Parmi les travaux et domaines d'études concernant le passé des Juifs marocains, l'histoire des Juifs dans les régions à dominance berbère occupe une très faible place. Cela provient en partie de la nature fragmentaire des sources historiques provenant des zones rurales du pays.
Comparée à la documentation sur les Juifs parlant arabe, vivant dans les régions urbaines du Maroc et qui ont produit un nombre considérable d'écrits, les données historiques sur la vie des Juifs berbères ou vivant parmi les Berbères, avant la période coloniale, sont très éparses, presque toujours de seconde main, et sont souvent basées sur des mythes d'origines et des légendes.
Les voyageurs étrangers en visite au Maroc dans la période pré-coloniale, qui ont établi, quoique de façon inexacte, les listes des tribus et des « races» du pays ont rarement fait la distinction entre Juifs berbérophones et Juifs arabophones.
Les Juifs ont été considérés comme une catégorie à part, aux côtés des Maures ou Andalous, des Arabes, des Berbères et shleuh. Peu d'Européens ont voyagé à l'intérieur du Maroc avant le XXe siècle, et ceux qui le firent, comme John Davidson (qui fut tué) en rapportèrent des informations peu fiables.
James Richardson, un militant anti-esclavagiste britannique, qui a visité le Maroc en 1840, a poussé plus loin les observations de Davidson ; il a été le premier à désigner les Juifs de l'Atlas comme des «juifs shelouh», parlant berbère et dont les coutumes et caractéristiques étaient les mêmes que celles de leurs voisins non-juifs
Cette référence aux Juifs berbères est, cependant, encore très inhabituelle et de fait, elle n'a pas donné lieu à des hypothèses hasardeuses sur les origines berbères des Juifs.
D'après la plupart des visiteurs européens du XIXe siècle, les communautés juives elles-mêmes se revendiquent fermement comme descendant des Juifs de l'Ancien Israël. Les seules distinctions qu'on y trouve sont celles relatives aux clivages entre Juifs espagnols et Juifs autochtones, un clivage que les Juifs du Maroc eux-mêmes mentionnent par les termes «d'expulsés» et de «résidents» (megorashim et toshavim).
A la fin du XIXe et au XXe siècles, les voyageurs et ethnographes «découvrent» un grand nombre de communautés dispersées et donnent de ces Juifs vivant parmi les Berbères une image totalement différente de celle des communautés juives des régions urbaines. Sous le protectorat français, l'image des Juifs berbères va être définitivement établie conformément aux études qui leur seront consacrées par l'ethnographie coloniale, ainsi que par les hommes de l'Alliance israélite universelle.
Enfin, la société israélienne va y ajouter sa touche, reflétant l'apport sioniste et le développement de stéréotypes à l'égard des Juifs marocains, dont la plupart ont immigré en Israël entre 1950 et 1960.
Mon propos concerne la façon dont a été formulée la perception des relations judéo-berbères aux XIXe et XXe siècles en me référant tout particulièrement à la documentation sur les Juifs d'Iligh, une communauté qui vivait avec les Berbères dans une région de langue tashelhit, du Sous
L'intérêt des Européens pour les Juifs des régions apparemment «éloignées» du monde n'est pas une invention du XIXe siècle ; ce qui est nouveau, c'est la signification conférée à cet intérêt.
La découverte des Juifs berbères
La recherche sur les tribus perdues n'est plus motivée uniquement par des considérations d'ordre messianique, car à l'ère du colonialisme triomphant, la recherche ethnographique sur les communautés lointaines d'Orient est devenue un moyen de gouvernement.
De plus, pour les Juifs européens, la découverte de coreligionnaires primitifs n'évoque pas seulement le souvenir des tribus perdues mais leur révèle aussi d'anciennes coutumes disparues, à un moment où eux-mêmes commencent à se considérer comme une nation et se tournent vers les terres bibliques du Levant pour restaurer la souveraineté juive.
Au début du XXe siècle, l'orientaliste et hébraïsant Nahum Slouschz parcourut l'Afrique du Nord pour y étudier les origines et l'histoire des communautés juives. Il a été le premier à étudier sérieusement l'histoire des communautés vivant dans les régions intérieures du Maghreb. Slouschz croyait que pendant les siècles qui ont précédé l'expansion arabe en Afrique du Nord, les Juifs, originaires de Palestine, se sont répandus parmi la population berbère et en sont devenus un élément dominant.
Durant l'époque coloniale, ses opinions sur les origines berbères des Juifs vont avoir force de loi. En 1906, Slouschz fut envoyé en mission au Maroc par la Mission scientifique du Maroc, grâce à ses relations avec son directeur, Le Chatelier. La mission, parrainée par le Comité de l'Afrique française, a publié les premiers travaux importants sur la société marocaine.
