Menu
Search
Lundi 29 Décembre 2025
S'abonner
close
Lundi 29 Décembre 2025
Menu
Search

Abdesselam Chaddadi : «Ibn Khaldoun serait alarmé par l'incapacité des sociétés arabes»

Le grand spécialiste d'Ibn Khaldoun, l'historien et chercheur Abdesselam Chaddadi, nous invite à redécouvrir Ibn Khaldoun et sa pensée universelle


Abdesselam Chaddadi : «Ibn Khaldoun serait alarmé par l'incapacité des sociétés arabes»
Le Matin du Sahara : La célébration du 6e centenaire de la mort d'Ibn Khaldoun est au centre de tout un programme dédié à la mémoire et à la pensée de cet historien. Pouvez-vous nous rappeler très brièvement les grands moments qui ont marqué sa vie, en quoi consiste son œuvre et pourquoi elle est si importante ?

Abdesselam CHEDDADI :
Le 17 mars 2006, il y aura six siècles qu'Ibn Khaldoun était mort au Caire. On se prépare, un peu partout dans le monde, et particulièrement en Tunisie, pays où notre historien est né en 1332 et a passé son enfance et sa jeunesse jusqu'à l'âge de vingt ans, à célébrer ce sixième centenaire avec toute la solennité qu'il mérite. L'Espagne, d'après quelques informations qui en ont filtré, semble accorder une très grande importance à l'événement, avec une série de manifestations grandioses, surtout à Séville, la ville où ont vécu les ancêtres d'Ibn Khaldoun avant leur émigration à Tunis. Le Maroc, où le grand historien a passé une époque importante de sa vie, celle où il s'était initié à la politique, se doit aussi de participer activement à cette célébration.

On peut rappeler à cette occasion qu'Ibn Khaldoun fut à la fois l'une des plus célèbres figures politiques et scientifiques du Maghreb et du monde arabe au XIVe siècle, et qu'il est considéré aujourd'hui, dans le monde entier, comme un des plus grands esprits de l'humanité. D'origine arabe yéménite, né dans une famille de hauts fonctionnaires qui a émigré à Tunis après plusieurs siècles de séjour en Andalousie à Carmona puis à Séville, il a d'abord mené une carrière politique brillante, qui l'a mené de Tunis à Fès, Tlemcen, Biskra, Grenade, et Bijâya, avant de rentrer à Tunis puis de partir pour l'Orient, afin de se dévouer entièrement à la science, ce qui signifiait, pour lui, la rédaction de sa monumentale histoire universelle, Le Livre des Exemples.

Bien qu'il ait écrit quelques œuvres de jeunesse, en particulier, une bonne synthèse sur le mysticisme, il se considère lui-même comme l'auteur d'un seul livre. Mais, de son temps déjà, on reconnaissait que le Livre des Exemples, avec son Introduction théorique, la fameuse Muqaddima, n'était pas un ouvrage comme les autres, mais constituait une véritable encyclopédie. Moyennement apprécié par les musulmans à l'époque médiévale, avec peut-être un peu plus d'attention dans la Turquie ottomane aux XVIIe et XVIIIe siècles, il fut redécouvert au début du XIXe siècle en France et en Europe, puis en Égypte.
L'importance de son œuvre tient à son originalité et à sa qualité scientifique intrinsèque, en son temps, et au caractère de modèle qu'elle représente, aujourd'hui, pour le monde arabe et musulman.

C'est aussi l'occasion de présenter votre édition critique de la Muqaddima. Pouvez-vous nous dire quelques mots de ce travail qui vous a demandé 15 ans de labeur ?

Par une heureuse coïncidence, je viens de terminer l'édition critique de la Muqaddima sur la base de l'ensemble des manuscrits répertoriés à travers le monde. C'est l'aboutissement d'un travail de longue haleine, commencé il y a plus de quinze ans, qui va permettre de donner pour la première fois le texte complet de cet ouvrage, reconnu aujourd'hui par les plus grands spécialistes mondiaux comme un chef-d'œuvre d'histoire, d'anthropologie et de sociologie.

Dans mon édition, j'ai tenu compte à la fois des manuscrits représentant la première version de l'œuvre qui sont restés ignorés jusqu'à présent de toutes les éditions et traductions de la Muqaddima, et des manuscrits représentant la version définitive, qui n'ont été utilisés jusqu'à nos jours que dans la traduction anglaise de Franz Rosenthal. Dans le même temps, j'ai profité d'une dizaine d'autres manuscrits de diverses provenances, qui permettent de suivre les étapes intermédiaires de rédaction de l'œuvre, qui s'est étalée sur une trentaine d'années. Le lecteur pourra donc avoir sous les yeux le texte intégral, et en même temps, les variantes qui permettent d'en suivre l'évolution.

