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Najib Akesbi : «il faut dépasser le statut de simple associé de l'U.E.»

L'enseignant-chercheur, Najib Akesbi, nous dresse une vue générale sur notre économie balbutiante dans un contexte marqué par de nombreuses contradictions.

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Le Matin : En tant que chercheur et économiste, comment évaluez-vous le rôle de la Constitution européenne dans le développement du Maroc ?

Najib Akesbi :
Pour le Maroc, un pays appelé à rester un partenaire sans jamais devenir un membre, la réforme de la C.E, actuellement en panne, ne change pas grand chose. Même si l'avènement d'un ministre des Affaires étrangères de l'Union européenne, prévu par la Constitution, serait positif dans la mesure où l'on aurait un interlocuteur unique, physiquement personnalisé. Pour le Maroc, le principal objectif est de faire passer la nature de notre relation avec l'UE à un niveau supérieur à celui d'un simple associé. L'Union européenne évolue, elle est et sera toujours notre principal partenaire et ce qui s'y passe nous concerne au plus haut point.

Comment envisagez-vous l'amélioration du statut marocain au sein de l'UE ?

Je pense à la formule de Romano Prodi, qui avait considéré que des pays du “ voisinage ” de l'Europe, comme le Maroc, pouvaient aspirer à un statut spécial qui leur permet –dans leurs rapports avec l'UE- de bénéficier de “tout sauf les institutions ”. C'est une formule qui peut parfaitement nous convenir. Sur le plan économique par exemple, cela veut dire tirer avantage des “ politiques communes ”, comme de la politique agricole commune notamment, ce qui impliquerait la fin des tracasseries que cette politique nous cause actuellement.

Cela voudrait dire aussi que nous pourrions bénéficier d'une politique de prise en charge collective et d'aide pour la mise à niveau de l'économie autrement plus importantes que celles des modestes programmes “meda ” actuels, à l'instar de ce qui a été fait pour les Etats membres du sud de l'Europe comme le Portugal, la Grèce ou le sud de l'Espagne. Dans ces pays en effet, des programmes novateurs comme le programme “ Leader ” pour le développement rural, dotés de ressources communautaires conséquentes, ont transformé des régions entières en quelques années.

Il s'agirait donc d'une vision bien plus ambitieuse que celle avancée encore par la “nouvelle politique de voisinage ”. Mais il faut dire que si l'Europe devra assumer une véritable politique de transfert de ressources à même d'enclencher une dynamique de développement économique et social, en revanche, le Maroc devra accepter d'engager résolument les réformes de “ mise à niveau ” nécessaires, à commencer par celles qui sont d'ordre institutionnel et politique…

Qu'est-ce que nous aurions à apporter à l'Europe, dans une telle perspective ?

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, au regard du contexte actuel de la question de l'émigration, notre premier apport est celui de nos ressources humaines… Vous savez, toutes les études prospectives mettent en évidence un problème démographique en Europe. La croissance démographique actuelle européenne ne permet pas le simple renouvellement des générations. Donc, elle ne génère pas suffisamment de forces de travail pour répondre à la demande d'emploi dans les prochaines décennies.

L'Europe est donc inéluctablement appelée à devenir grande importatrice de forces de travail pour préserver son rythme de croissance et le niveau de vie de sa population.

Le Maghreb sera certainement la principale source de ressources humaines dans laquelle les pays européens devront puiser. Bien entendu, chaque pays du Maghreb a par ailleurs ses propres atouts à valoriser dans le cadre d'un ensemble euroméditerranéen.

Au demeurant je pense qu'il faut dépasser le simple niveau de zone de libre-échange qui, dans le contexte des fortes asymétries qui caractérisent le nord et le sud de la Méditerranée, est un projet nécessairement conflictuel, parce qu'il se situe à l'aval des processus économiques et non à leur amont.
La véritable alternative est celle d'une région euroméditerranéenne, dans laquelle il serait possible de s'atteler à construire les complémentarités entre les économies à l'amont des processus de production au lieu de se contenter de subir les concurrences et donc les conflits à l'aval, sur les marchés.
Vous appelez donc à une union de force maghrébine!

Bien sûr que nous gagnons à être unis en tant que pays du Maghreb !
Il est essentiel pour tous que les pays du Maghreb puissent entamer un processus maghrébin pouvant servir de levier pour leur développement et la réussite de leurs relations avec l'Europe.

Malheureusement, tout en accumulant les aspects négatifs des situations politiques, nos relations avec l'Europe pour l'instant restent verticales.
L'Europe se conduit de manière bilatérale avec chacun des pays du Maghreb, ce qui peut à court terme lui procurer quelques “avantages”, mais stratégiquement, elle-même a intérêt à notre union, ne serait-ce que parce qu'un marché de cent millions de consommateurs ayant du pouvoir d'achat est une perspective économique autrement plus intéressante que celle qui prévaut actuellement.