Slouschz faisait partie de ce cercle et ses idées influencèrent largement la vision française du judaïsme marocain. Après l'établissement du protectorat français, il retourna au Maroc et fut chargé par les autorités coloniales d'étudier les communautés juives et de soumettre ses conclusions au Résident-Général Lyautey en vue de leur réorganisation. Slouschz était sioniste et, en tant que tel, voulut « régénérer» le judaïsme marocain et réveiller sa conscience nationale juive. C'est en partie à cause de ses idées sionistes que les autorités françaises décidèrent de le relever de ses fonctions officielles.
Les tendances sionistes de Slouschz et ses efforts pour découvrir le passé juif berbère pré-arabe du Maroc procédaient d'une vision très cohérente. La population juive urbaine des grandes villes arabes du Maroc était très attachée à ses savants autant qu'à ses traditions.
Pour Slouschz, ce sont les Juifs descendant des Berbères (comme il le croyait), avec leurs manières primitives et pénétrées d'influences locales, qui représentent les «vrais» Juifs nord-africains
«Maintenant que l'Afrique est entrée également sous l'égide de l'influence occidentale», écrit-il, «la pénétration de la civilisation française et l'émancipation de nos frères de Tunisie et du Maroc, suivant en cela l'exemple des Juifs algériens, vont faire disparaître le caractère spécifique du juif africain.
Comme c'est déjà le cas dans les grandes villes françaises d'Afrique, les changements sociaux ont eu un effet radical sur les masses de la population, qui perdent rapidement leur individualité et leurs traditions millénaires».
Une fois ces coutumes abandonnées, grâce aux bienfaits de l'éducation occidentale, le judaïsme marocain aura-t-il une autre alternative que celle de rejoindre la nation juive moderne ?
C'est H. Z. Hirschberg qui le premier a mis en doute la thèse admise – établie d'abord par Slouschz et adoptée ensuite par de nombreux chercheurs de l'époque coloniale – selon laquelle les Juifs d'Afrique du Nord descendraient des tribus berbères converties au judaïsme dans 1'Antiquité. Hirschberg étudia systématiquement les traditions anciennes et parvint à la conclusion qu'il y a peu de preuves confirmant la thèse des Berbères judaïsés.
D'après lui, la plupart des communautés se formèrent beaucoup plus tard, grâce à l'arrivée de commerçants juifs à l'intérieur du pays. Bien qu'il n'exclut pas qu'il ait pu exister des Berbères judaïsés, Hirschberg est sceptique quant à l'importance de ce phénomène.
Dans une étude récente basée sur des données linguistiques et ethnographiques importantes, Paul Wexler a réexaminé cette question, pour aboutir à la conclusion que la grande majorité des Juifs sépharades descendraient d'habitants d'Afrique du Nord convertis au judaïsme et installés en Espagne. Si l'hypothèse de Wexler était exacte, il en découlerait que la plupart des Juifs marocains (toshavim comme megorashim) descendraient de Berbères convertis.
Les rares preuves contemporaines de l'existence de communautés juives en Afrique du Nord à l'époque pré-islamique ne permettent pas d'affirmer avec assurance l'importance démographique et culturelle du judaïsme parmi les Berbères. La première source historique évoquant des tribus juives berbères date du XIVe siècle. C'est le Kitab al-ibar d'Ibn Khaldoun.
Certes il y a également de nombreuses légendes locales sur les Juifs berbères au Sud marocain préislamique. Jacques Meunié, par exemple, est convaincu de l'authenticité de ces traditions et légendes, même si nombre d'entre elles n'ont été consignées que récemment.
Quelle que soit notre opinion au sujet de la conversion des tribus berbères au judaïsme dans l'Antiquité, on peut affirmer que des mythes sur les Juifs berbères ont existé au Moyen Age et que ces mythes concernaient également l'origine des Berbères dans leur ensemble.
Ces mythes ont été élaborés afin de légitimer le pouvoir mérinide au XIVe siècle , avant d'être reformulés durant la période coloniale. L'historicité des légendes sur l'expansion du christianisme et du judaïsme parmi les Berbères à l'époque pré-islamique a pu servir les besoins de l'administration coloniale dans sa volonté de séparer les Berbères des Arabes.
Comme l'écrit Jacques Meunié : «malgré la précarité des indications que nous possédons sur l'extension ancienne du christianisme et du judaïsme dans le Sud marocain, [ces traditions] méritent cependant d'être retenues parce qu'elles peuvent aider à connaître les divers éléments de populations berbères et leurs usages anté-islamiques, au cours de siècles plus récents, et même jusqu'à l'époque actuelle».
