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Lundi 13 Mai 2024
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Accueil next L'humain au centre de l'action future

«Un maâlem, est un maître artisan détenant une science, celle de ses doigts acquise sur une vie»

Point incontournable du patrimoine marocain, la porte occupe une position exemplaire. Cet objet du quotidien aux multiples visages, révèle la complexité des sociétés du Sud du Maroc. La diversité des portes extérieures et intérieures - celles du Haut-Atla

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Au-delà de l’objet même du livre, je voudrais savoir ce que vous cherchez à travers toutes vos recherches et publications ? Au vu des images, il apparaît bien que vous êtes tout le temps dans le Sud marocain.

Lorsque mon premier livre, remarqué et parrainé par la BMCI est paru, j’ai découvert que beaucoup de personnes s’interrogeaient sur notre patrimoine en ayant une idée plus ou moins confuse du leur, celui qui est intime, familial : celui de leurs grands-parents qu’ils soient de Fès comme de Marrakech ou de Taroudant ou Tanger. Souvent, il y avait une fierté et une gêne. Une fierté car pour une fois on montrait des choses de l’intérieur, et une gêne car les gens ont toujours peur de ne pas être assez moderne, d’être «aaroubi» (paysan). C’est un trait qu’on retrouve dans l’ensemble des pays qui subirent brutalement la modernité, je pense à la France des années cinquante où les gens jetaient les armoires, les vieilles choses venues des aïeux, sur deux ou trois générations. Pour le plus grand bonheur des antiquaires. Vite ils achetaient une cuisine entièrement équipée, ça ne vous rappelle rien ? On retrouve ces réactions actuellement chez nous. Ensuite, ils réalisèrent la perte, irréversible : qu’avaient-ils laissé pour leurs enfants ? Rien. J’ai été très sensible aux réactions de chaleur des personnes qui sont venues voir l’exposition, les enfants étaient ravis, les adultes lisaient, parcouraient, et me témoignaient une gratitude simplement de montrer les trésors méconnus de notre patrimoine du Sud. La Villa des Arts n’a jamais eu autant de public, tous milieux confondus, et à Agadir, au si beau Musée amazigh, il y a eu en six mois 8000 personnes. Le patrimoine familial devenait le patrimoine national, je crois que maintenant qu’un mouvement est lancé sur Chaouen, Tétouan, Tanger, la région de Tazzarine, certains sites du Souss, un tourisme culturel de qualité peut enfin naître.

L’exposition s’intitule " Patrimoine en danger ". Dans votre livre, vu la richesse des types régionaux et des nombreuses portes et serrures, on ressent le contraire : une vitalité réelle.

Je vais vous donner un exemple pour Rabat et Agadir, nous avons construit un mur sur l’extérieur. Ainsi, un imposant porche en terre crue signalait de l’extérieur que quelque chose attendait les visiteurs à l’intérieur. Tout le monde connaît le pisé dans ce pays, c’est un référent culturel fort. Eh bien, route des Zaërs pour l’exposition de la BMCI, les gens s’arrêtaient, venaient discuter avec les maalmines, les montraient à leurs enfants. Mes maîtres-piseurs et artisans de ciselure sur terre, Brahim Fadhl Din et Khalid Agandou notamment, ont eu à Agadir, six ou sept commandes, tellement les gens étaient séduits. Oui, notre patrimoine est vivant, est riche, est extraordinairement varié, mais il est aussi en danger. Oui, nous avons les plus belles médinas du monde, nous avons des édifices de terre ou de pierre monumentaux, une culture que beaucoup nous envient, mais il faut aussi voir que nos maalmines doivent être reconnus comme les trésors vivants qu’ils sont. Au Japon, terre de la modernité et de la tradition par excellence, on traite ses artisans en vénérables hommes détenant une science, un maalem, est un maître artisan détenant une science, celle de ses doigts acquise sur une vie. Ici, souvent on n’en a pas conscience. Dans ce nouveau livre, comme pour l’exposition itinérante, mon objectif essentiel est de présenter la vitalité actuelle du patrimoine et vous n’y trouverez que des photos sur sites, non-trafiquées, non réarangées, prises entre 2000 et 2003, j’ai séjourné longtemps fidèle à ma vocation d’anthropologue chez les personnes elles-mêmes, dans les familles, là où parfois il n’y a pas de routes, allant, à pied d’un site à un autre, les bagages sur la mule. A chaque fois j’étais fascinée par ce que j’y découvrais : des façons de vivre et des façons d’orner, des portes à l’image des savoir-vivre. Il ne faut pas qu’il disparaissent, que le Nord ressemble au Sud, que les idenntités locales soient gommées. D’où ce livre, répondre à des besoins d’architecte ou de décorateurs qui auront sans doute un jour à fabriquer du mobilier à édifier des ensembles bâti. Tout cela nous ait donné, naturellement, dans toutes nos capagnes et nos montagnes, rien n’est encre définitivement perdu, mais il faut agir vite, car le patrimoine est menacé. Par le temps, la modernité, le manque d’entretien, mais aussi par le commerce et le pillage des plus beaux objets (portes, haïk, bijoux, objets du quotidien, tout est jeté en pâture au commerce).
Je critique ce que j’appelle l’art d’aéroport et donne deux-trois concepts : il faut se méfier des musées et de tout ce qui pétrifie, fossilise un objet. Chez nous, le patrimoine ne vit pas à coup de subventions, il est là. Il faut inciter chaque famille à conserver les objets, à ne pas se défaire d’une demeure et surtout, surtout, à essayer de trouver un terrain d’entente pour régler les héritages qui tuent littéralement notre patrimoine.

