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Abdallah Laroui : «c'est au citoyen de prendre la parole»



Abdallah Laroui : «c'est au citoyen de prendre la parole»
Romancier, historien, intellectuel, Abdallah Laroui est l'un des principaux visionnaires arabes. Ses écrits, en arabe et en français, où il affirme ses principes qu'il n'a «jamais désavoués» témoignent de l'engagement de celui que l'on désigne souvent comme «le plus secret des intellectuels marocains».

Le Matin : On vous dit «historien», « philosophe», « romancier» dans quelle catégorie vous vous retrouvez le plus ?


A. Laroui : Romancier par goût, philosophe par disposition, historien par nécessité. Dans une société pleinement moderne, où règne la spécialisation, j'aurai été sommé de choisir et j'aurai choisi sans doute le rôle de romancier, si je pouvais en vivre, parce que c'est là où je fais le plus aisément l'expérience de la liberté. Mais à mesure que le Maroc s'éduque et se modernise, ce qui m'a été pardonné ne le sera plus.

Vous venez de publier deux livres: « Khawatir Assabah» et «Hassan II et le Maroc», le premier est en langue arabe et le deuxième en langue française. Pourquoi cette répartition linguistique ?

Pur effet de hasard. Je tiens mon journal en arabe, sauf quand je voyage ou que je réagis à un événement par trop extérieur. Donc je le publie tel quel et je serai heureux s'il paraissait un jour en français ou dans une autre langue étrangère. Le second livre, à l'origine, répond au souhait d'un éditeur espagnol qui exigeait que le manuscrit fût en français, pour faciliter la traduction. Finalement j'ai écrit le livre à ma convenance et en français, puisqu'il était conçu au début dans cette langue, mais je pensais publier les deux versions simultanément. C'est pour cette raison que j'en ai retardé la publication. La traduction, refaite deux fois, ne me plaisait pas. Dans d'autres circonstances j'aurais pris mon temps pour le réécrire en arabe.

Qu'est-ce qui vous en a empêché? Et dans quelles circonstances avez-vous décidé de publier ce livre ?

Il y avait longtemps que je voulais donner suite à mon étude sur les Origines sociales et culturelles du nationalisme marocain. Après avoir décliné l'offre de l'éditeur espagnol, j'ai fini par y voir l'occasion d'écrire enfin un livre sur le Maroc du 20e siècle. Ce n'est pas ce livre-là que j'ai écrit, mais un essai sur le Maroc indépendant. Il se trouve que ce Maroc se confond pour l'essentiel avec le règne de Hassan II. D'où le titre. L'ayant écrit, je n'avais plus tellement envie de le publier, surtout après le changement brutal intervenu sur la scène internationale et ses répercussions sur la vie de chacun de nous. Je voulais cependant avoir l'avis d'un homme qui m'est proche, jeune et informé. Il y eût des fuites et je me suis trouvé devant un dilemme, soit faire publier le livre par mes soins, de préférence dans un pays neutre, soit le voir exploité à des fins qui m'étaient étrangères.

Pourquoi avoir choisi de parler de la relation entre Hassan II et les nationalistes ? Quelles en sont les principales caractéristiques ?

C'est Hassan II qui privilégiait cet aspect. Avec qui polémiquait-il en permanence, directement ou indirectement ? J'ai pris bien soin de préciser que le nationalisme n'était pas synonyme de patriotisme. Le second est largement partagé, pas le premier. Par nationalisme, j'entends un parti, une idéologie, une politique, une éducation, une sensibilité. Idéalement il est inclusif, sociologiquement il ne l'est pas. Durant trente ans les services de la Résidence l'ont traité de citadin, bourgeois, fanatique, totalitaire, xénophobe, etc.

Ces critiques furent largement reprises par différents groupes après l'indépendance. Nous avons là une dialectique réelle, sociale et historique, servant de toile de fond à toute la politique marocaine. Jusqu'à la réconciliation de 1975. La dialectique a pris alors une autre forme.

Aujourd'hui, toute la mémoire semble être réduite en «des lamentations», «des pleurs» sur les «années de plomb», alors que l'Histoire trace des changements éminents qui mettent en avant les accomplissements du défunt roi. Qu'en pensez-vous ?

Je conçois que beaucoup tiennent à comparer le Maroc de Hassan II au Chili de Pinochet. C'est leurs expériences et ils en témoignent. Ce n'est pas la mienne et j'en témoigne. C'est au lecteur attentif de juger. Je ne contredis pas, je complète. Néanmoins, lecteur assidu de Machiavel et d'Ibn Khaldoun, je ne peux oublier que le jugement moral n'empêche ni l'appréciation politique ni l'explication historique.

