«Nous sommes tous des Américains», titrait Le Monde au lendemain des incroyables attentats suicide du 11 septembre. Indignés par cet assaut sanguinaire, les pays et les peuples qui exprimèrent leur solidarité furent infiniment plus nombreux que les militants de l'islamisme armé qui se réjouirent du malheur des Etats-Unis.
L'Onu approuva et aucun gouvernement ne protesta lorsque George W. Bush, pour venger les 3.000 morts du World Trade Center, alla porter la guerre en Afghanistan où la bande d'Oussama Ben Laden s'était placée sous la protection des Talibans. D'ailleurs la France, qui tenta ensuite d'empêcher l'intervention contre l'Irak, fut un des premiers alliés de l'Amérique, à envoyer des troupes en Afghanistan.
De même que, dans le monde arabo-musulman, il n'y eut pas un Etat pour applaudir aux discours d'Oussama Ben Laden qui justifiait le Jihad contre l'Occident par sa volonté de réunifier la communauté des fidèles de l'Islam en recréant le califat. Au contraire, du Maghreb à l'Indonésie, tous les responsables politiques dénoncèrent les objectifs du chef d'Al Qaïda qui s'était fixé comme objectifs prioritaires d'abord de prendre le pouvoir en Arabie saoudite pour contrôler les Lieux Saints et le pétrole, ensuite de faire basculer le Pakistan pour s'emparer de l'arme nucléaire.
Mais, cinq ans après, cette sympathie s'est évaporée. L'opinion internationale n'a jamais compris que l'armée américaine ait changé de champ de bataille. Au lieu de se concentrer sur la traque d'Oussama Ben Laden dans les montagnes de l'Afghanistan, les GI furent soudain lancés par le Président Bush à l'assaut de l'Irak. Et cela pour des raisons qui, à part Tony Blair, ne convainquirent personne.
Jamais on ne trouva les armes nucléaires que le Pentagone avait affirmé capables de frapper Washington et Londres avec un délai de seulement 45 minutes. Quant à la thèse d'une démocratisation de l'Irak par la force des armes, elle n'obtint de crédit que chez les idéologues de l'extrême droite. Pour la plupart des experts diplomatiques, la façon dont l'Amérique s'était toujours accommodée des tyrans qui lui étaient utiles faisait douter du désintéressement des efforts de Washington pour abattre Saddam Hussein.
Franklin Roosevelt avait déjà été très clair lorsque, parlant de Trujillo, le dictateur de Saint-Domingue, il s'était exclamé : «C'est un fils de pute mais c'est NOTRE fils de pute». Le fait que Saddam devait être puni pour avoir tenté de faire assassiner le premier Président Bush en représailles de la Guerre du Golfe est un argument qui laisse également à désirer. Même si George W. Bush a un jour affirmé : «Je n'oublie pas que cet homme a voulu tuer mon papa». Le vrai motif de l'invasion de l'Irak, c'est évidemment le pétrole.
Alors, après que tant d'hommes et de femmes, d'enfants et de vieillards soient tombés pour que les automobilistes américains ne paient pas leur essence trop cher, il n'est guère étonnant qu'aujourd'hui les plus fidèles des partenaires de l'Amérique se détournent d'elle. L'aveu par George W. Bush, une semaine avant le cinquième anniversaire du 11 septembre, de l'existence des prisons secrètes de la CIA montre assez que les Etats-Unis sont conscients d'avoir perdu l'avantage de la morale. Les exactions de l'armée américaine à Guantanamo ou d'Abou Ghreib ont plus fait pour attirer des recrues dans les réseaux d'Al Qaïda que tous les discours de Ben Laden.
En prétendant rétrospectivement qu'il avait envahi l'Irak pour mieux lutter contre le terrorisme, George W. Bush n'a pas réglé le problème, il en a multiplié les effets. Le territoire irakien est devenu un immense camp d'entraînement pour des jiahdistes accourus du monde entier. Pire, l'épidémie s'est élargie à l'ensemble de la planète. Il y a trois ans, le Maroc était la cible de terribles attentats à Casablanca.
