pense que c'est une vision superficielle des choses. Je pense que le conflit se déroule davantage aujourd'hui, à l'intérieur du monde musulman entre ceux qui sont favorables à une vision extrémiste des choses et qui veulent établir un état basé sur une vision religieuse exacerbée et une autre majorité des populations du monde musulman qui sont prises en otage par des radicaux, contre qui ils n'osent plus rien dire de peur de se faire la voix de l'extrême droite américaine et passer pour des représentants locaux des néo-conservateurs ou de Bush. Découle de là le fait que la plupart des intellectuels du monde musulman sont pris entre le marteau de Ben Laden et l'enclume des néo-conservateurs.
Dans un livre*, publié en 2000, vous parliez du déclin de l'Islamisme. Quelques mois après il y a eu les attentats du 11 septembre, et depuis la très connue guerre antiterrorisme. Parle-t-on toujours de déclin?
Effectivement à la fin des années 90, les mouvements islamistes étaient en déclin. Les plus radicaux d'entre eux n'avaient réussi à mettre en œuvre le Jihad, copié sur celui de l'Afghanistan en Egypte, en Algérie, en Bosnie…
Dans un livre que je vais sortir l'automne prochain, je reviens sur cette question. Précisément parce que Bel Laden et son “ Lénine ” Al Zawahri, pour sortir de cette période de déclin ont choisi de commettre les attentats du 11 septembre.
Zawahri l'a clairement dit dans son “ Que faire ”, intitulé, “ Des chevaliers sous le drapeau du prophète ” (Fourssane tahta rayati annaby ”, publié par Acharq Al Awsat. Il y explique que la lutte contre l'ennemi proche, qui est le pouvoir égyptien, algérien… n'a pas aboutie.
Alors pour galvaniser les masses et redonner “ espoir ” il faut un attentat spectaculaire contre l'ennemi lointain, à savoir les Etats-Unis et l'Occident, pour exposer ses faiblesses et montrer qu'il n'est pas si fort que cela, finalement.
C'est pourquoi les attentats du 11 septembre marquent un troisième moment dans la direction de l'évolution de l'islamisme contemporain.
Il y a eu un moment d'expansion durant les années 80, un moment de déclin malgré les violences spectaculaires, durant les années 90, aujourd'hui vient alors un troisième moment qui essaye de galvaniser les soutiens et qui s'est greffé sur le conflit israélo-palestinien.
D'autre part, il faut reconnaître que la politique poursuivie par le Président américain, George W. Bush est très favorable à l'islamisme le plus radical, et qu'elle fournit d'innombrables prétextes à ceux qui pensent qu'il n'y a que la guerre pour s'exprimer.
Paradoxalement, l'une des voies de salut vient de ces populations musulmanes vivant en Europe. Même si elles subissent encore aujourd'hui des pressions multiples de la part des groupes islamistes radicaux. C'est donc en Europe, que se joue aujourd'hui la bataille principale de la définition de l'avenir de l'Islam.
La question qui se pose est de savoir est ce que ces jeunes générations de musulmans joueront demain un rôle d'ambassadeurs de la modernité dans les pays musulmans, ou est ce que les banlieues européennes vont toutes être prises en otage par des salafistes ou autres groupes radicaux.
Pourtant, la commission Stasi, dont vous avez fait partie, et qui a proposé d'interdire les signes religieux ostentatoires à l'école, risque de pousser à plus de communautarisme que d'intégration ?
L'un des grands enjeux, aujourd'hui, est de savoir, si pour les populations musulmanes vivant en Europe, on va vers une logique communautaire qui est prise en otage par des dirigeants religieux. Ceux-là mêmes qui tentant de mettre en place une enclave, avec pour but de couper ces gens de leur environnement européen pour les isoler.
Ou si, au contraire, dans le cadre du respect des identités culturelles, les populations musulmanes vont être pleinement intégrées politiquement, économiquement et intellectuellement parlant.
C'est une bataille fondamentale, car si la deuxième solution prévaut, non seulement elle sera un exemple pour les musulmans dans le monde mais ça sera aussi un levain pour développer la modernité ailleurs. Cette solution aura un effet bénéfique sur le Maghreb notamment dans le transfert des compétences techniques, technologiques…
Par contre, si c'est le premier scénario qui l'emporte, et si les radicaux accroissent leur emprise, déjà développée dans les milieux les plus défavorisés, alors on va aller vers une solution plus conflictuelle.
Concernant le rapport Stasi, il faut savoir qu'à partir du moment où l'on va dans une école publique, on doit suivre ses règles qu'on soit juif, musulman ou chrétien.