Quel est le fil de continuité qui relie votre dernier ouvrage «Architectures berbères» et le présent «portes du Sud» ?

Même si vous avez compris que c’est la région du Maroc présaharien qui m’est la plus chère, le premier présentait une démarche globale, qui tentait de donner la définition - ou du moins les prémisses - de l’identité artistique berbère, tout en présentant la demeure ou l’architecture en général. Au-delà de la description des arcatures des Kasbahs, des plafonds à clayonnage, des chapiteaux de bois ou de stuc, des procédés architecturaux, l’analyse des formes et des symboles dits «décoratifs», j’essayais surtout de montrer, dans mon premier livre, comment s’était opérée la transmission de l’ensemble du système productif et symbolique entre artisans. Je proposai, pour la première fois une anthropologie de l’art berbère depuis l’intérieur. Ce livre-ci est plus accessible, il donne des clefs pour entrer dans le patrimoine méridional, après en avoir donné les spécificités, notamment celle de sa fameuse serrure, la symbolique, les filtres domestiques, l’usage des amulettes qui participent d’un climat de protection de la demeure ou des biens en général, et qui remonte à une époque très ancienne. Enfin, les portes hybrides, les portes actuelles, j’évoque la porte, œuvre d’art marchandise, mais également les portes ornées en métal en faisant le portrait d’artisans de cette nouvelle culture matérielle. J’ai pu écrire ces textes après plusieurs entretiens avec de jeunes travailleurs, j’ai comparé leur position à celles des anciens qui m’est familière depuis 1994 (quinze entretiens avec des maalmines âgés dans le cadre de mon DEA de troisième cycle). J’évoque également la permanence d’un ordre ancien qu’on ne voit pas toujours au premier abord parce qu’on regrette les bois sculptés ajourés, on ne veut pas trouver belles ces portes de métal, colorées et ornées. Elles le sont pourtant.

Lors de votre conférence au Carrefour des Arts à Casablanca il a été question des «Enjeux du patrimoine pre-saharien», je voudrais reprendre avec vous deux idées, le tourisme parfois destructeur et ce que vous appelez le «world art, l’art d’aéroport»? Quel est votre message ?

