Le Matin : Qu'est-ce qui vous a incité à jouer dans Indigènes?
Bernard Blancan. Longtemps acteur de théâtre, le personnage de Martinez est mon premier grand rôle au cinéma. Je suis arrivé plus tard que les autres comédiens sur ce projet, mais il a immédiatement fait écho à des choses que je gardais en moi depuis longtemps. Je suis, comme Rachid Bouchareb et l'ensemble de l'équipe d'ailleurs, particulièrement allergique à l'injustice. A l'âge de 18 ans, je suis parti faire mon service militaire à Djibouti.
Je n'ai supporté ni l'armée ni son comportement colonial. Plus tard, j'ai joué avec une troupe de théâtre sur les bords du fleuve Congo. Mais je ne trouvais pas mal place en Afrique : je me sentais soit perçu comme un fils de colons, soit comme un portefeuille.
Actuellement, j'habite à Paris dans le 19e arrondissement, un quartier très métissé. Or, certains discours me font hurler : la France est encore loin d'assumer son passé. On m'a appris que la France résistante avait été libérée du joug nazi par les Américains. Plus tard, j'ai découvert l'histoire des tirailleurs sénégalais.
Mais je ne connaissais pas celle des soldats maghrébins. On a occulté le rôle de ces hommes. Et il persiste comme une loi du silence. Rachid Bouchareb a fait un travail de documentation phénoménal. Le film s'attaque à un tabou mais sans volonté de polémique : c'est un sujet qui doit venir sur le tapis.
Roschdy Zem. Rachid Bouchareb m'avait parlé de son projet au moment où nous tournions Little Sénégal. Mon choix de jouer dans Indigènes s'inscrit dans le prolongement d'un travail entamé alors, et poursuivi avec Va, vis et deviens (Radu Mihaileanu). A quarante ans, j'ai envie de jouer dans des films qui me tiennent à cœur.
Ce film aborde un volet méconnu de l'Histoire. Qu'en est-il de la transmission ?
Bernard Blancan. J'ai appris très tard ce qu'avait vécu ma famille pendant l'occupation. C'est une génération qui ne parlait pas.
Roschdy Zem. C'est par le biais du film que Jamel et moi, qui sommes nés en France et issus de l'immigration marocaine, avons découvert la participation de nos grands parents à cette guerre. De même que c'est en tournant Vivre au paradis (Bourlem Guerdjou, 1997), que j'ai appris qu'un membre de ma famille avait vécu dans un des bidonvilles de Nanterre. Personne ne m'avait raconté tout cela.
Il y a un total black-out, du côté de la transmission orale en tout cas. C'est aussi assez moyen-oriental comme façon de faire. En préparant Indigènes, j'ai découvert l'essentiel. Mes parents étant décédés entre-temps, je n'ai pas pu en parler avec eux. En revanche, nous avons eu des échanges avec un certain nombre d'anciens combattants. Nous partions avec de grandes idées d'injustice, ils nous ont appris qu'ils ne se voyaient pas en victimes, et que ce serait une erreur de les considérer comme telles.
Ils sont fiers d'avoir participé à cette guerre. Le drame, c'est la précarité dans laquelle ils se trouvent aujourd'hui. Nombreux vivent dans des foyers sordides. Ils nous ont également rappelé que chaque soldat s'est engagé pour des raisons différentes. Certains sont aussi venus faire la guerre en France pour se remplir les poches (le film le montre bien avec le personnage interprété par Samy Naceri), d'autres sont passés en Allemagne… Il ne faut pas les amalgamer. Reste que leur contrat avec la France n'était pas clair. Dans le film, nous ne jouons pas au héros, nous incarnons de simples soldats. Jouer ces rôles nous a fait assez peur : nous avions une sorte d'engagement moral vis à vis des vétérans.
Quel peut être l'impact d'Indigènes sur les jeunes générations?
Bernard Blancan. Les jeunes générations ont envie de se réapproprier cette période de l'histoire.
Roschdy Zem. En France, une grande partie de la jeunesse, et pas seulement celle qui est originaire d'Afrique ou du Maghreb, souffre d'un manque de repères. Dans les sphères politiques ou médiatiques, rien n'indique la mixité du pays. Pour les jeunes issus de l'immigration, je pense que découvrir qu'un de leur grand-père s'est battu en France contre le fascisme peut être un repère intéressant. C'est autre chose qu'un héritage marqué par les bidonvilles ou le chômage !
