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Langue arabe, stratégie et sécurité

Les autorités américaines viennent de classer l'arabe comme langue stratégique d'éducation. De nombreux Américains se sont mis à l'apprentissage de l'arabe en vue de l' intégrer comme composante linguistique et culturelle arabophone dans leur formation. L

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Elle reprend ainsi à son compte des thèses déjà usées du temps de Lyautey, mais réactualisées pour pallier «l'insécurité» linguistique au Maroc (sic!), associée aux idées fixes et rétrogrades, aux sectarismes et aux intégrismes. Plusieurs amalgames sont faits au nom de la communication et du dialogue, des droits de la «langue maternelle» et de son rôle dans l'éducation, du traitement de la diglossie, du plurilinguisme, etc.

La logique est faible, le diagnostic simpliste, l'analyse naïve, non-objective, non-comparatiste et trop hâtive pour appliquer une recette amputatrice, où l'arabe standard moderne, enseigné à l'école et péjorativement désigné comme «classique», subit les effets du rasoir d'Occam, en faveur d'un arabe dialectal aveuglément valorisé, sans argumentation scientifique et sans calcul objectif des conséquences dramatiques d'un choix aussi flou que mal intentionné. Il ne faut pas être linguiste expert pour déconstruire le raisonnement fallacieux réductionniste et amputateur.

Il ne correspond ni à ce que nous savons de la réalité du contact des langues (en pluriglossie et plurilinguisme) dans les différents pays, ni à la réalité de l'interaction des langues dans le développement cognitif, ni à la réalité comparée des solutions proposées, ni à ce que nous savons des langues d'enseignement par rapport aux langues vernaculaires, ni aux tests de ce que nos auteurs appellent des «ruptures», etc. L'accumulation de «fallaciosités» et de contre-vérités mercantilistes n'a apparemment pas l'air de trop gêner nos collègues éducateurs-linguistes!

Notons d'abord que l' arabe marocain (porteur d'ingrédients culturels riches et diversifiés) se caractérise par une très grande variation en termes de vocabulaire, de grammaire, de morphologie, de phonation et de sémantique, selon qu'on est d'une région ou d'une autre, d'une campagne ou d' une ville, d' une classe sociale ou d' une autre, d'un niveau d'éducation ou d'un autre, etc. Essayez de nommer un fruit, un légume, une friandise, etc., un événement, un état, etc.

Le vocabulaire de désignation est très diversifié, qu'il soit de source arabe, amazighe, ou étranger marocanisé (à partir du français, de l'espagnol, etc.), ou encore chevauchant ces sources en même temps, selon les classes sociales, les origines ethniques, etc. Essayez de préfixer un article à un nom, de construire un syntagme numéral, de compter, d'«affixer» un pronom à une préposition, à un verbe ou à un nom, de rendre compte des positions des quantificateurs, articles, démonstratifs, etc., dans une construction nominale, ou encore de connaître comment on emploie un participe adjectival sujet ou objet pour dénoter le temps ou l'aspect, etc.

Vous vous rendrez compte très vite que l'arabe marocain est amplement plus «difficile» et plus «variationniste» dans son système de dénomination, de syntagmatisation et de phonation que ne l'est l'arabe standard. Un indicateur de cette difficulté est que les descriptions disponibles de cet arabe (et d'autres dialectes arabes d'ailleurs) sont infiniment moins exhaustives et moins développées (pour ne pas dire mauvaises), comparativement à celles de l'arabe standard. Pour que l'arabe marocain devienne la langue de l'école, il faudrait d'énormes efforts de codification et de standardisation qui retarderaient le Maroc de plusieurs décennies.

Plus dramatique encore, une autre diglossie (ou pluriglossie) s' installerait automatiquement entre le nouveau standard et les dialectes vernaculaires, avec des désavantages colossaux: rupture avec une langue des sciences et du patrimoine, une langue à portée symbolique, une langue à indice de communication élevée, à potentiel économique non-négligeable, etc. Le rasoir d' Occam en diglossie arabe marocaine apparaît donc comme suicidaire pour la langue identitaire en éducation, l'entraînant ipso facto à céder sa place aux langues étrangères.

La diglossie a fait l'objet de nombreuses études sociolinguistiques qui, à notre connaissance, ne l'ont pas traité en termes de «rupture», mais plutôt comme un phénomène naturel, émanant des fonctions différentes de la langue de l'école, portée sur l'abstraction, le bon usage et les belles lettres (entre autres), et la langue hors de l'école, ayant d'autres formes d'expression et de contenu. La gestion des écarts diglossiques/pluriglossiques (et de la dichotomie écrit/oral) a de tout temps préoccupé les académies de langue arabe, ainsi que les linguistes/planificateurs ou éducateurs.