Sensibiliser les générations à venir à la richesse d’une culture menacée et continuer à promouvoir sa survie par la société civile, tels sont les objectifs essentiels que j’espère atteindre, sur un très long terme, en collaboration avec les sociétés. Je suis anthropologue, je suis architecte, mais je ne suis pas une anthropologue de salon, ni un architecte de lotissement, je veux aider les populations qui me reçoivent avec autant de générosité et de simplicité. Saisir la beauté d’un art de vivre unique dans sa fragilité invite chacun à devenir acteur de cette sauvegarde. Ne sacrifions pas les formes culturelles séculaires aux exigences d’une époque sauvage. Le tourisme peut devenir destructeur. Plutôt que de parler de choses négatives, j’exposerai les expériences les plus novatrices que j’ai rencontrées : La Kasbah du Qaïd Ali d'Aslim dans le Haut-Dra (Agdz) fait, depuis une dizaine d'années, l'objet de réhabilitations successives de qualité. La culture des lieux est magnifiée dans une approche patrimoniale impulsée et prise en charge par la famille elle-même. Ouverts au public comme lieux de visite et de réception, les bâtiments et les jardins accueillent ainsi les visiteurs séduits par le cadre enchanteur d'une palmeraie exploitée sans excès. Les visiteurs ne sont pas tenus de rester. Cette façon unique d’ouvrir une Kasbah à la visite offre l’occasion – pour tous – de savoir comment fonctionnait jadis ces espaces. D’autres Kasbahs notamment dans la Palmeraie de Skoura proposent l’exacte inverse, un tourisme élitiste, trafiqué (" amélioré ") et très cher, qui consomme la quasi totalité de l’eau locale et qui ne se soucie que trop peu de l’environement. Comme si la culture s’achetait et que sa valeur était fonction de son prix… Détenteurs d’un riche capital culturel, les hôteliers d’Aslim maîtrisent leur histoire et les savoir-faire de leur région, ils savent la présenter sans la réduire ni la caricaturer. Dans cette même voie, le Qsar de Tissergate permet de rester dans la beauté de l’Oued Dra, une très belle maison de famille accueille le visiteur. Placée en amont de la palmeraie, dans l’ancien qsar, l’hôtel est un point de départ agréable pour visiter un très bel ensemble de rues couvertes attenant aux jardins et canaux d’irrigation. Elle est la décision d’un professionnel du tourisme local désireux de conserver la demeure familiale abandonnée par l’ensemble des membres de la famille. Il permet, en outre, aux jeunes motivés de sa descendance, d’avoir un emploi, c’est-à-dire un avenir. La très belle demeure – quoi que transformée – possède encore ses articulations et son mobilier d’origine. La Kasbah Baha-Baha sur la route d'Erfoud, propose un modèle de développement généreux qui vient d’étendre une ceinture verte qui purifie les eaux usées et qui existait dans l’hôtel à l’ensemble du village. Le maître des lieux propose pour son village de Nkob d’offrir à chaque famille propriétaire d'une Kasbah et porteuse d’un projet, la possibilité de développer un lieu d'accueil ou d'hébergement à dimension humaine. Ceci pour permettre la redistribution de dividendes touristiques en évitant la convoitise et le racolage, et surtout ceci limitant considérablement l’exode rural. Au-delà des belles architectures de pisé, c’est à coup sûr le patrimoine intangible qui serait là préservé.
Une autre qualité de ce lieu est sa capacité à utiliser toutes les ressources locales, à former les jeunes du village et à susciter les rencontres culturelles dans divers projets d’échange entre les personne de son village et les touristes de passage. Dans un objectif d’exhaustivité… culturelle, Baha-Baha expérimente également toutes sortes de produits culturels, de l’écomusée au bivouac, en passant par les ateliers de tissage, les stages de beauté et de cuisine, appuyées sur les denrées et les procédés locaux. Enfin, je dois évoquer Jamal Moussali qui s'est pleinement investi pendant plus de sept ans pour faire revivre son grenier-village des Aït Baha, la Qasba Tizourgan des Ida Ougandif, aux splendides portes encore visibles sur site, et qui sont également dans mon livre, a admirablement rénové cette maison d'hôte, unique au Maroc par ses proportions et la qualité de la réhabilitation. Il vient d’yinstaller une station totale à circuit fermé qui purifie l’eau et s’en ressert. Détenteurs d’un riche capital culturel, toutes ces personnes, parce que maîtrisant l’histoire et les savoir-faire de leur région, ont su préserver notre patrimoine, sans bénéficier d'aucun appui institutionnel. Puissent d'autres personnalités locales œuvrer avec autant d'humilité et d'intelligence active sur leurs héritages !

Les portes au sud, plus que revêtir un aspect purement architectural, ont une dimension sociale, vous explicitez dans le livre le mot berbère imi, qui signifie littéralement bouche, entrée, bouche de la maison, signifie porte. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Les portes principales, imi, en berbère tachelhiyt, renvoie à la bouche de la maison, véritable réceptacle en effet de la société qui en régule les entrées et sorties. Imi signifie en effet littéralement «la bouche» du corps (humain), dans le contexte du bâti, elle désigne tous les accès et entrées des bâtiments. Imi n’ighrem, la porte de l’ighrem (qsar ou village fortifié) renvoie à un lieu plus vaste que la porte stricto sensu, elle englobe l’entrée toute entière avec ses dépendances. Comme pour chaque partie de la maison, le vocable employé est d’une grande richesse - quoi que je dois dire que les jeunes ne savent pas toujours toutes les nuances que seuls rapportent avec malice certains vieillards. Cette langue est malmenée par l’arabe qui l’efface. Il était tant que la langue soit enseignée à l’école, qu’elle soit considérée à sa juste valeur, et que certains s’emploient à imaginer que se développera une langue berbère digne de ce que produisit l’arabe classique. Souhaitons que nos enfants parlent dès l’enfance, trois, quatre langues en effet.