Bernard Blancan, il y a une scène dans Indigènes où le Sergent Martinez se jette sur Saïd, son protégé et homme de main. Ce dernier a trouvé dans la poche de son supérieur une photo qui le montre petit dans les bras de sa mère. Saïd dit qu'elle pourrait être la sœur de la sienne et Martinez lui saute au cou. Comment interpréter cet acte ?
Bernard Blancan. La réaction de Martinez reflète la réaction de la France par rapport à cette histoire. Martinez, qui est le fils d'une femme algérienne et d'un pied-noir, en vient à cacher sa maternité ! L'idée que sa mère pourrait être la sœur de celle de Saïd me paraît très belle : c'est le rêve d'une même mère pour les deux, et, par extension, d'une même origine. D'ailleurs, il y a une grande fraternité entre ces deux personnages.
Roschdy Zem, vous êtes le seul des soldats à entretenir une relation amoureuse avec une femme, une marseillaise. Que pensez-vous de cet aspect de votre personnage ?
Roschdy Zem. Entre autres injustices faites aux soldats africains, Rachid Bouchareb voulait aborder la question du blanchiment de l'armée française, où tout était fait pour éviter les contacts et la formation de couples mixtes. C'est l'un des aspects de cette guerre, et du gaullisme.
Vous avez tourné deux mois au Maroc, dans les environs de Ouarzazate. Comment cela s'est-il passé ?
Bernard Blancan. Comme nous sommes restés ces deux mois uniquement entre hommes, c'était un peu dur. D'autant qu'il a neigé quand nous étions au Maroc, alors qu'il a fait beau lorsque nous avons tourné dans les Vosges.
Roschdy Zem. Indigènes est un film de guerre. Nous avions plusieurs références cinématographiques en tête, dont Il faut sauver le soldat Ryan (Steven Spielberg). Mais pendant le tournage, notre film de chevet, c'était plutôt La Ligne rouge de Terrence Malick. Je n'avais jamais appris à faire le soldat
. Il fallait avoir peur, jouer la peur. Nous avons suivi un entraînement difficile. Le Maroc a mis une partie de son armée à la disposition du film, ce qui représente un énorme investissement.
Les premiers jours, le commandant en chef des armées nous appelait " Full Metal Jacket ".
Il avait pour mission de nous former, ce qu'il a un peu pris au pied de la lettre. J'avais beau précisé que nous étions comédiens, que je ne voulais pas, par exemple, m'abîmer les coudes en protégeant mon arme quand je tombais, il s'était mis en tête de " faire de nous des hommes". Nous avons tourné toutes les scènes d'action à la suite. Soit un mois à courir, à nous coucher par terre, à nous cacher, sans jouer un seul dialogue… J'ai trouvé cela assez pénible.
Sans compter que nous étions aux côtés de jeunes soldats figurants très entraînés, pas vraiment des intermittents du spectacle !
Cela dit, quand on abordait la question de la guerre ou de l'Histoire, ils nous répondaient Oliver Stone ou Ridley Scott : ils passent en réalité plus de temps dans les studios de cinéma qu'à se battre. Et c'est tant mieux. Enfin, nous avons dû apprendre le dialecte algérien et parler en français avec l'accent d'alors, en essayant de ne pas avoir l'air ridicule.
En compétition au 59e Festival de Cannes, Indigènes ne fait pas partie des films de la sélection française. Qu'en pensez-vous ?
Bernard Blancan. L'équipe est française, le film est français. Quatre pays ont investi dans sa production, le Maroc d'abord, puis la France, la Belgique et l'Algérie. Indigènes pourrait donc aussi bien afficher plusieurs nationalités. Mais fondamentalement, on se moque du drapeau qu'il arbore.
Roschdy Zem. Si le réalisateur est en partie de nationalité algérienne, Indigènes est officiellement un film français. Je suis né en France, je pense français et parce que c'est un film sur l'Histoire de France, je pense que ce film s'adresse d'abord à un public hexagonal, et ensuite à un public plus large...