Si des gens refusent ce pacte éducatif, ils seront libres de créer leurs écoles privées. On ne peut pas demander à l'enseignement public de jouer un rôle d'intégrateur et en même temps accepter des musulmans voilés dans un côté de la classe, des juifs avec leurs kippas de l'autre, et les chrétiens et athées ailleurs. C'est le contraire du creuset républicain. La législation a dans ce sens pour objectif de donner un coup d'arrêt à l'expression des identités communautaires à l'école.
On parle d'Islamisme radical, et du danger qu'il constitue, aussi bien au sein du monde arabo-musulman, qu'en Occident, mais qu'en est-il de la responsabilité des grandes puissances dans la création de ces mouvances radicales ?
L'appui du Jihad en Afghanistan, et des Talibans par la suite, a été mis en œuvre par les Américains et les pétromonarchies du Golfe. Car le danger auquel ils faisaient face était double. D'un côté, l'Union soviétique, que le Président Reggan avait désigné comme étant “ l'Empire du Mal ”.
Un empire contre lequel il avait combattu par personnes interposées, qui sont les Jihadistes d'Afghanistan qui avaient infligé un Vietnam à l'Union soviétique. On oublie souvent que la chute du mur en 89, n'aurait pas été possible s'il n'y avait pas eu la même année, le retrait de l'armée rouge d'Afghanistan, qui montrait que celle-ci n'est qu'un tigre en papier.
Le 2ème danger était la révolution iranienne. A la fois car elle avait un contenu révolutionnaire, mélangeant le tiers-mondisme et le langage de l'Islam. Mais aussi parce qu'elle donnait beaucoup de poids à un pays chiite qui était perçu avec autant de suspicion dans la zone cruciale du Golfe. Celle-ci contenant la plus grande partie du pétrole mondial.
La révolution iranienne donnait ainsi une pulsion considérable au pouvoir chiite. Ce qui est frappant c'est qu'on voit aujourd'hui que les Etats-Unis, avec la guerre en Irak essayent de changer leur système d'alliés, en s'appuyant autant qu'ils le peuvent-la tâche s'avère difficile dans le cas de l'Iran- sur le facteur chiite émergent dans le Golfe, pour contrer le danger de l'extrémisme sunnite. D'autre part, Washington ne fait plus autant confiance aux alliés Saoudiens car les Américains pensent que c'est le système saoudien qui a enfanté le monstre Ben Laden.
Vous parlez des poids chiite et sunnite, comment pensez-vous que va être formé le prochain gouvernement irakien, qui semble être un casse-tête politique, balançant entre les craintes internes de voir un gouvernement imposé par Washington, et externes de voir émerger un gouvernement qui échappe au contrôle des Américains ?
Pour l'instant en Irak, la sécurité et la paix ne sont pas encore rétablies. Cela dit, je crois que l'un des enjeux principaux de l'Irak de demain, c'est le contrôle de ses ressources pétrolières.
L'Irak avait un double intérêt pour les Américains. D'abord, il fallait éliminer le régime de Saddam, car il était vu de Washington et de Tel Aviv, comme un obstacle devant l'intégration d'Israël dans un Grand Moyen-Orient harmonieux. Le départ de Saddam brisera aussi le refus arabe d'Israël.
Le 2ème enjeu, c'est de mettre sur le marché de l'énergie quelque 5 millions de barils de pétrole, en plus chaque jour. Ce qui aurait permis de réduire les prétentions de l'Arabie Saoudite à jouer un rôle de producteur élastique qui décide des prix du pétrole. Or, le chaos aujourd'hui que ce soit en région sunnite, où des attaques meurtrières sont encore perpétrées contre des soldats américains, par des officiers sunnites démobilisées de l'armée de Saddam, ou que ça vienne de la “ révolte des gueux ”, menés par Moqtada Sadr, sans avoir pour autant la même capacité d'action mais bénéficiant aussi de soutiens étrangers.
Maintenant, tout ce qui va suivre sera lié à la manière avec laquelle sera contrôlé le pétrole irakien dans l'avenir. La plus grosse partie du pétrole irakien se trouve dans la zone chiite près de l'Iran et une partie non négligeable se trouve chez les Kurdes. Le principal enjeu en Irak aujourd'hui est de savoir qui va contrôler ce pétrole.
Est-ce que ça sera un groupe unifié, du milieu, dirigé par des sunnites qui peuvent être impartiaux puisqu'ils n'ont pas de pétrole ? Ou une partition des ressources pétrolières en fonction des régions dont on est originaire, ce qui risque d'enflammer le pays ?
L'Irak est devenu, pour le meilleur et pour le pire, un pays pétrolier. Le pétrole étant probablement, la pire malédiction qui a pu arriver aux Arabes.