Donc, la Tunisie, l'Algérie comme le Maroc font d'énormes efforts pour entretenir une relation privilégiée avec l'Europe. Chaque pays a ses atouts et ses manques, au Maroc, comment expliquer notre faible développement économique?

D'abord par le fait que dès les premières années de l'indépendance, nous n'avons pas su régler les grands problèmes d'ordre structurel qui devaient l'être, et que nous continuons de traîner encore, un demi-siècle plus tard, citons-en quelques-uns en vrac: l'éducation et les soins de base pour tous, la condition de la femme et plus généralement les questions de société liées à la Moudawana, le système politique et l'équilibre entre les différents pouvoirs, le système des rentes et prébendes intimement lié à l'économie dite “du makhzen”, les questions foncières et au-delà la place du monde rural dans l'économie et la société…
L'histoire de plusieurs décennies est maintenant là pour nous montrer que les politiques d'inspiration libérale, quoique sous différentes versions, qui ont été conduites dans ce pays, ont toutes lamentablement échoué. De sorte que, en 2005, on se retrouve encore en prise avec les problèmes d'hier jamais résolus, et les problèmes d'aujourd'hui pressants : une population trois fois plus nombreuse, un chômage massif au niveau des jeunes et des diplômés en particulier, une pauvreté absolue et relative, urbaine et rurale, une dépendance alimentaire sans cesse croissante, une libéralisation inconsidérée des échanges, une économie informelle “florissante”, contrebande et trafic de drogue, intégrisme religieux...
Le plus grave aujourd'hui est qu'au lieu de prendre à bras le corps ces problèmes pour essayer de leur apporter les réponses adéquates, les responsables font dans une sorte de fuite en avant en signant à gauche et à droite des accords de libre-échange…

Justement, comment évaluez-vous ces accords et quelles seraient leurs répercussions sur notre développement ?

Si rien n'est fait pour rattraper ce qui peut l'être, je crois qu'on peut parler d'une chronique d'un désastre annoncé! L'Etat signe en effet des accords de libre-échange –avec l'Union européenne, avec les Etats-Unis d'Amérique, avec les pays arabes, avec la Turquie…, et il prend donc des engagements fermes en notre nom, pour l'ensemble des Marocains, alors que par ailleurs, rien ou quasiment rien n'est fait pour nous préparer, préparer l'économie et la société marocaines aux redoutables échéances qui nous attendent. Alors que le compte à rebours a déjà commencé depuis plus de cinq ans avec l'Union européenne, que des pans entiers de l'industrie marocaine ont commencé à s'effondrer du fait d'une concurrence trop inégale, c'est le Premier ministre lui-même qui reconnaît il y a quelques mois devant la presse que tout ce qui a été tenté en matière de mise à niveau a échoué ! Et même en reconnaissant un tel constat d'échec, on n'en tire pas les conséquences qui s'imposent! Il y a là quelque chose qu'on peut difficilement qualifier autrement que d'irresponsable…

Quelles sont les conséquences», pour l'agriculture marocaine de l'accord de libre-échange avec les Etats-Unis ?

Il faut reconnaître que les conséquences les plus “lourdes” ne sont pas immédiates. Même si certains produits américains pourront accéder au marché marocain dès l'entrée en vigueur de l'accord, force est de reconnaître que ce ne sont pas les plus importants ni les plus sensibles, mais ces derniers seront libéralisés dans les dix à quinze prochaines années… C'est un délai qui peut paraître long mais en réalité la vraie question qu'il faut se poser est la suivante : tous les problèmes structurels qui empêchent l'agriculture marocaine –à quelques exceptions près, dans les fruits et légumes- d'être compétitive sont de vieux problèmes qui datent du début de l'indépendance, voire avant, de sorte qu'on est en droit de se demander par quel miracle nous serions aujourd'hui en mesure de réformer en cinq à dix ans ce qui n'a pu l'être en 50 ans ! C'est dire que là aussi, nous avons pris des engagements plus qu'aventureux et le prix à payer risque d'être exorbitant… D'autant plus que du côté des exportations, là où le libre-échange aurait pu permettre à notre agriculture d'exportation de tirer quelques avantages de la suppression des droits de douane, en réalité, tous ceux qui connaissent un tant soit peu ce dossier savent et reconnaissent que le Maroc en fait ne tirera pas grand-chose de cette “ déprotection douanière ” parce que la vraie protection du marché américain est ailleurs. Elle est dans la réglementation draconienne des normes de qualité et de sécurité alimentaire, elle est aussi dans les coûts d'accès très élevés au marché américain, surtout pour des volumes d'exportation qui resteront modestes à l'échelle américaine, elle est encore dans les défaillances de nos exportateurs peu enclins à faire preuve de dynamisme, sinon d'agressivité commerciale…

A ce propos, quels sont les enjeux et les difficultés de la politique agricole dans le contexte actuel ?