Ça ouvre l’esprit et enrichit la pensée. Les nuances d’une langue n’appartiennent qu’à elle. Cette richesse et cette précision du vocabulaire laisse deviner la variété des situations au quotidien.

D’où cette présentayion dans mon livre : les portes de Qsar, les portes de grenier, porte principale et portillons, les portes de lieux saints évidemment, mosquées, Zaouïas, marabouts, hélas désormais fermés, de plus en plus, car confrontées aux pilleurs de tombes. Les portes domestiques enfin, qui dans la maison sont de plusieurs types selon leur destination. Les loquets et fermetures diverses, sont en conséquence plus ou moins développées et raffinées : fermeture extérieure pour contrôler la demeure, serrure ancienne à crampon dotée de sa fameuse clé «en brosse à dents» dans le Dra, le double verrou et l’influence citadine perceptible dans les pentures métalliques en pays Sektana, les portillons de cases de grenier dans le Jbel Siroua et dans l’Anti-Atlas occidental, jointes à des marques diverses ou cadenas scellé avec un tampon de boue, fermeture qui autrefois était marquée d’un cachet ou d’un tesson de poterie, sûres façons d’authentifier le dernier à avoir visité la case. Mais également, dans toute la Feija et chez les Aït Herbil, la fameuse ouverture (wankfart, ankfer, tunfust, aseksel) dans le mur qui permet d’introduire la main pour passer la clé et atteindre la serrure. Dans les greniers elle permet de déposer des provisions sans avoir à ouvrir la porte. On peut envoyer un enfant déposer les navets séchés ou les dattes sans lui confier la clé. Les possibilités et les situations sont infinies, dans la si belle Qasba du Qaïd Ali d'Asselim (Agdz), la porte réservée aux hommes et au tribunal ancien, est séparée de la seconde porte qui menait aux espaces domestiques.
Les portes de jardin méritent aussi qu’on les regarde, les portes actuelles métalliques… Il y a tant à dire des pays d’Ammeln, aux frontons qui s’élèvent, les portes, prolongées couvrent toute la façade, telles des visages peints au harkus, celles des Ait Baha, ou Chtouka, de portes austères des rues fraîches et couvertes de la lumineuse Figuig, des grandes murailles aux portes des qsours de Rissani, qu’il faut se hâter d’observer, aux portes en fibres de palmier de de Tata ou Tagmoute, à celles de la Vallée du Dra où d’habiles artisans travaillent encore comme les anciens pour faire perdurer les formes !



«P o r t e s d u s u d» marocain, Bois sculpté, métal et talismans, La croisée des Chemins & Edisud, Casablanca Aix-en-Provence, 2003.

Salima Naji
Architecte DPLG, anthropologue, diplômée d’un troisième cycle délivré par le Laboratoire Arts, Esthétiques Sciences et Technologies de l’Image de Paris VIII (D.E.A), dont elle a tiré son premier livre, Art et architectures berbères, EDDIF & Edisud, 2001, Salima Naji sillonne sans relâche, depuis plus de dix ans, le Maroc présaharien. Son nouveau livre Portes du Sud Marocain, EDDIF & Edisud, 2003, est dans la droite ligne de sa belle exposition itinérante, Architecture des oasis, vitalité d’un patrimoine en danger, qui s’est tenue à l’Espace BMCI de Rabat (octobre-décembre 2002), puis à la Villa des Arts, Musée de la Fondation ONA à Casablanca (janvier-mars 2003), et qui aujourd’hui est au Musée Amazigh d’Agadir jusqu’en octobre 2004.

Elle tente de sensibiliser à la valeur du patrimoine du Sud marocain par la construction d’architectures temporaires qui magnifient les modes d’habiter et d’orner. Parallèlement, elle s’investit dans des projets qui associent réhabilitation et développement économique et culturel. C’est sa manière à elle de saisir l'étendue du patrimoine tangible et intangible.
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