Exhumer les séquelles du passé berbère judéo-chrétien est un moyen parmi d'autres visant à justifier le régime colonial au Maroc.
Comparée à la documentation sur les Juifs parlant arabe, vivant dans les régions urbaines du Maroc et qui ont produit un nombre considérable d'écrits, les données historiques sur la vie des Juifs berbères ou vivant parmi les Berbères, avant la période coloniale, sont très éparses, presque toujours de seconde main, et sont souvent basées sur des mythes d'origines et des légendes.
Les voyageurs étrangers en visite au Maroc dans la période pré-coloniale, qui ont établi, quoique de façon inexacte, les listes des tribus et des « races» du pays ont rarement fait la distinction entre Juifs berbérophones et Juifs arabophones.
Les Juifs ont été considérés comme une catégorie à part, aux côtés des Maures ou Andalous, des Arabes, des Berbères et shleuh. Peu d'Européens ont voyagé à l'intérieur du Maroc avant le XXe siècle, et ceux qui le firent, comme John Davidson (qui fut tué) en rapportèrent des informations peu fiables.
James Richardson, un militant anti-esclavagiste britannique, qui a visité le Maroc en 1840, a poussé plus loin les observations de Davidson ; il a été le premier à désigner les Juifs de l'Atlas comme des «juifs shelouh», parlant berbère et dont les coutumes et caractéristiques étaient les mêmes que celles de leurs voisins non-juifs
Cette référence aux Juifs berbères est, cependant, encore très inhabituelle et de fait, elle n'a pas donné lieu à des hypothèses hasardeuses sur les origines berbères des Juifs.
D'après la plupart des visiteurs européens du XIXe siècle, les communautés juives elles-mêmes se revendiquent fermement comme descendant des Juifs de l'Ancien Israël. Les seules distinctions qu'on y trouve sont celles relatives aux clivages entre Juifs espagnols et Juifs autochtones, un clivage que les Juifs du Maroc eux-mêmes mentionnent par les termes «d'expulsés» et de «résidents» (megorashim et toshavim).
A la fin du XIXe et au XXe siècles, les voyageurs et ethnographes «découvrent» un grand nombre de communautés dispersées et donnent de ces Juifs vivant parmi les Berbères une image totalement différente de celle des communautés juives des régions urbaines. Sous le protectorat français, l'image des Juifs berbères va être définitivement établie conformément aux études qui leur seront consacrées par l'ethnographie coloniale, ainsi que par les hommes de l'Alliance israélite universelle.
Enfin, la société israélienne va y ajouter sa touche, reflétant l'apport sioniste et le développement de stéréotypes à l'égard des Juifs marocains, dont la plupart ont immigré en Israël entre 1950 et 1960.
Mon propos concerne la façon dont a été formulée la perception des relations judéo-berbères aux XIXe et XXe siècles en me référant tout particulièrement à la documentation sur les Juifs d'Iligh, une communauté qui vivait avec les Berbères dans une région de langue tashelhit, du Sous
L'intérêt des Européens pour les Juifs des régions apparemment «éloignées» du monde n'est pas une invention du XIXe siècle ; ce qui est nouveau, c'est la signification conférée à cet intérêt.
La découverte des Juifs berbères
La recherche sur les tribus perdues n'est plus motivée uniquement par des considérations d'ordre messianique, car à l'ère du colonialisme triomphant, la recherche ethnographique sur les communautés lointaines d'Orient est devenue un moyen de gouvernement.
De plus, pour les Juifs européens, la découverte de coreligionnaires primitifs n'évoque pas seulement le souvenir des tribus perdues mais leur révèle aussi d'anciennes coutumes disparues, à un moment où eux-mêmes commencent à se considérer comme une nation et se tournent vers les terres bibliques du Levant pour restaurer la souveraineté juive.
Au début du XXe siècle, l'orientaliste et hébraïsant Nahum Slouschz parcourut l'Afrique du Nord pour y étudier les origines et l'histoire des communautés juives. Il a été le premier à étudier sérieusement l'histoire des communautés vivant dans les régions intérieures du Maghreb. Slouschz croyait que pendant les siècles qui ont précédé l'expansion arabe en Afrique du Nord, les Juifs, originaires de Palestine, se sont répandus parmi la population berbère et en sont devenus un élément dominant.
Durant l'époque coloniale, ses opinions sur les origines berbères des Juifs vont avoir force de loi. En 1906, Slouschz fut envoyé en mission au Maroc par la Mission scientifique du Maroc, grâce à ses relations avec son directeur, Le Chatelier. La mission, parrainée par le Comité de l'Afrique française, a publié les premiers travaux importants sur la société marocaine.