Vous avancez que votre « livre ne plaira pas à tous, en tout cas pas à certaines personnes». Pourquoi et qui sont ces gens-là ?

Si j'ai décliné l'offre de l'éditeur espagnol, c'est parce que je répugne à répondre aux questions que se posent les autres sur nous, et je ne pense pas que cet éditeur eût publié le livre tel que je l'ai finalement écrit. J'y réponds à des questions que je me pose, et depuis longtemps, à moi-même. Ces questions-là n'intéressent pas nécessairement les autres qui, dès lors, ne liront pas ce livre avec le minimum de patience, d'attention, de bonne foi que toute lecture sérieuse exige. Beaucoup préfèrent les confidences aux analyses.

Justement, vos deux derniers écrits ont un aspect autobiographique. Avez-vous l'impression d'être l'archiviste de votre propre histoire, de votre expérience de la vie ?

A un certain moment je me suis rendu compte que ce qui était évident pour moi ne l'était pas pour mes lecteurs potentiels. Mon raisonnement leur paraissait ou gratuit ou hasardeux. J'ai décidé, à partir de mon livre «Awrak», de préciser le donné personnel qui est à l'origine de mes évidences. Le lecteur a entre les mains alors les mêmes cartes que moi. Il peut entrer dans mon jeu ou s'y refuser.

Je reviens à ce choix de langue, peut-on dire que l'arabe se prête mieux à l'épanchement poétique ou à la biographie lyrique ?

Toute langue est poétique à un certain niveau. Ceci ne l'empêche pas de devenir un idiome scientifique quand le besoin s'en fait sentir. Du 9e au 15e siècle l'arabe était considéré, au même titre que le latin et le grec, dans l'aire méditerranéenne tout au moins, comme une langue scientifique.

C'est ainsi que la voyaient les savants persans, turcs, indiens qui l'utilisaient. Beaucoup d'Européens la voyaient de cet oeil, comme on le voit chez Rabelais, C'est au 19e siècle que libérée de la tutelle de la jurisprudence et de la théologie, elle devint l'organe de la poésie et du roman.

Il en a été ainsi des langues slaves. Rien ne s'oppose à ce qu'elle devienne moyennant quelques réformes faciles à concevoir techniquement mais difficiles à faire accepter socialement –à nouveau une langue scientifique – à son niveau bien entendu – si la société arabe en éprouve réellement le besoin et décide de dépasser le bilinguisme fonctionnel qui est aujourd'hui le sien et qui est loin de lui être spécifique.

En tout cas ce n'est pas lorsque j'écris un essai que je ressens la raideur de la langue arabe, c'est quand j'aborde la fiction ; je dois alors lutter contre une certaine abstraction, la prédominance du substantif.

Vous qui défendez la maîtrise de la langue, quel est votre point de vue sur le profil linguistique au Maroc?

Il est à l'image de notre société diverse, fracturée, compartimentée. Nous estimons que c'est là une richesse, nous l'affirmons en tout cas, nous devons en accepter le prix. Nous ne devons pas exiger une homogénéité linguistique que j'ai fini d'ailleurs par juger utopique. Voyez ce que j'ai écrit sur la langue de bois, si répandue chez nous. C'est l'autre face de la médaille.

Donc si l'on veut une société moderne, il faut commencer par choisir et définir une culture. Comment faire alors que nous sommes bilingues et que nous avons même fini par introduire la langue Amazigh dans l'enseignement ? Croyez-vous que cette diversité profite à notre évolution culturelle ou au contraire la retarde-t-elle ?

Partons de cette diversité linguistique, sans doute appelée à durer, changeons de perspective et faisons notre deuil de l'expression adéquate, du langage choisi, souple et élégant. Notre rhétorique sera probablement toujours empruntée. Au lieu de la performance verbale, cherchons plutôt l'habileté artistique et la dextérité manuelle. Faisons de nécessité vertu et acceptons que le médium entre nous soit désormais le geste productif plutôt que le mot juste. Relativisons la portée de la maîtrise linguistique séquelle de l'héritage humaniste. C'est pour moi la leçon de l'expérience asiatique.

Comment voyez-vous le Maroc d'aujourd'hui ? Allons-nous vers un changement ou s'agit-il d'une continuité ?

J'ai toujours préféré vivre au Maroc que dans n'importe quel autre pays arabe. Suis-je satisfait pour autant ? Non. Mais tout, au Maroc, tient-il du Maroc seul. Ce qui nous touche n'épargne aucun des pays qui sont à notre niveau. Si le climat international se détend un jour, alors nous pouvons dire que nous avons le choix. Sinon le maintien du statut quo est tout ce que nous pouvons espérer.

