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«Des intermédiaires cherchent à s'approprier le titre de commerce équitable au détriment de la petite main productive»

Les petits producteurs marginalisés, détenteurs d'un savoir-faire ancestral et utilisant des ressources naturelles d'une grande valeur se voient usurper aujourd'hui ce patrimoine via des mesures «réglementaires», comme la propriété intellectuelle. Entreti

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Le Matin : Vous vous apprêtez à lancer dans les prochains jours un réseau marocain de Commerce équitable. D'abord quelle est votre définition de cette forme d'échange solidaire ?

Abdeljalil Cherkaoui :
Il existe aujourd'hui des définitions multiples du commerce équitable (CE) à l'échelon international et sa définition fait l'objet d'une marge de tractations entre les différents acteurs du commerce équitable dans les pays du Nord et du Sud.
Au Maroc, le comité préparatoire du Réseau marocain d'économie sociale et solidaire (RMESS) définit le commerce équitable selon ces principes :
- offrir au consommateur avisé des produits respectant des normes établies de qualité technique et sociale,
- établir une relation la plus directe possible entre producteurs et consommateurs,
- fixer un prix «juste» qui assure une rémunération adéquate du travail des producteurs,
- respecter des conditions de travail humaines, conformes aux normes de l'Organisation Internationale du Travail (OIT) et des conventions internationales,
- sensibiliser, informer le public et les acteurs de développement concernés sur le concept de commerce équitable.
Cette définition du CE a été confirmé suite à différentes rencontres et débats que le continent africain a organisé depuis les deux dernières années, notamment lors de la dernière rencontre du Réseau intercontinental d'économie sociale et solidaire (RIPESS) à Dakar en novembre 2005.
Au niveau national, le concept est émergent mais il y a une nécessité de déployer un effort supplémentaire pour uniformiser les définitions et les lectures qu'on donne aux différentes dimensions liées au CE, tout en gardant à l'esprit le respect des engagements de notre pays par rapport aux principes fondamentaux des Nations unies en matière d'environnement, de travail des enfants, de politique genre, etc.

Vous avez conclu un partenariat avec Oxfam Québec pour mener une expérience-pilote en matière de commerce équitable. Décrivez-nous ce projet ainsi que les produits commercialisables ?

Oxfam Québec, membre d'Oxfam International, partenaire de l'Association marocaine d'appui à la promotion de la petite entreprise (AMAPPE) depuis 2000, a exprimé sa conviction et sa disponibilité pour contribuer à la mise en place de dispositifs associatifs en faveur d'une économie sociale et solidaire (ESS) au Maroc, notamment par le biais du commerce équitable. D'autant plus qu'Oxfam a été parmi les initiateurs de boutiques spécialisées de commerce équitable aux Pays Bas, développant une expertise et un savoir-faire confirmés en la matière, au point qu'on commence à le proposer en tant qu'outil de développement pour un certain nombre de pays partenaires.

Depuis quelques années, Oxfam Québec au Maroc, en partenariat avec AMAPPE et Intermon Oxfam Espagne, ont instauré une démarche de proximité pour développer les très petites entreprises (TPE) et les activités économiques en faveur des femmes, notamment dans le milieu rural.
Dans cette perspective, un chantier sur la promotion du commerce équitable est ouvert depuis quelques mois pour garantir une pérennité des activités économiques des femmes, confrontées en majorité à des problèmes de commercialisation de leurs produits.

Devant l'exploitation abusive des intermédiaires et leur récupération illégitime du travail de milliers de femmes et d'hommes, une phase test est observée pour mettre en pratique les résultats de la réflexion engagée dans ce domaine où certains produis, l'huile d'Argan et ses dérivés ainsi que ceux du cactus (figuier de barbarie) sont proposés pour leur introduction sur le marché canadien, via Equita-Oxfam Québec. Par la suite, d'autres produits sont envisagés, comme les plantes aromatiques et médicinales (PAM) et les articles d'artisanat à forte charge culturelle.

Cette expérience connaîtra également une présence physique dans les circuits de distribution au Maroc, via des boutiques labellisées à Tanger, Chefchaouen, Kénitra, Fès, Marrakech, Taroudant et Agadir.

Votre projet consiste à réaliser un réseau de l'économie sociale et solidaire. Quelles sont les différentes étapes que vous vous êtes fixé pour arriver à cet objectif ?

AMAPPE, en collaboration avec un ensemble d'associations et d'organisations intéressées par l'ESS prévoit tout un processus pour la mise en place d'un cadre associatif national, capable de constituer une force de consultation, d'appui et de promotion des programmes d'ESS en commençant par sa dimension principale qui est le commerce équitable.