Cela dit, cela arrangeait peut-être les organisateurs du Festival de mettre Indigènes dans la catégorie Algérie, pour laisser une place de plus en sélection française…
Bernard Blancan. Longtemps acteur de théâtre, le personnage de Martinez est mon premier grand rôle au cinéma. Je suis arrivé plus tard que les autres comédiens sur ce projet, mais il a immédiatement fait écho à des choses que je gardais en moi depuis longtemps. Je suis, comme Rachid Bouchareb et l'ensemble de l'équipe d'ailleurs, particulièrement allergique à l'injustice. A l'âge de 18 ans, je suis parti faire mon service militaire à Djibouti.
Je n'ai supporté ni l'armée ni son comportement colonial. Plus tard, j'ai joué avec une troupe de théâtre sur les bords du fleuve Congo. Mais je ne trouvais pas mal place en Afrique : je me sentais soit perçu comme un fils de colons, soit comme un portefeuille.
Actuellement, j'habite à Paris dans le 19e arrondissement, un quartier très métissé. Or, certains discours me font hurler : la France est encore loin d'assumer son passé. On m'a appris que la France résistante avait été libérée du joug nazi par les Américains. Plus tard, j'ai découvert l'histoire des tirailleurs sénégalais.
Mais je ne connaissais pas celle des soldats maghrébins. On a occulté le rôle de ces hommes. Et il persiste comme une loi du silence. Rachid Bouchareb a fait un travail de documentation phénoménal. Le film s'attaque à un tabou mais sans volonté de polémique : c'est un sujet qui doit venir sur le tapis.
Roschdy Zem. Rachid Bouchareb m'avait parlé de son projet au moment où nous tournions Little Sénégal. Mon choix de jouer dans Indigènes s'inscrit dans le prolongement d'un travail entamé alors, et poursuivi avec Va, vis et deviens (Radu Mihaileanu). A quarante ans, j'ai envie de jouer dans des films qui me tiennent à cœur.
Ce film aborde un volet méconnu de l'Histoire. Qu'en est-il de la transmission ?
Bernard Blancan. J'ai appris très tard ce qu'avait vécu ma famille pendant l'occupation. C'est une génération qui ne parlait pas.
Roschdy Zem. C'est par le biais du film que Jamel et moi, qui sommes nés en France et issus de l'immigration marocaine, avons découvert la participation de nos grands parents à cette guerre. De même que c'est en tournant Vivre au paradis (Bourlem Guerdjou, 1997), que j'ai appris qu'un membre de ma famille avait vécu dans un des bidonvilles de Nanterre. Personne ne m'avait raconté tout cela.
Il y a un total black-out, du côté de la transmission orale en tout cas. C'est aussi assez moyen-oriental comme façon de faire. En préparant Indigènes, j'ai découvert l'essentiel. Mes parents étant décédés entre-temps, je n'ai pas pu en parler avec eux. En revanche, nous avons eu des échanges avec un certain nombre d'anciens combattants. Nous partions avec de grandes idées d'injustice, ils nous ont appris qu'ils ne se voyaient pas en victimes, et que ce serait une erreur de les considérer comme telles.
Ils sont fiers d'avoir participé à cette guerre. Le drame, c'est la précarité dans laquelle ils se trouvent aujourd'hui. Nombreux vivent dans des foyers sordides. Ils nous ont également rappelé que chaque soldat s'est engagé pour des raisons différentes. Certains sont aussi venus faire la guerre en France pour se remplir les poches (le film le montre bien avec le personnage interprété par Samy Naceri), d'autres sont passés en Allemagne… Il ne faut pas les amalgamer. Reste que leur contrat avec la France n'était pas clair. Dans le film, nous ne jouons pas au héros, nous incarnons de simples soldats. Jouer ces rôles nous a fait assez peur : nous avions une sorte d'engagement moral vis à vis des vétérans.
Quel peut être l'impact d'Indigènes sur les jeunes générations?
Bernard Blancan. Les jeunes générations ont envie de se réapproprier cette période de l'histoire.
Roschdy Zem. En France, une grande partie de la jeunesse, et pas seulement celle qui est originaire d'Afrique ou du Maghreb, souffre d'un manque de repères. Dans les sphères politiques ou médiatiques, rien n'indique la mixité du pays. Pour les jeunes issus de l'immigration, je pense que découvrir qu'un de leur grand-père s'est battu en France contre le fascisme peut être un repère intéressant. C'est autre chose qu'un héritage marqué par les bidonvilles ou le chômage !