Mais ce fut aussi le cas des alliés occidentaux de Washington, comme on le vit à Madrid en mars 2004 ou à Londres en juillet 2005, et des gouvernements musulmans que Ben Laden a qualifié d'apostats. C'est ainsi que la Tunisie, l'Egypte, l'Indonésie, la Turquie ont été successivement frappées. George W. Bush s'était imaginé que l'application mécanique au Proche-Orient du modèle démocratique à l'Occidentale constituait le seul remède contre la violence chronique qui ensanglante cette région depuis plus de cinquante ans.
Mais il refuse de voir que sa politique, qui semble faire des Etats-Unis un ennemi acharné de l'Islam, aboutit au succès dans les urnes à ces mêmes islamistes radicaux contre lesquels il mène croisade. Et, lorsque c'est le Hamas, accusé de terrorisme, qui gagne les élections palestiniennes sa victoire est dénoncée comme illégitime.
La Maison-Blanche ne veut pas non plus admettre que son soutien aveugle à Israël est la principale cause de l'hostilité des opinions arabes à l'égard de Washington. George W. Bush s'affirme partisan de la création d'un Etat palestinien mais il est resté totalement passif quand Ariel Sharon puis Ehud Olmert ont délibérément saboté la «feuille de route» qui, parrainée notamment par les Etats-Unis s'était justement fixé ce but. Lors de la dernière guerre du Liban, George W. Bush s'est totalement aligné sur Israël en empêchant que le Conseil de Sécurité n'ordonne trop vite un cessez-le-feu, les militaires de Tel Aviv ayant demandé de faire traîner les choses dans l'espoir de porter le coup de grâce au Hezbollah.
Enfin, George W. Bush, qui veut absolument empêcher l'Iran de se doter de la «Bombe», arrive aujourd'hui au résultat inverse de ce qu'il recherchait. Au lieu d'affaiblir le régime de Téhéran, il l'a renforcé. En chassant Saddam du pouvoir, il a écarté l'adversaire le plus dangereux des Iraniens, celui-là même qui, à partir de 1980, leur mena une impitoyable guerre de huit ans. Et parce qu'il a favorisé à Bagdad les chiites aux dépens des sunnites, le Président américain a offert aux Iraniens une occasion unique de peser sur la politique irakienne au profit de Téhéran. Dans le même temps, l'émergence de Hassan Nasrallah, le chef chiite du Liban, comme le nouvel héros de l'éternel combat contre Israël permet à l'Iran d'élargir sa zone d'influence.
Madeleine Albright, qui fut la secrétaire d'Etat de Bill Clinton, affirme que l'Irak s'annonce comme un désastre pire que celui du Vietnam. Car ce n'est pas seulement l'antique Mésopotamie qui se trouve déstabilisée par une guerre civile ayant jeté les chiites contre les sunnites mais l'ensemble du Proche-Orient et, par voie de ricochets terroristes, la totalité des Etats raisonnables à travers le monde. George W. Bush fait décidément penser au héros négatif du célèbre roman de Graham Greene «Un Américain bien tranquille». Traçant le portrait du naïf agent de la CIA qui s'était égaré au Vietnam au temps de la guerre des Français, Graham Greene avait écrit : « Jamais, chez un homme, autant de bonnes intentions ne causèrent autant de dégâts» .
Les néo-conservateurs qui poussèrent George W. Bush à intervenir en Irak pour faire de ce pays le premier des dominos démocratiques du Proche-Orient obéissaient à une logique apparemment irréfutable. Mais, pour le malheur des Etats-Unis, cette doctrine s'est révélée aussi stupide que celle des apprentis sorciers qui persuadèrent John Kennedy de se lancer dans une guerre pour empêcher que le Vietnam ne soit le premier domino du Sud-Est asiatique à tomber dans le giron communiste.