Cette démarche a été matérialisée, depuis février 2005, par la mise en place d'un ensemble de comités de travail (commerce équitable/qualité/genre/organisation/ juridique) qui avaient la charge de réfléchir et de formuler des visions et des éléments de stratégie pour bâtir ce cadre associatif sur des fondements concertés entre les différents acteurs de la société civile, des pouvoirs publics et des instituts de recherche. Tout cela dans une conformité avec des partenaires régionaux et internationaux.

La tenue du premier forum national sur les ONG et le développement rural, organisé par le secrétariat d'Etat chargé du développement rural en août 2005, a été l'occasion du lancement de l'appel officiel à l'adhésion à ce processus de promotion du CE au niveau national.

La dimension régionale et internationale a été concrétisée à travers les différentes rencontres du réseau intercontinental d'économie sociale et solidaire (RIESS), notamment à Dakar en novembre 2005, où AMAPPE et d'autres associations (Ibn Al Baytar/GIE Targanine, Aït Baamrane/ Coop. Aknari et Tafyoucht) ont initié les premiers contacts avec les acteurs internationaux d'ESS (Europe, Afrique, Amériques du Nord et du Sud, Asie).

Il est annoncé que le 18 février prochain, AMAPPE et ses partenaires tiendront l'assemblée générale constitutive du cadre associatif du RMESS. A ce titre, un appel est lancé en direction des associations qui agissent directement dans le champ de l'ESS à manifester leur intérêt à adhérer à ce corps associatif.

Après cette journée constitutive, un séminaire international est prévu en mai, apportant le savoir-faire international en matière de CE et d'économie sociale et solidaire d'une manière générale. Il constituera également un espace de tissage de partenariats entre les acteurs locaux et les partenaires internationaux, en vue d'appuyer les projets que le RMESS abritera.

Vous dites qu'à travers votre programme, vous souhaiteriez créer une vision du Sud du Commerce équitable. Pouvez-vous nous expliquer en détails cette proposition ?

A l'instar des expériences Sud de commerce équitable, développées en Amérique Latine (Mexique, Chili, Bolivie) qui visent l'intégration d'un schéma de distribution local et régional et qui privilégient les relations inter et intra Sud, nous pouvons également envisager qu'un CE, selon cette vision sud, est également possible au Maroc.

En effet, longtemps le CE a été basé sur une relation Nord-Sud, les acheteurs étant au Nord et les producteurs au Sud et les règles de ce commerce solidaire étant définies par le Nord. Or, aujourd'hui, une nouvelle vision du CE prend en compte celle des pays du Sud, en tant qu'acteur à part entière. Des labels de commerce équitable Sud se développent, visant un marché local ou régional, via des échanges Sud-Sud, mais cela n'exclut pas la pérennité des échanges Nord- Sud. Souvent les labels CE des pays du Sud sont inspirés des principales instances internationales du commerce équitable (IFAT, FLO) mais présentent des cahiers de charges allégés, adaptés à la réalité socio- économique du pays ou de la région, permettant aux producteurs de desservir un marché local ou régional. Une fois le mécanisme bien rôdé et les exigences internationales remplies, les producteurs peuvent se tourner vers les marchés internationaux.

En fait ces niveaux d'internationalisation sont structurants pour les petits producteurs qui bien souvent n'ont ni la capacité de production, ni le niveau de qualité requis pour l'exportation. Cette démarche progressive leur permet également d'asseoir de bonnes bases à leur structure et diminue leur dépendance des marchés extérieurs.

L'idée de créer un cadre associatif au Maroc, comme étant un espace de réflexion et de consultation en matière du CE, pourrait constituer l'un des soubassements pour s'approprier cette vison
«Sud» en tenant compte des spécificités locales et régionales.

Vous affirmez que le Maroc peut devenir une plate-forme d'éclatement du commerce équitable entre l'Europe et L'Afrique. Comment peut-on réaliser cela?

On remarque de plus en plus que les pays africains (Ouest et Nord en particulier) optent pour des modèles de développement basés sur la promotion de l'ESS qui nécessitent une coopération inter-pays pour partager un
«benchmarking» en matière d'ESS et particulièrement dans le domaine du CE.

Dans cette perspective et vue la relation que le Maroc est en train de développer avec les pays africains, un schéma peut être conçu, dans le sens de faire jouer au Maroc le rôle d'une plate-forme d'éclatement d'un certains nombre de pays africains en direction des marchés du Nord, en particulier ceux de l'Europe. Et ce, en tenant comte de ses équipements de transport, de logistique, de fret, d'infrastructures et des gros chantiers qui présagent un avenir important pour le pays.