Notre agriculture, 50 ans après l'indépendance, reste pour l'essentiel dépendante de la pluie et du beau temps ! Toute la colossale et coûteuse “ politique des barrages ” n'a réussi à “ sécuriser ” que la production d'un peu plus d'un dixième des terres cultivables du pays… Tout le “ reste ” -c'est-à-dire les neuf dixièmes des terres et des populations qui y vivent !- continue de se débattre dans d'énormes problèmes qui vont des statuts fonciers des terres et de l'exiguïté des parcelles de culture à la complexité des circuits de commercialisation, en passant par l'analphabétisme des exploitants, le manque d'eau et des différents intrants, les difficultés de financement, etc. Le résultat est que les rendements demeurent très faibles, et la production n'est pas seulement aléatoire, mais reste globalement faible, en tout cas insuffisante au regard de l'accroissement des besoins d'une population de 30 millions de personnes, d'où une insécurité alimentaire chronique et dangereuse…
Les solutions ? Oui, elles existent et on les connaît ! Les placards du ministère de l'Agriculture croulent sous le poids des dizaines, sinon centaines d'études, “ stratégies ” et autres “ plans d'action” qui ont fait de bons “diagnostics” et préconisé des solutions convenables, mais malheureusement au Maroc, on excelle dans l'art d'enterrer les réformes dont le seul défaut est de déranger quelque peu les intérêts de certains…

Quelle démarche peut-on suivre pour une économie peu dépendante et peu endettée?

Votre question est trop vaste pour qu'il soit possible d'y répondre en quelques mots. Disons que moi, j'ai coutume de dire que, aujourd'hui, au Maroc, le premier problème économique est politique… En des termes qui semblent avoir aujourd'hui le vent en poupe, disons que le “ système de gouvernance ” est devenu en soi un vrai obstacle au développement du pays. Et je n'entends pas par là seulement les questions liées au “gouvernement ”, à l'Administration ou au système judiciaire, mais au système politique dans son ensemble, un système où ceux qui sont “élus” pour gouverner se contentent de “ régner ” et ne décident de rien, alors que les vraies sphères de décision sont ailleurs, là où constitutionnellement, il n'est question ni de rendre compte ni d'être sanctionné par le verdict des urnes… Qui est alors responsable de quoi dans ce pays ? Qui est responsable de ce cimetière où sont enterrés tant de projets mort-nés, avortés ou détournés ? Qui est responsable de tant d'échecs accumulés depuis 50 ans ? Et comment donner confiance aux entrepreneurs, aux investisseurs –a fortiori étrangers- pour prendre des risques et s'inscrire dans une dynamique de développement lorsqu'ils peuvent constater à quel point les “ dés sont pipés” et les règles du jeu si peu transparentes ?... Je le répète donc, la première des réformes “ économiques ” à engager est politique : c'est la réforme de la Constitution.

Repère :
Najib Akesbi est né à Fès le 5 août 1952.
* Diplômes obtenus :
- Maîtrise es-sciences de gestion (Paris-IX-Dauphine)
- Institut d'études politiques de Paris (Section économique et financière)
- Diplôme des études comptables supérieures (expertise comptable)
- Diplôme d'études approfondies, politiques économiques comparées (Paris-IX-Dauphine)

- Thèse d'Etat es-sciences économiques (Paris-IX-Dauphine)
Najib Akesbi est professeur de l'enseignement supérieur à l'Institut agronomique et vétérinaire Hassan II, chargé des cours de gestion, marketing et commercialisation des produits agricoles. Il assure par ailleurs à HEM-Rabat les cours de fiscalité et mécanismes de partenariat Maroc- Union européenne.
- Entre 1975 et 1999, il a enseigné pendant des périodes variables l'économie, la gestion et les finances publiques dans différentes universités et établissements d'enseignement supérieur (Paris-IX-Dauphine, Programme de troisième cycle des Universités d'Afrique de l'Ouest, FNUAP, INSEA, ENIM, EMI…)
- Activités de recherche dans les domaines de l'économie de développement et des politiques publiques, donnant lieu à quelque 70 publications (ouvrages, communications de colloques, articles dans les revues à comité de lecture..)
- Membre de plusieurs comités scientifiques d'organismes et de réseaux de recherche, de revues (Centre international des Hautes études agronomiques méditerranéennes, Réseau des agricultures familiales comparées, revue Medit- Bari, Revue Critique économique…)
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