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Entretien avec Moumen Smihi, réalisateur : «Je travaille de façon réaliste et partagée»

Moumen Smihi vient de mettre la dernière main à son film, Le Gosse de Tanger. Tourné dans sa ville natale, ce film, qui sortira dans les salles en février prochain, est une réminiscence du passé, un clin d'œil appuyé à son enfance et à son propre vécu dan

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Vous venez de mettre la dernière main à votre film, Le Gosse de Tanger. Comment est né l'idée de ce film ?
Les gens du cinéma en viennent toujours à un moment où la tentation du discours sur soi devient très forte. Le cinéma a un très fort rapport avec l'image, on vient alors à parler de son image. Il y a la phrase du célèbre Cécil B. de Mill qui dit, j'ai fait huit longs-métrages et un court et cela a était le titre d'un nouveau film.

Le Gosse de Tanger, je peux l'appeler aussi Cinq et demi ou Sept et demi. Mais ce serait effectivement une façon de chercher à parler de soi par rapport à la pratique cinématographique, ce qu'on appelle une autobiographie directe. Depuis la découverte de la psychanalyse depuis Sigmund Freud, ce qu'on appelle l'autobiographie n'a plus le même sens car plus personne ne peut être sûr de dire qu'il peut se raconter, surtout de présenter ce qu'il raconte comme ayant à voir avec la vérité car ce qu'on raconte, est forcément du côté de la fiction. C'est pour cela que je parle d'une autobiographie fictive car le rapport avec la vérité est complètement médiatisé par le fantasme, l'imaginaire, le souvenir qui n'est pas très sûr.

Est-ce que vous voulez dire que ce sont des fragments de votre vie, de votre parcours qui sont filmés dans Le Gosse de Tanger?

Ce sont des matériaux de base pour développer une fiction, raconter une histoire. Mais ce n'est pas une histoire autobiographique. Ainsi, par exemple, pendant le tournage, il y avait des scènes écrites dans le scénario que j'ai tournées autrement et ce n'était nullement une trahison car pour moi, ce n'est pas une histoire d'un grand homme dont on raconte les faits. Ce n'est pas du tout dithyrambique ni de l'ordre du souvenir, mais la réminiscence proustienne est très fictive. Ce qui compte, c'est le discours.

Quelle sorte de rapports entretenez-vous avec vos acteurs? Comment les dirigez-vous ?

Mes acteurs, je les aime beaucoup. Qu'ils soient professionnels comme Khouloud et Saïd Amil ou encore non professionnel comme l'enfant Abdessalam Bagdouri. J'aime beaucoup travailler avec les non professionnels parce qu'au cinéma, le rapport est surtout à un visage, un corps, pas forcément le côté technique du jeu. L'acteur, pour moi, est plus que la star. L'acteur est très présent dans le sens de quelqu'un comme le cinéaste français Robert Bresson qui a même commencé à éliminer le mot acteur pour le remplacer par celui de actant. Acteur, c'est en effet un corps sur l'image, un corps qui est aussi important que celui d'un décor, d'un accessoire et l'actant est plus que la simple représentation et Bresson, par exemple, n'a jamais voulu travailler avec des professionnels et encore moins avec des stars. Bresson a toujours travaillé avec des comédiens qui devenaient stars.

Qu'est-ce que vous cherchez à travers vos films? A faire le cinéma qui vous plaît et vous ressemble, réaliser les films qui plaisent au public ou encore à transposer la réalité dans la fiction?

Un artiste qui pense au public est un artiste qui est sur la mauvaise voie. L'un des grands maîtres du cinéma Luis Bunuel disait faire des films non pas pour le public mais pour quelques amis. Un artiste travaille en fonction de son matériau, des gens qu'il aime, des amis… Le public, je n'y pense jamais, pour dire franchement les choses. Ce à quoi je pense le plus, c'est à la matérialité de ma pratique, d'abord l'histoire du cinéma. J'ai toujours fait des films en pensant à d'autres films, j'ai parlé pour celui-là de Huit et demi, c'est pour dire que je pense en faisant un film à l'histoire du cinéma.

Je pense à d'autres metteurs en scène que je veux ou approcher ou suivre ou m'en inspirer. Je travaille aussi en fonction de considérations réalistes, c'est-à-dire, des paramètres de la production, de la technique, des comédiens. Et là, je travaille de façon réaliste et partagée. Je ne suis pas dans mon petit coin. Mais la stratégie qui prévaut actuellement est ce qu'on peut appeler le cinéma vulgaire. Le cinéma marocain opte actuellement pour une pratique développée par le cinéma égyptien selon laquelle on fait ces films-là parce que le public en est friand, les réclame. C'est quelque chose à laquelle je ne pense jamais

Vous êtes pourtant considéré comme l'un des pionniers du cinéma marocain. Qu'est-ce que cela vous fait comme responsabilité ?

