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Les tisseuses de rêves se racontent

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Elles s'appellent Ijja, Jemaa, Fatima, Adiba, Hajjou…. Elles sont originaires de Tazenakht, de la région de l'Atlas, de Tiflet…et sont venues de leurs villages natals pour exposer leurs tapis et surtout en parler. Jeunes, moins jeunes et vieilles, ces dames au talent incontesté, ont atterri à Casablanca le temps d'un week-end pour faire rêver un parterre d'intellectuels tous azimuts (Allemagne, Italie, Espagne, Algérie, Scandinavie, France et Grande-Bretagne), spécialement venus les écouter conter leurs histoires et pénétrer dans leur univers de rêves qu'elles tissent de leurs mains de magiciennes.

Ce fut à l'occasion de la 10e Caravane civique qui a eu lieu à Casablanca, du 29 au 30 avril, sous le thème «Les tisseuses de rêves et les nouveaux magiciens qui construisent le Maroc moderne». Un événement orchestré par l'association «Synergie civique» présidée par le Pr. Najia El Boudali.

Durant deux jours, et suivant un programme riche et varié, la sociologue et chercheuse, Fatéma Mernissi, a animé plusieurs ateliers en compagnie de nombreux autres acteurs civiques et chercheurs marocains et étrangers. Objectif, donner ses titres de noblesse à un art resté longtemps confiné dans les petites galeries, et sortir de l'ombre des génies de l'artisanat marocain le plus souvent exploitées et dévalorisées.

«Les rendre visibles en tant qu'artistes pour vendre directement leurs produits, au lieu de les voir exploitées par les intermédiaires. C'est le but recherché par «Synergie civique» dont la stratégie est basée sur trois axes; initiation des jeunes aux technologies de l'information, création de galeries et musées ruraux et publication de livres de tisseuses», explique Fatéma Mernissi. En fait, l'intérêt de la sociologue pour ces femmes de génie ne date pas d'hier.

Depuis 1984, elle ne cesse de creuser dans ce sujet, qui lui tient particulièrement à cœur et qui a commencé par un constat paradoxal.
«Ces dames, classées comme illettrées par les statistiques des Nations unies, font des ravages sur l'Internet : Les tapis de Tazenakht et de Boujad se vendent de 1.000 à 5.000 dollars.

Comment expliquer ce succès ?, s'est demandé notre chercheuse. Pour percer ce mystère, la sociologue n'a trouvé de meilleur moyen que de donner la parole à ces tisseuses de rêves. Qui mieux qu'elles-mêmes pourrait parler de leurs démarches créatives et de leurs motivations ? En parcourant les compagnes et en allant vers ces femmes à l'imagination créatrice, véritables gardiennes du temple de la tradition, Fatéma Mernissi a fait des découvertes extraordinaires.

Sans formation préalable, les tisseuses se fient à leur instinct pour créer des chefs-d'œuvre que les galeries virtuelles s'arrachent au prix fort. Elles laissent exprimer librement leurs émotions et leurs rêves. Leurs tapis, peuplés de signes et de symboles en disent long sur leurs rêves et espoirs.

Ancré dans les traditions ancestrales des contrées les plus éloignées du Maroc, le tissage est une pratique qui se transmet de mère en fille. Un lègue qui n'est jamais figé, mais toujours en perpétuel changement.

«Les mères de Tazenakht que j'avais interviewées entre 1984 et 2005 encourageaient leurs filles à inventer, contrairement à l'école moderne que dénonçait Herbert Marcuse (1898-1979), le philosophe qui avait lancé la révolution de 1968 aux USA, comme étant la source même de la tyrannie industrielle qui fabriquait des êtres unidimensionnels «privés d'autonomie», constate Fatéma Mernissi au fil de ses enquêtes.

Lors de l'atelier d'écriture intitulé : «Les tisseuses se racontent», les artisanes aux mains d'or se sont exprimées sur leur art avec une spontanéité déconcertante. Les témoignages se sont suivis sans jamais se ressembler.

En revanche, ils mettent en évidence le souci de renouvellement qui habite les tisseuses. Rita, originaire du village de Tafounant (à 10 km de Tazenakht) a pris la parole pour expliquer comment elle a épaté la galerie en s'éloignant du répertoire de symboles traditionnels et en introduisant le «chat» dans sa panoplie de signes.
Encore mieux, elle a poussé cet exploit à son paroxysme en créant deux modèles de tapis.

Le premier avec le dessin du chat sur les deux faces et un autre où l'animal apparaît uniquement en recto. Ce qui nous ramène à la seconde raison pour laquelle cet événement célèbre les dames de l'Atlas. «Elles ont fourni un nombre impressionnant de cerveaux à la nouvelle classe dirigeante, construisant le Maroc moderne et que j'appelle les nouveaux magiciens».

Comme les tisseuses apprennent à l'enfant d'inventer et non de reproduire les dessins du tapis de la mère, l'enfant reçoit le message qu'il est né avec un don qu'il doit découvrir et exploiter.

