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La ligne de flottaison de Jean Hatzfeld : La guerre en soi

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Le reporter Jean Hatzfeld revient au roman pour prolonger sa réflexion sur la guerre. Dans La ligne de flottaison, un correspondant de guerre qui ressemble à l'auteur vit son retour chez lui dans le malaise. Partagé entre ici et là-bas, il est pris au piège dans une zone d'ombre.

Jean Hatzfeld n'est pas romancier, il est reporter. Reporter de guerre plus exactement. Né en 1949, il collabore depuis 1973 au journal Libération pour lequel il a couvert le conflit yougoslave et le génocide rwandais. En 1994, il écrit un premier récit, L'Air de la guerre (L'Olivier), puis un premier roman en 1999, La Guerre au bord du fleuve (L'Olivier) et deux récits plébiscités sur le drame rwandais Dans le nu de la vie (Seuil, 2001) et Une saison de machettes (Seuil, 2003).

Aujourd'hui, il publie un nouveau roman, La ligne de flottaison, qui continue de creuser les questions qui l'obsèdent depuis ses premiers livres : comment réfléchir la guerre ? Comment répondre à cette frustration du reporter de ne pas avoir pu transmettre assez ? Comment exprimer tout ce que la guerre met en jeu et qui échappe à la parole?

La réponse constitue à la fois le nerf et la ligne de fuite de La ligne de flottaison. “ Écrire un livre sur la guerre... Encore un. Tous ceux qui vont y faire un tour en écrivent. Y a ceux qui ne font le déplacement que pour ça, et ceux qui l'ont quasiment écrit avant de partir ”, proteste le personnage principal, Frédéric, lui-même reporter de guerre pour un grand quotidien français, de retour de Tchétchénie, et non sans ressemblance avec Jean Hatzfeld. Frédéric vit mal son atterrissage à Paris. Il s'est armé d'une bonne intention : ne plus repartir au front et construire une vie plus stable avec sa compagne. Mais il n'y parvient pas. La guerre est en lui, elle le mine, elle le ronge, et il est incapable d'en parler si ce n'est avec ceux - journalistes, photographes, interprètes, ou infirmiers... – qui, comme lui, l'ont vue de près.

Le décalage entre “ici” et “ là-bas ”, entre leurs vies à eux et la vie en tant de guerre, les conduit à dégager un espace de transition où la parole paraît possible. Cet espace, Jean Hatzfeld l'appelle “ la ligne de flottaison ”.

Si le nom est joli, il s'agit d'abord d'un lieu de malaise, un lieu de crampes d'estomac et de souvenirs fantômes, un lieu où l'on se perd.
C'est aussi un lieu de rencontres et de retrouvailles, où, sur Internet le plus souvent, Frédéric maintient le contact avec ceux qu'il a rencontrés là-bas, sa “ famille de guerre ” en somme. Pour transcrire les différents mondes dans lesquels évolue son personnage, Jean Hatzfeld fait alterner narration, dialogues et lettres à des amis lointains.

Bien plus que dans ses descriptions et les silences de ses personnages, c'est dans les tentatives de parole que Jean Hatzfeld s'approche au plus près de cette fameuse “ ligne de flottaison ”. Il n'a pas son pareil pour reproduire une conversation entre journalistes ou l'atmosphère d'une rédaction, pour palper de cette fascination morbide que la guerre peut déclencher, ou pour suggérer cette fuite du présent et des angoisses existentielles qu'elle permet, et autorise presque.

Cela “ sent le vécu ”, dira-t-on. Mais l'intérêt documentaire de ce roman en trace aussi les limites. Car pour tout ce qui est de la vie quotidienne - l'idylle amoureuse, les soirées parisiennes, l'intimité - Jean Hatzfeld retombe dans un étang artificiel aussi conventionnel que convenu, et relativement bourgeois. “ Le talent du reporter, ce n'est pas une affaire d'écriture mais d'attitude, c'est l'art de s'éloigner et de se mettre de côté, et à partir de là, s'il est convaincu qu'ici et là devront vivre ensemble, une représentation, une mise en scène, l'écriture iront de soi ”. Plus occupé à dire qu'à écrire, Jean Hatzfeld démontre à ses dépens que ce qu'il avance pour le reportage ne tient pas en littérature : dans un roman, l'écriture ne va pas de soi. Le mérite, le côté sympathique de La ligne de flottaison, tient à la façon dont l'auteur orchestre sa propre autocritique sur le mode : “ Ah ces journalistes qui se piquent d'écrire des livres ”.

Sa faiblesse, c'est de ne pas avoir suffisamment fait ressentir le trouble qu'il évoque, de ne pas l'avoir assez habité, comme s'il était, finalement, resté à distance. Déformation professionnelle?

La ligne de flottaison de Jean Hatzfeld, Seuil, 282 p.
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