Bernard Blancan, il y a une scène dans Indigènes où le Sergent Martinez se jette sur Saïd, son protégé et homme de main. Ce dernier a trouvé dans la poche de son supérieur une photo qui le montre petit dans les bras de sa mère. Saïd dit qu'elle pourrait être la sœur de la sienne et Martinez lui saute au cou. Comment interpréter cet acte ?
Bernard Blancan. La réaction de Martinez reflète la réaction de la France par rapport à cette histoire. Martinez, qui est le fils d'une femme algérienne et d'un pied-noir, en vient à cacher sa maternité ! L'idée que sa mère pourrait être la sœur de celle de Saïd me paraît très belle : c'est le rêve d'une même mère pour les deux, et, par extension, d'une même origine. D'ailleurs, il y a une grande fraternité entre ces deux personnages.
Roschdy Zem, vous êtes le seul des soldats à entretenir une relation amoureuse avec une femme, une marseillaise. Que pensez-vous de cet aspect de votre personnage ?
Roschdy Zem. Entre autres injustices faites aux soldats africains, Rachid Bouchareb voulait aborder la question du blanchiment de l'armée française, où tout était fait pour éviter les contacts et la formation de couples mixtes. C'est l'un des aspects de cette guerre, et du gaullisme.
Vous avez tourné deux mois au Maroc, dans les environs de Ouarzazate. Comment cela s'est-il passé ?
Bernard Blancan. Comme nous sommes restés ces deux mois uniquement entre hommes, c'était un peu dur. D'autant qu'il a neigé quand nous étions au Maroc, alors qu'il a fait beau lorsque nous avons tourné dans les Vosges.
Roschdy Zem. Indigènes est un film de guerre. Nous avions plusieurs références cinématographiques en tête, dont Il faut sauver le soldat Ryan (Steven Spielberg). Mais pendant le tournage, notre film de chevet, c'était plutôt La Ligne rouge de Terrence Malick. Je n'avais jamais appris à faire le soldat
. Il fallait avoir peur, jouer la peur. Nous avons suivi un entraînement difficile. Le Maroc a mis une partie de son armée à la disposition du film, ce qui représente un énorme investissement.
Les premiers jours, le commandant en chef des armées nous appelait " Full Metal Jacket ".
Il avait pour mission de nous former, ce qu'il a un peu pris au pied de la lettre. J'avais beau précisé que nous étions comédiens, que je ne voulais pas, par exemple, m'abîmer les coudes en protégeant mon arme quand je tombais, il s'était mis en tête de " faire de nous des hommes". Nous avons tourné toutes les scènes d'action à la suite. Soit un mois à courir, à nous coucher par terre, à nous cacher, sans jouer un seul dialogue… J'ai trouvé cela assez pénible.
Sans compter que nous étions aux côtés de jeunes soldats figurants très entraînés, pas vraiment des intermittents du spectacle !
Cela dit, quand on abordait la question de la guerre ou de l'Histoire, ils nous répondaient Oliver Stone ou Ridley Scott : ils passent en réalité plus de temps dans les studios de cinéma qu'à se battre. Et c'est tant mieux. Enfin, nous avons dû apprendre le dialecte algérien et parler en français avec l'accent d'alors, en essayant de ne pas avoir l'air ridicule.
En compétition au 59e Festival de Cannes, Indigènes ne fait pas partie des films de la sélection française. Qu'en pensez-vous ?
Bernard Blancan. L'équipe est française, le film est français. Quatre pays ont investi dans sa production, le Maroc d'abord, puis la France, la Belgique et l'Algérie. Indigènes pourrait donc aussi bien afficher plusieurs nationalités. Mais fondamentalement, on se moque du drapeau qu'il arbore.
Roschdy Zem. Si le réalisateur est en partie de nationalité algérienne, Indigènes est officiellement un film français. Je suis né en France, je pense français et parce que c'est un film sur l'Histoire de France, je pense que ce film s'adresse d'abord à un public hexagonal, et ensuite à un public plus large...
Cela dit, cela arrangeait peut-être les organisateurs du Festival de mettre Indigènes dans la catégorie Algérie, pour laisser une place de plus en sélection française…