Une révélation de Satan qui est sortie des entrailles de la terre et qui a généralement détruit le système social, transformant les habitants en simples rentiers. L'Irak a vu une civilisation, des plus brillantes, cassée par la dictature pétrolière de Saddam. On disait l'Egypte écrit, le Liban publie et l'Irak lit.
Mises à part ces pressions et convoitises, que le pétrole arabe a suscité chez les grandes puissances, pensez-vous qu'il a changé quelque chose dans le comportement des régimes arabes eux-mêmes ?
Bien évidemment. C'est une catastrophe, car la rente pétrolière a induit des comportements de rentiers, décourageant le travail et favorisant le totalitarisme. Les revenus de cette rente étaient aussi, tellement supérieures à ceux de l'agriculture, qu'ils ont anéantis celles-ci. Prenez l'exemple de votre voisin le plus proche ; l'Algérie. Le pétrole à amené le désertification des campagnes algériennes.
En même temps, aujourd'hui, avec plus de 40$ le baril, il peut donner un ballon d'oxygène à des régimes autoritaires, qui vont redistribuer un peu de rente, pour acheter la paix sociale, à court terme. Ce qui est une mauvaise solution car il ne fait que retarder l'explosion, sans traiter les changements structurels.
Les Etats-Unis, après avoir déstabilisé la région du Moyen-Orient, à cause de cette course vers le pétrole irakien, viennent aujourd'hui proposer des réformes, sous la bannière de ce qu'ils appellent “ l'Initiative du Grand Moyen-Orient ”. Comment voyez-vous ce projet ?
Le projet du Grand Moyen-orient était conçu pour être le volet civil du succès militaire des Américains en Irak.
Aux Etats-Unis on pensait que le succès militaire, lié aux capacités technologiques très supérieures à celles de l'armée irakienne, se traduirait quasi-automatiquement par une victoire politique.
Le scénario des Américains et de quelques orientalistes qui voyaient les Irakiens, après la chute de Saddam, accueillir les troupes américaines avec des “roses et des loukoums ”, n'a été que temporaire. La faute commise par les Américains a été de ne pas avoir envisagé que cette occupation nécessiterait une connaissance assez complexe des sociétés locales.
Ceci les a amené à plus investir dans leurs armes que dans la dimension humaine. Cette invasion a été menée par des corps expéditionnaires très peu nombreux, pour la tâche qu'ils devaient accomplir. Et sans avoir été formés auparavant, comme en témoignent les sévices d'Abou Ghraib. Cela a montré le déficit qui existe dans l'encadrement humain.
Les Etats-Unis ont pensé que leur armée sophistiquée résoudrait tout et qu'une fois le régime de Saddam déchu, tout le monde s'engouffrerait dans la globalisation heureuse. Donnant une image de l'unilatéralisme américain, aujourd'hui remis en cause à Washington, pour des raisons électorales.
Le Grand Moyen-Orient ne peut plus marcher, comme il a été pensé, car l'Irak n'a pas fonctionné. Même si je ne suis pas sûr, d'un autre côté, que les Arabes sont capables de faire quelque chose, comme ils n'arrêtent pas de le répéter, comme une ritournelle. “ Non aux réformes, nous ferons les réformes tous seuls ”. En tous cas, on vit une situation de blocage en ce moment, en attendant, les élections américaines.
Les pays arabes étaient un peu partagés sur ce projet, mais comme le montrait le dernier sommet de la Ligue arabe, à Tunis, ils restent à la recherche d'une position commune pour faire face aux défis, aussi bien intérieurs, qu'extérieurs. Comment voyez-vous cette quête désespérée de la voix unifiée ?
Je reste personnellement, très méfiant en ce qui concerne tout ce qui est unité arabe. Quand j'envoie, en tant que professeur, un de mes élèves faire du travail de terrain dans un pays arabe, et que cet étudiant a le malheur de ne pas avoir un passeport européen, je dois me rouler aux pieds de l'ambassadeur, du pays arabe en question, pour qu'il lui délivre un visa.
Ceci me fait mettre un gros point d'interrogation sur cette question de “ Wahda Arabia ” (Unité arabe). Je crois aujourd'hui que celle-ci n'existe que dans les discours de la Ligue arabe, ou quand on regarde Al Jazeera.
Il y a, par contre des pays arabes qui connaissent aujourd'hui un développement impressionnant, comme c'est le cas pour Dubai. Même si 95% de la population de cette Emirat est étrangère.
Dubaï en est arrivé là, avec une grande lutte contre la corruption, notamment.
Donc il me semble qu'il y a avant tout des réformes considérables à faire dans le monde arabe. La première passe par un remodelage radical du système éducatif, car il a longtemps été bâti sur la mémorisation et l'obéissance, et je ne fais là que répéter ce qu'il y a dans le rapport du PNUD.
. Jihad, expansion et déclin de l'Islamisme, Gallimard 2000