Rien. Absolument rien. Je travaille du côté de la vie, pas du côté de la mort. Ce qu'en dira de moi dans mon absence qui est une forme de mort dans la mort, ne m'intéresse absolument pas. Je suis vivant, je fais des choses vivantes… C'est cela qui m'intéresse, c'est d'avancer.

Après un quart de siècle de pratique cinématographique, où est-ce que vous en êtes aujourd'hui et quel regard jetez-vous sur votre parcours?

Je suis toujours en attente. Mon souci premier est la culture arabe en général et le cinéma arabe. La culture arabe est demeurée bloquée pendant des siècles, c'est-à-dire depuis le plus grand écrivain, penseur, Ibn Khaldoun. C'était au 15e siècle. Il a fallu attendre cinq autres siècles pour voir apparaître un grand penseur comme Taha Husseïn et quelques autres décennies pour assister à la naissance du roman arabe moderne avec Naguib Mahfoud. Cela fait trois pas sur plusieurs siècles. Du côté du cinéma, on a une éclaircie absolument extraordinaire, mais qui n'est pas très large, cette éclaircie s'appelle Chadi Abdessalam qui a réalisé La Momie et a réalisé différents courts-métrages sur l'histoire arabo-pharaonique.

Ce cinéaste constitue l'avenir du cinéma arabe. Pour moi, c'est ça le cinéma, la rencontre entre l'antiquité de la culture arabe, la musique, les arts… Il ne faut pas être pessimiste. Il faut repérer l'importance de Chadi Abdessalam pour l'avenir, pas seulement comme point de l'histoire. C'est surtout cela qui me retient sur 25, 30 ans de cinéma. Je vois que Chadi Abdessalam est là. Nous cherchons tous à aller dans cette voie. Le cinéma vulgaire s'égare et il faut toujours penser à ce cinéaste et à son apport.

Quel est le film qui vous a donné le plus de satisfaction?

C'est comme si vous demandez à un papa de choisir son enfant préféré. Quelqu'un, comme Luis Bunuel, disait qu'il savait que dans certains de ses films, il y avait une ou deux bobines qui étaient bonnes, je ne suis pas dans une paranoïa de génie. Je sais qu'il y a dans chacun de mes films des choses intéressantes. Pour moi, chaque film est une maquette. Je me dis, je suis vivant, je fais des films et chacun peut préférer les bobines du film qu'il veut.

Et pourquoi, à votre avis, votre précédent film, Chroniques marocaines, n'est jamais sorti dans les salles marocaines?

J'ai essayé de le sortir, il y a une année, au Maroc. Et je trouve qu'il y a un malentendu total à propos de ce film. J'ai fait une fiction de 1 heure et quart et les professionnels marocains à qui je l'ai montré, ont trouvé que c'est un documentaire. Il y a Habachi et Mahmah qui y jouent. Cela me rappelle les français en 1895 qui ont vu le premier film de Louis Lumière et qui s'appelle L'Entrée en gare. Les gens voyaient arriver le train devant eux à l'écran et ils s'enfuient. Pour moi, c'est la même réaction, je fais un film de fiction et les gens croient que c'est un reportage. Chroniques marocaines raconte l'histoire d'un dresseur de singe de Jamaâ Lafna. Le rôle est incarné par Habachi. J'ai montré ce film dans différents festivals, à Londres, à Washington et ce film a eu beaucoup de succès. Beaucoup de Marocains trouvent que c'est une bonne fiction.

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Sur les traces de Moumen Smihi
Au cœur de l'histoire du dernier film de Moumen Smihi, Le Gosse de Tanger, un gamin qui vit dans un environnement familial austère dirigé d'une main de fer par un père très à cheval sur les principes religieux. Tout au long du film, nous suivons les aventures quotidiennes de ce gamin dans le Tanger international des années 50, une ville cosmopolite et haute en couleurs.

Une ville qui constitue l'univers du «gosse». Un univers fait de contrastes et qui se prolonge dans l'univers féminin qui entoure l'enfant. Trois femmes marquent sa vie: sa mère, Awicha et Khadija. Avec beaucoup de sensibilité, le film nous fait vivre les premiers émois de l'enfant et sa découverte de sa sexualité. Il s'amourache ainsi de Khadija, ouvreuse dans une salle de cinéma, connue pour la projection de films égyptiens. Une femme beaucoup plus âgée que lui et qui va lui permettre de découvrir un monde nouveau, fascinant: celui du cinéma. Un univers onirique. Beau.

L'enfant découvre l'amour. L'amour pour la femme. L'amour pour le cinéma. Le rôle de l'enfant est joué par un fils de Tanger, Abdessalam Bagdouri, âgé de 13 ans. Il donne la réplique à Kholoud El Battioui, Said Amil, Nadia El Alami… Moumen Smihi né à Tanger au Maroc en 1945. Il a fait des études supérieures à Paris à l'IDHEC (Institut des hautes études cinématographiques) et a déjà signé plusieurs longs et courts-métrages, dont Chroniques marocaines (1999), Avec Matisse à Tanger (1993), 44 ou les Récits de la nuit (1981), El Chergui ou le Silence violent (1975).
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