D'où la confiance en soi qui prédispose cet enfant à devenir un grand communicateur, car il a une capacité d'écoute inhabituelle", ajoute notre sociologue.

La lecture des tapis, par leurs créatrices, fait état d'une volonté de toujours créer et de rénover. En fait chaque tapis est une page blanche sur laquelle les tisseuses projettent leur vision du monde, et transcrivent leur univers propre. Fatima, une jeune fille de 24 ans, aurait aimé devenir journaliste. Mais le destin en a décidé autrement. Elle est aujourd'hui tisseuse comme sa mère et sa grand-mère avant elle. Les tapis de Fatima sont riches en symboles. Oiseaux, montagnes, maisons, ancres de bateaux, animaux domestiques montrent son amour de la vie.

La couleur de prédilection de cette jeune berbère, toute timide, est le bleu, symbole de l'espoir et du grand espace qui traduit son désir de liberté. Outre cette ouverture en matière de symboles, le matériau est lui aussi renouvelé en fonction des moyens des tisseuses. A ce propos, Jemaa a expliqué comment elle confectionne ses ouvrages avec les chutes d'usines et les filets de pêcheurs qu'elle ramassait au début près du lac «Guenzra», à 35 km de Khmisset, mais qu'elle a commencé à payer après que les commerçants lui ait imposé de les acheter. Jemaa vit dans un bidonville et prend en charge ses 4 enfants qui vont tous à l'école.

Ses tapis sont prédominés par l'orange, couleur de la terre et par les coquelicots, les sirènes, les poissons, les poulpes, les méduses, les losanges… «Dans le rêve, on nage ou on vole. Quant aux losanges, ils symbolisent l'utérus, c'est-à-dire le ventre de la mer», interprète Fatéma Mernissi.

Ces tapis demandent un mois et demi de dur labeur pour qu'ils soient vendus à la modique somme de 550 DH. C'est pour cette raison que Jemaa choisit des motifs simples pour qu'elle puisse aller plus vite, étant donné qu'elle travaille, en plus, dans un bain maure comme «tayaba» (masseuse). Quand elle a commencé à tisser dans les années 70, elle travaillait la laine et optait pour les couleurs chaudes. Mais aujourd'hui que ce matériau est devenu hors de portée pour sa petite bourse, elle s'est rabattue sur les filets et les chutes d'usines.

Après son exposé, Thomas Hartmann, «communication manager» de Berlin a manifesté un intérêt particulier pour les tapis de Jemaa. Il envisage d'organiser des visites de «tourisme civique» pour les Allemands intéressés à visiter les projets des tisseuses.

Le recours au recyclage en tant qu'alternative à la laine fut aussi adopté par Hajjou qui a commencé par effilocher les vieux pulls qu'elle mettait à cuire à la vapeur pour que les fils retrouvent leur souplesse avant qu'elle ne les retravaille pour en confectionner des couvertures.

Un ouvrage peut lui prendre 15 jours et se vendra à 250 ou 300 DH. Elle paraît satisfaite du moment que cette somme lui permet de subvenir aux besoins de sa famille et de vivre dans la dignité.

C'est, donc, généralement pour subvenir à leurs besoins familiaux que ces femmes s'adonnent au tissage. Toutefois, ce besoin «vital» ne les empêche pas d'accorder de l'importance au côté esthétique. Rien n'est laissé au hasard. Couleurs et formes sont minutieusement étudiées.

Au terme de ces journées d'études, des livres seront écrits pour rendre hommage à leur génie créateur de ces femmes d'exception. Damia Benkhouya, poétesse et pionnière du féminisme, elle-même fille de tisseuse qui lui a appris l'art de communiquer les rêves et de nourrir l'espoir, a présenté lors de l'atelier d'écriture son ouvrage « Gloire aux doigts qui tissent et racontent la vie» et qu'elle est entrain de finir. «Le tissage est tout une culture». dit-elle d'emblée. «Pour tisser, les femmes sortent dans l'espace public. La distance entre une femme et une autre correspond au métrage du tapis…» Tout un rituel que les femmes observent quand elles s'attèlent à la tâche.

Le tissage, tel qu'il est décrit par l'écrivaine, est un monde chargé de musicalité, de voix, de symboles et de perceptions.
Aziz Jadir, la voix célèbre, qui anime l'émission de radio Tanger «Ecritures sans rivages», prépare, quant à lui, un livre intitulé «Tissons notre avenir».

Saoudi Nouredine coordonne le collectif du livre «Les tisseuses se racontent» auquel contribuent les poètes et écrivains Aziz El Ouadi' et sa femme Khadija Boutni. D'autres projets sont en cours de préparation par des intellectuels dont les mères sont des tisseuses. Fatéma Mernissi avait raison de préciser : «Dès que vous rencontrez un Marocain brillant, demandez-lui ce que fait sa mère ! Et je parie que l'Europe peut démarrer des projets magnifiques en repérant parmi les immigrés ceux qui sont originaires de l'Atlas pour les mobiliser dans des projets de communication».
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