Ceci est important d'une façon générale, car pour une œuvre aussi fondamentale, chaque mot compte et doit être rigoureusement établi ; mais c'est surtout très utile et même nécessaire pour les chercheurs qui s'efforcent de donner une interprétation rigoureusement fondée de la pensée d'Ibn Khaldoun. J'annonce que cette nouvelle édition va sortir au début du mois de novembre prochain dans la nouvelle maison d'édition que je viens de créer et qui s'appelle La Maison des Arts, des Sciences et des Lettres.

Vous attachez un intérêt particulier à la pensée d'Ibn Khaldoun. Comment expliquer cette fascination ?

Ma rencontre avec Ibn Khaldoun, tout le travail que je lui ai consacré, ce n'est pas une affaire de fascination, d'attirance incontrôlée. Très tôt, j'ai compris que je pouvais trouver en lui ce que je ne risquais de découvrir chez aucun autre auteur : à la fois une riche information et une compréhension en profondeur des divers aspects de la culture et des sociétés arabes et berbères musulmanes. Cela est vrai d'une façon quasi absolue : qu'il s'agisse des auteurs musulmans médiévaux, des auteurs musulmans ou non musulmans modernes, l'œuvre d'Ibn Khaldoun constitue jusqu'à aujourd'hui la meilleure synthèse de l'histoire et de la culture islamiques, en général, et maghrébines, en particulier.

Ce qui m'étonne et me chagrine un peu, c'est qu'on ne le connaît pas assez dans nos pays, on ne l'étudie pas assez, on ne profite pas comme il conviendrait des inépuisables trésors de savoir, d'analyse et de réflexion que l'œuvre khaldounienne aussi bien théorique qu'historique recèle. C'est donc parce que j'avais le désir de connaître et d'étudier la culture et l'histoire des sociétés musulmanes que je me suis intéressé à Ibn Khaldoun, non à cause d'une mystérieuse attirance.

Et je trouve que le temps et les efforts que je lui ai voués près de trente ans maintenant ne sont pas suffisants. Cela est dû d'abord au fait que lorsque j'ai commencé à travailler sur lui, je me suis immédiatement heurté à l'absence d'une bonne édition arabe, d'une bonne traduction française étant donné que j'ai une formation universitaire en français, et surtout de bonnes études, qui permettraient de s'orienter dans l'immense océan de son œuvre.

J'ai donc dû à la fois établir le texte en revenant aux manuscrits, le traduire, et élaborer ma propre compréhension et ma propre interprétation de ses idées et de ses théories. Je ne peux pas dire que j'ai tout examiné et tout compris dans son œuvre. Loin de là. Je suis toujours très étonné de l'énorme travail qui reste à faire pour exploiter cette œuvre, la mettre à la portée de tous, en faire profiter l'enseignement à ses divers degrés et la recherche.

On sait qu'Ibn Khaldoun avait une vision de l'histoire autre que celle qui était répandue à son époque. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

L'originalité de la pensée historique d'Ibn Khaldoun par rapport à son époque, dans le monde arabo-musulman, et par rapport à la pensée historique d'une façon générale, dans le Bassin méditerranéen, aussi bien pour la période de l'Antiquité que pour le Moyen Âge, est double: d'une part, au niveau de la méthode et des fondements théoriques qui sont sous-jacents à l'écriture de l'histoire, et, de l'autre, au niveau de la conception qui préside à l'exposition du processus ou du déroulement historiques. Ibn Khaldoun est le premier bien plus que Thucydide et ses émules antiques à avoir clairement défini et tenté sérieusement de réaliser un idéal d'histoire objective, d'une science de l'histoire, qui se rapproche d'une façon troublante de l'approche moderne.

Se fondant sur la conception de la science telle qu'elle a été élaborée par les anciens Grecs et ensuite reprise par les philosophes arabes, il a conçu un ensemble de démarches et de règles pour la recherche historique et l'écriture de l'histoire qui restent encore valables aujourd'hui. Sur ce plan, l'historiographie arabe de son époque était plus simple et plus fruste, tout en étant assez avancée dans la mesure où elle avait une bonne notion du récit historique fondé sur le témoignage et qu'elle s'efforçait à atteindre une certaine forme d'objectivité et de vérité, au moment où l'historiographie médiévale occidentale restait encore engluée dans une vision et une approche légendaires, mythiques ou religieuses.

D'autre part, dans sa restitution du déroulement historique, Ibn Khaldoun propose un cadre nouveau, sans doute inspiré par l'historiographie arabe traditionnelle, mais auquel il donne un fondement théorique rigoureux : celui des « nations ». L'histoire qu'écrit Ibn Khaldoun est celle des « peuples et des nations » (shu'ûb, umam), et non des États ou des dynasties (duwal), tout en faisant du pouvoir (mulk) le moteur du déroulement et du changement historiques. C'est une conception beaucoup moins idéologique que celle de l'historiographie médiévale chrétienne, axée sur l'idée du salut, et moins passive que celle de l'historiographie arabe traditionnelle, qui évite de donner un sens général à l'histoire, tout en se laissant souvent influencer, dans ses récits des événements politiques et religieux, par les puissants de l'heure.