Bien que les institutions mentionnées ont de tout temps prôné la limitation de ces écarts en standardisant le vocabulaire dialectal (entre autres), aucun travail linguistique de fonds n'a été entrepris et aucun plan global n'a été mis en exécution, faute de compétences en linguistique comparée (entre autres), de vision claire et de détermination. La modicité des moyens, les «complots» de l'administration, l'âge trop avancé des académiciens en même temps que leur statut perpétuel, leur conservatisme, le calque de ces académies sur l'Académie française (née dans un contexte historique et linguistique totalement différent), l'épuisement des efforts à déterminer le bon usage, d'unifier la terminologie, etc. sont autant de facteurs qui sont venus achever toute planification linguistique rénovatrice, proprement conçue et adaptée à la situation des pays concernés.

La simplification de la grammaire est restée sans lendemain, en l'absence également de linguistes comparatistes et de bons planificateurs. La modernisation des dictionnaires et le concept de «dictionnaire historique» introduit par Fischer ont été mal réalisés ou ne l'ont pas été après sa disparition. Le point fort du Maroc est qu'il regorge de compétences linguistiques, scientifiques et éducatives qui sauront mener à bien une réforme globale et intégrative des richesses à la fois «variationnistes» et intégratives de leurs langues identitaires, dont la langue arabe standard, langue unificatrice. Ils sont préparés et ouverts pour profiter des compétences en conception et en réalisation de leurs collègues ailleurs.

Leurs efforts ne devraient pas s'épuiser à s'attaquer au problème du statut des langues en présence et encore moins à prôner du réductionnisme naïf, réellement porteur d'insécurité et d'aventure. Leur programme devrait plutôt porter sur la réalisation des outils et des produits qui manifestent en concret le désir de rénover la langue, de la revivifier, de lui donner plus de contenus nouveaux, de simplifier son apprentissage en partant de décisions claires et motivées pour aménager son vocabulaire, sa grammaire, ses méthodes d'enseignement, etc. Leur modèle ne saurait être le calque.

Les efforts à entreprendre ne peuvent être concrétisés sans une volonté claire de l'Etat au plus haut niveau de promouvoir sa langue officielle, ses langues identitaires et de mettre en oeuvre une politique claire des langues étrangères. La perception de la notion de «langue maternelle» dans les pays arabes s'applique au continuum diglossique/pluriglossique arabe (standard, médian, dialectal). Il ne fait pas de sens (en contexte de communication située) de considérer chaque composante de ce continuum comme une langue à part et de chercher à y introduire des «ruptures» factices.

Comparez l'allemand de l'école à l'allemand parlé, l'hébreu de l'école à l'hébreu parlé, l'anglais de l'école à l'anglais parlé, etc. Il est connu que même les standards n'échappent pas à la variation. La situation du français n'est pas moins « variationniste», à l'intérieur comme à l'extérieur de la France. Parler de rupture à cause de la variation standard/non-standard est donc fallacieux.
Fallacieuse aussi est l'affirmation selon laquelle un enfant qui n'étudie pas dans sa langue maternelle est handicapé et condamné à l'échec scolaire. Le contre-exemple le plus flagrant est celui d' Israël.

Véritable Babel de langues formé à partir de l'immigration massive, beaucoup d' Israéliens ont pour langue maternelle l'arabe, le russe, les langues européennes, etc., même si l'hébreu est la langue de l'école. Les langues principales d'usage quotidien sont aussi bien l'arabe, le russe, l'anglais (langue non-officielle), le yiddish, autant que l'hébreu. Beaucoup de parents israéliens apprennent l'hébreu de leurs enfants. Un autre exemple assez extrême est celui de l'allemand, avec des différences dialectales dramatiques entre la haute et la basse Allemagne, etc.

Les hispaniques des USA ont délibérément choisi de former leurs enfants en anglais. Plus près d'ici, les élèves marocains formés dans les missions étrangères ne subissent ni plus ni moins d'intégrisme ni d'échec scolaire que ceux formés dans les écoles publiques. La liste des exemples est amplement plus longue.
La méthode réductionniste émane donc d'une vision irréelle et fallacieuse. Certes, le Maroc a un besoin pressant pour réformer.

Tout réformer. Il faut réformer la pédagogie, et l'arabe et son enseignement, entre autres. Il faut rechercher la qualité à tous les niveaux (méthodes, supports didactiques, enseignants, gestionnaires). Mais réformer l'arabe (comme module d'une réforme globale), ne consiste surtout pas à leur appliquer le rasoir d'Occam.

*Pr. Abdelkader Fassi Fehri est enseignant à l'Université Mohammed V
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