Il a été également constaté que dans les régions d'Afrique, surtout en partie Ouest, des réseaux d'ESS sont déjà constitués et opérationnels, enregistrant une avancée remarquable en matière de plaidoyer, d'encadrement et de force de négociation.

La notion de solidarité qu'offrent ces modèles alternatifs de développement doit être vu au profit des producteurs des différents pays africains en mettant ensemble leur force de travail, en exploitant les richesses des uns et des autres.
Cette nouvelle façon de voir doit être inscrite dans une approche de complémentarité et non de compétition déloyale, en respectant les spécificités de chacun et les valeurs d'équité, susceptibles de garantir un développement durable et apportant la richesse aux citoyens africains, là où ils sont.

Quels sont les enjeux du commerce équitable face aux différents accords de libre-échange et à la pression de la mondialisation ?

Le commerce équitable retenu dans la culture et les opérations de développement préconisées par un certains nombre de pays au niveau international apporte une alternative et quelques pistes de solutions pour atténuer les effets, parfois dramatiques du commerce conventionnel, tel qu'il est dicté aujourd'hui par la mondialisation et les accords de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).

Les enjeux du CE se définissent à travers une série de négociations auxquelles participent les plus grandes entreprises, les multinationales et les grands capitaux internationaux et ce en l'absence d'une tranche importante de petits producteurs marginalisés, majoritairement issus des pays du Sud compliquant davantage l'échiquier économique dans lesquels évoluent nombre de pays d'Afrique, d'Amérique latine et d'une partie de l'Asie.

Cette catégorie de producteurs souffrent de plus en plus d'une compétition déloyale sur leurs propres marchés, ils sont démunis de protection et de garantie et deviennent par conséquent une proie facile pour les intermédiaires et exploitants qui eux détiennent les pouvoirs politiques et les secrets des enjeux commerciaux négociés, parfois à huit clos. De ce fait, les accords de libre-échange que le Maroc est en train d'observer avec un certain nombre de pays arrivent rarement à mettre sur la table de négociation les problèmes des petits exploitants, aussi bien dans le domaine agricole que dans l'artisanat.

Ajoutez à cela des conduites et des comportements non citoyens des grands capitaux qui laissent derrière eux toute une panoplie d'entraves et de contraintes qui freinent le bon développement des petites entreprise et exploitation. Ces dernières étant celles sensées développer de la richesse, créer des emplois dans les localités et jouer le rôle de régulateur pour corriger la répartition inégale des richesses de notre pays.

On remarque que les petits producteurs marginalisés, détenteurs d'un savoir-faire ancestral et utilisant des ressources naturelles d'une grande valeur se voient usurper ce patrimoine via des mesures «réglementaires», comme la propriété intellectuelle.

A titre d'exemple, nous pouvons citer l'appropriation par une société étrangère de la marque " Argane " qui est un mot spécifique usuel au Maroc.

Devant cette tendance qui met en péril l'avenir de millions de petits exploitants et producteurs, le CE peut être une alternative viable avec un appui politique suffisant, pour réguler le déséquilibre observé et apporter les solutions appropriées en faveur d'un développement durable et solidaire.

Quels sont vos principaux projets quant à la promotion de cette nouvelle forme d'échange, sachant d'avance qu'il existe déjà un vide juridique ?

Cette nouvelle façon de voir repose sur l'implication de l'ensemble des acteurs publics, privés et de la société civile pour mobiliser l'ensemble des outils juridiques et réglementaires capables de donner un balisage suffisant pour conduire le développement escompté de l'ESS et particulièrement le champ du CE, au niveau national.

Car une mauvaise lecture du CE et l'absence d'un cadre juridique et réglementaire peuvent renverser complètement le sens de l'évolution recherchée. Il peut laisser la place libre à ceux qui cherchent à satisfaire la nouvelle forme de citoyenneté qui s'exprime de plus en plus dans les rangs des consommateurs, sur les marchés des pays développés. Un certain nombre d'intermédiaires cherchent à s'approprier le titre de commerce équitable pour le servir en tant qu'acte promotionnel au profit du chiffre d'affaires des grands espaces marchands et au détriment de la petite main productive.

Pour cette raison, la présence d'une structure associative de l'ESS et un réseau de commerce équitable citoyen peuvent contribuer à l'émergence d'un cadre juridique et réglementaire, que les pouvoirs publics compétents et les instances parlementaires peuvent légiférer en faisant ressortir le vrai visage et les grandes valeurs de l'ESS. Et ce, dans le but de les mettre au service du développement de notre pays et par voie de conséquence, de lutter contre la pauvreté et d'apporter de la richesse dans les coins les plus reculés, en valorisant les potentialités locales.
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