Slouschz faisait partie de ce cercle et ses idées influencèrent largement la vision française du judaïsme marocain. Après l'établissement du protectorat français, il retourna au Maroc et fut chargé par les autorités coloniales d'étudier les communautés juives et de soumettre ses conclusions au Résident-Général Lyautey en vue de leur réorganisation. Slouschz était sioniste et, en tant que tel, voulut « régénérer» le judaïsme marocain et réveiller sa conscience nationale juive. C'est en partie à cause de ses idées sionistes que les autorités françaises décidèrent de le relever de ses fonctions officielles.
Les tendances sionistes de Slouschz et ses efforts pour découvrir le passé juif berbère pré-arabe du Maroc procédaient d'une vision très cohérente. La population juive urbaine des grandes villes arabes du Maroc était très attachée à ses savants autant qu'à ses traditions.
Pour Slouschz, ce sont les Juifs descendant des Berbères (comme il le croyait), avec leurs manières primitives et pénétrées d'influences locales, qui représentent les «vrais» Juifs nord-africains
«Maintenant que l'Afrique est entrée également sous l'égide de l'influence occidentale», écrit-il, «la pénétration de la civilisation française et l'émancipation de nos frères de Tunisie et du Maroc, suivant en cela l'exemple des Juifs algériens, vont faire disparaître le caractère spécifique du juif africain.
Comme c'est déjà le cas dans les grandes villes françaises d'Afrique, les changements sociaux ont eu un effet radical sur les masses de la population, qui perdent rapidement leur individualité et leurs traditions millénaires».
Une fois ces coutumes abandonnées, grâce aux bienfaits de l'éducation occidentale, le judaïsme marocain aura-t-il une autre alternative que celle de rejoindre la nation juive moderne ?
C'est H. Z. Hirschberg qui le premier a mis en doute la thèse admise – établie d'abord par Slouschz et adoptée ensuite par de nombreux chercheurs de l'époque coloniale – selon laquelle les Juifs d'Afrique du Nord descendraient des tribus berbères converties au judaïsme dans 1'Antiquité. Hirschberg étudia systématiquement les traditions anciennes et parvint à la conclusion qu'il y a peu de preuves confirmant la thèse des Berbères judaïsés.
D'après lui, la plupart des communautés se formèrent beaucoup plus tard, grâce à l'arrivée de commerçants juifs à l'intérieur du pays. Bien qu'il n'exclut pas qu'il ait pu exister des Berbères judaïsés, Hirschberg est sceptique quant à l'importance de ce phénomène.
Dans une étude récente basée sur des données linguistiques et ethnographiques importantes, Paul Wexler a réexaminé cette question, pour aboutir à la conclusion que la grande majorité des Juifs sépharades descendraient d'habitants d'Afrique du Nord convertis au judaïsme et installés en Espagne. Si l'hypothèse de Wexler était exacte, il en découlerait que la plupart des Juifs marocains (toshavim comme megorashim) descendraient de Berbères convertis.
Les rares preuves contemporaines de l'existence de communautés juives en Afrique du Nord à l'époque pré-islamique ne permettent pas d'affirmer avec assurance l'importance démographique et culturelle du judaïsme parmi les Berbères. La première source historique évoquant des tribus juives berbères date du XIVe siècle. C'est le Kitab al-ibar d'Ibn Khaldoun.
Certes il y a également de nombreuses légendes locales sur les Juifs berbères au Sud marocain préislamique. Jacques Meunié, par exemple, est convaincu de l'authenticité de ces traditions et légendes, même si nombre d'entre elles n'ont été consignées que récemment.
Quelle que soit notre opinion au sujet de la conversion des tribus berbères au judaïsme dans l'Antiquité, on peut affirmer que des mythes sur les Juifs berbères ont existé au Moyen Age et que ces mythes concernaient également l'origine des Berbères dans leur ensemble.
Ces mythes ont été élaborés afin de légitimer le pouvoir mérinide au XIVe siècle , avant d'être reformulés durant la période coloniale. L'historicité des légendes sur l'expansion du christianisme et du judaïsme parmi les Berbères à l'époque pré-islamique a pu servir les besoins de l'administration coloniale dans sa volonté de séparer les Berbères des Arabes.
Comme l'écrit Jacques Meunié : «malgré la précarité des indications que nous possédons sur l'extension ancienne du christianisme et du judaïsme dans le Sud marocain, [ces traditions] méritent cependant d'être retenues parce qu'elles peuvent aider à connaître les divers éléments de populations berbères et leurs usages anté-islamiques, au cours de siècles plus récents, et même jusqu'à l'époque actuelle».
Exhumer les séquelles du passé berbère judéo-chrétien est un moyen parmi d'autres visant à justifier le régime colonial au Maroc.