Jean Lacouture a dit à propos du 20ème siècle pour le monde arabe que c'était un siècle pour rien. Approuvez-vous cette pensée. Qu'en est-il du Maroc ?

C'est là un de ces jugements qui à première vue semblent incontestables, puis à la réflexion se révèlent vides de sens. Il faudrait préciser à quel niveau on se place, celui de l'individu, de l'Etat, de la nation, de la politique, de la culture, de la science, de l'art, etc. Qui peut nier que sur de nombreux plans (démographique, économique, technologique, éducatif, social même) le progrès est indéniable. C'est ce que j'ai essayé de montrer en ce qui concerne le Maroc dans un chapitre de mon livre, répliquant à ceux qui affirment que le dernier demi-siècle a été perdu par notre pays. Ayant dit cela, je ne peux nier que d'autres aires culturelles (Chine, Japon, Inde, Turquie, Amérique Latine), si elles ont échoué dans certains domaines, brillent aujourd'hui dans d'autres, alors que les Arabes, pour des raisons qui ne leur incombent pas toutes, il faut tout de même le rappeler, n'auront réalisé totalement aucun de leurs grands desseins. Et cependant, ayant à l'esprit les mésaventures de l'Allemagne impériale et de la Russie tasariste, je ne m'aventurerais pas plus loin. Qui sait si à l'avenir, devant des convulsions d'une autre ampleur, on ne louera pas la prudence, ou le conservatisme, ou la pusillanimité des chefs arabes ?

Que pensez-vous de ce que l'on appelle « l'ère nouvelle «, vous qui avez vécu et observé la période hassanienne ?

J'aurais un jugement sur l'ère nouvelle si je pouvais me convaincre qu'elle est intrinsèquement marocaine. Tous nos actes me paraissent surdéterminés. L'ère nouvelle est internationale, pour ne pas dire américaine. Nous la subissons et, étant ce que nous sommes, notre appréciation importe peu. Il s'agit pour nous de tenir.

On vous reproche d'être distant vis-à-vis des convulsions sociales et de rester à l'écart des débats actuels. Est-ce le choix de l'historien qui veut observer et rapporter les événements de manière objective mais engagée ? Ou est-ce une manière d'exprimer votre désapprobation?

J'ai la faiblesse de croire qu'ayant depuis des années affirmé mes principes, et que ne les ayant jamais désavoués, chacun peut aisément en déduire mon opinion sur tel ou tel point de l'actualité.

Qui peut honnêtement, s'il a lu les études qui forment la série «Mafahim», douter de ce que je pense à propos de la constitution, de la réforme du statut de la femme, de la réforme de l'éducation, etc.? Je rêve comme tout intellectuel moderniste d'un Maroc libre, harmonieux, éduqué, démocratique, accueillant, productif, etc. (Quelqu'un a dit que je parlais comme si je vivais en Suède).

Comme je ne suis pas sûr que tout ceci puisse être atteint en deux ou trois générations, comme je me demande parfois si la majorité des Marocains le souhaitent vraiment, craignant de devoir en payer le prix en sacrifices, en efforts, en désarroi affectif, en déséquilibres sociaux, alors je me fais une raison. De quel droit irais-je perturber à la moindre occasion, la quiétude des gens au nom de ce qui me paraît, à moi, inéluctable ? Ce que j'ai dit est suffisant.

La littérature peut-elle agir sur le chaos politique, social et le transformer?

La littérature divertit et émeut, mais elle éduque surtout. Elle procure des formes d'expression à ce que nous ressentons confusément. Ce faisant, elle diminue la force de ce qui est refoulé. Sur ce plan son rôle est indéniable, mais dire qu'elle peut, par elle-même, changer la société ou maîtriser le temps, c'est perpétuer une illusion.

Quel rôle proposez-vous alors pour l'intellectuel arabe dans la phase actuelle ?

L'intellectuel, tel que je le définis, est historiquement déterminé. Il naît, il agit dans un certain type de société et durant un laps de temps limité. Aujourd'hui, à la suite de ce qu'on appelle la mondialisation, il est remplacé par l'expert.

Il n'y a plus que le philosophe, expert en généralités, qui peut encore poser à l'intellectuel. Pour des raisons indiquées, la société arabe a produit à son tour, comme la russe ou la chinoise produit à son tour ce type d'homme ; il est d'ailleurs le principal personnage de nos romans.

Elle en a eu besoin, elle attendait beaucoup. Il a joué son rôle, positif à certains moments, négatif à d'autres, c'est l'historien de l'avenir de préciser tout cela, si nous arrivons à surmonter, dans un sens ou dans l'autre, nos contradictions. En attendant, c'est au citoyen de prendre la parole.
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