Comment appréciez-vous la pensée d'Ibn Khaldoun à la lumière des désordres du monde d'aujourd'hui, notamment dans le monde arabe et musulman?

La pensée d'Ibn Khaldoun est, pour le monde arabe et musulman d'aujourd'hui, d'un très grand intérêt. Pourquoi ? Nous avons aujourd'hui besoin de deux choses aussi précieuses l'une que l'autre : nous connaître, et nous ouvrir aux autres et au monde. Nous connaître, c'est-à-dire travailler en permanence à élucider comment nous avons vécu dans le passé et comment nous vivons aujourd'hui : seul cela peut nous aider à découvrir nos potentialités et à les développer. Car étudier le passé n'a pas pour but de glorifier tel ou tel aspects de notre « patrimoine » ou de notre « culture» ou de notre « religion », surtout si l'on prend toutes ces choses comme des données immuables ce qu'elles ne sont évidemment pas, mais de repérer les questions et les problèmes concrets, à la fois sur le plan matériel, économique, technique et sur le plan politique, culturel, spirituel, que nous nous sommes posés, et comment nous les avons résolus.

Étudier le passé, c'est revenir à la racine des problèmes mais aussi des solutions : ni les uns ni les autres ne sont figés. Or, c'est un peu ce qu'a fait Ibn Khaldoun pour la société de son époque, et c'est en quoi il est un grand précurseur. Il a examiné la société et la culture musulmane sous tous leurs aspects, dans tous les lieux et les domaines de leur déploiement. Ainsi, il nous fournit à la fois des informations précieuses sur ce que nous étions autrefois, et un modèle d'approche et de réflexion. Il peut servir aux sociologues, aux historiens, aux hommes politiques ; mais les philosophes, les scientifiques, et les hommes qui s'intéressent aux questions religieuses, peuvent aussi largement en profiter. En cela, il est unique en son genre, et nous n'avons pas encore su le comprendre et l'exploiter à sa juste valeur.

Par rapport à l'histoire que le monde vit aujourd'hui, en particulier dans les pays musulmans, la pensée d'Ibn Khaldoun ne peut avoir, évidemment, qu'un lien indirect. Mais, encore une fois, l'attitude qu'il a si bien illustrée peut nous servir de modèle : s'informer au mieux, être le plus objectif possible, comprendre au lieu de subir, garder un certain optimisme quant à la rationalité du monde, soit en termes religieux Dieu est bon et recherche le bien des hommes soit en termes rationnels la finalité de la raison est le bien.

Imaginons un instant qu'Ibn Khaldoun est de ce monde, dans le contexte actuel, avec la deuxième guerre d'Irak, l'aggravation de la situation au Proche-Orient, la montée des désordres. Quel serait son état d'esprit ?

En jouant le jeu avec vous je vous répondrai ceci : il serait ahuri et attristé par l'irréalisme, l'inconséquence et le manque de maturité de la plupart des régimes politiques du monde arabe qui n'ont su ni préserver leur indépendance ni faire prospérer leurs sociétés. Il serait alarmé par l'incapacité des sociétés arabes à opérer les mutations sociales, politiques et culturelles indispensables pour survivre. Il reviendrait aux fondements humains et sociaux de la religion et tenterait de contribuer à la construction d'un Islam moderne qui puisse répondre aux questions et aux besoins des musulmans d'aujourd'hui.

Il s'efforcerait d'analyser l'état actuel d'aliénation et de misère du monde arabe en le replaçant dans le contexte historique global qui, du XVIe au XIXe siècle, a vu l'émergence et le développement en Europe, puis dans le reste du monde, de la société moderne capitaliste, fondée sur une nouvelle science et une nouvelle technologie qui lui donnent la capacité de réaliser un progrès et une puissance sans précédent dans l'histoire.

Il tenterait, par ailleurs, de comprendre les ressorts de la puissance et de la force de l'Europe, des Etats-Unis et du Japon, les potentialités à court et à moyen termes de la Chine et de l'Inde, chercherait à déterminer le sens et les perspectives de l'évolution du monde moderne, et dessinerait, en tenant compte de toutes ces données et analyses, les perspectives de développement des sociétés arabes.

Repère
Abdesselam Chaddadi (Maroc). Professeur à la faculté des sciences de l'éducation, Université Mohammad V, Rabat ; ancien directeur d'études associé à l'École des hautes études en sciences sociales (Paris). Auteur d'une traduction de l'autobiographie d'Ibn Khaldoun sous le tire: Le voyage d'Occident et d'Orient (Paris, 1980), et d'extraits du Kitab al-'Ibar intitulés Peuples et nations du monde (2 vol., Paris, 1986), ainsi que de nombreuses études sur différents aspects de la pensée d'Ibn Khaldoun. Prépare une nouvelle traduction de la Muqaddima et de l'Histoire des Arabes et des Berbères du Maghreb (à paraître, à Paris, aux Éditions Gallimard).

Lisez nos e-Papers