Les néo-conservateurs sont loin d'être des amateurs. Intellectuels reconnus, ils se revendiquent doublement nouveaux : parce qu'ils ne sont venus à droite qu'après avoir été déçus par la gauche ; parce qu'ils défendent une conception inédite de la politique. Convaincus d'avoir gagné la guerre froide car ils avaient convaincu Ronald Reagan de «vaincre» l'Union soviétique au lieu de simplement la «gérer», ils prêchèrent le même activisme face à l'islamisme armé.
La riposte au coup par coup, comme l'avait pratiquée Bill Clinton au lendemain des attentats contre les ambassades américaines en Afrique orientale, ne faisait que souligner la faiblesse des Etats-Unis qui, depuis la chute du mur de Berlin étaient pourtant devenus la superpuissance unique. Au Proche-Orient, le temps était venu de prendre le risque d'une stratégie de rupture.
Lorsque le coup de tonnerre du 11 septembre éclata, les néo-conservateurs, prétendirent avoir l'explication de l'inexplicable. Au Proche-Orient, dirent-ils alors, c'est l'aveuglement des oligarchies, alliées de Washington mais incapables de satisfaire les aspirations de leurs peuples, qui a créé le terrorisme. La solution était toute trouvée. Il fallait convertir toute la région en oasis démocratique. Donc en finir avec le statu quo. Après avoir abattu les Talibans, parrains à Kaboul des agresseurs du 11 septembre, les Etats-Unis devaient absolument frapper l'Irak, centre de gravité du Proche-Orient à reconstruire.
Un tyran serait éliminé, les armes de destruction massive seraient détruites, les Arabes découvriraient que Washington n'hésitait pas à user de la force et, surtout, l'Irak, grand comme la France et peuplé de 25 millions d'habitants, deviendrait un exemple irrésistible. Puisque ce pays a l'argent du pétrole, des classes moyennes éduquées et que, grâce à la dictature du Baas, le lien entre l'Etat et le Coran a été rompu depuis longtemps, le plan de démocratisation ne pouvait pas rater.
Richard Perle, surnommé le «Prince des ténèbres», et qui, passé de l'estrade des conférenciers au tabouret de conseiller du ministre de la Défense, Donald Rumsfeld, affirmait : «Pour verser le vin de la démocratie, il fallait d'abord faire sauter le bouchon Saddam Hussein.»
Alors, sous la pression de foules enthousiasmées par la réussite de l'Irak, les autres gouvernements arabes seraient contraints de choisir la réforme. Dans la foulée, tous signeraient la paix avec Israël car, c'est connu, les démocraties ne se font jamais la guerre.
Les néo-conservateurs renversaient l'équation habituelle : le règlement du conflit israélo-palestinien sera la conséquence de la stabilisation du Proche-Orient, et non sa cause. En somme, affirmaient les néo-conservateurs, «la route de Jérusalem passe par Bagdad». Effaré par le simplisme de ces analyses, Robert Dujarric, un politologue de Washington, m'avait confié, alors que j'étais en reportage aux Etats-Unis pour Le Figaro : «Attaquer l'Irak pour riposter aux attentats du 11 septembre perpétrés par des kamikazes saoudiens, c'est comme si Roosevelt avait répondu à l'agression japonaise en envahissant l'URSS».
Dustin Tuller a perdu ses jambes en Irak. Mais, quand en reportage aux Etats-Unis pour Le Figaro, je l'avais rencontré en Floride, il restait fidèle à George W. Bush. Il affirmait : «L'Amérique a rendu sa liberté au peuple irakien. Cette guerre est juste».
Alors âgé de 28 ans, ce sergent-chef de la Garde nationale de Floride revenait de loin. Le 23 décembre 2003, dans un quartier de Bagdad que l'état-major avait baptisé secteur 17, il venait tout juste de déployer les neuf soldats de son escouade autour d'un «repaire de terroristes» quand une rafale l'a frappé. «Un type m'a allumé du haut d'un immeuble. J'ai riposté en vidant tout un chargeur. De nouveau, le type m'a touché. Je rampais en hurlant “Infirmier, infirmier” mais je n'ai pas réussi à m'abriter et j'ai encore été atteint. Après, mon seul souvenir c'est mon réveil à l'hôpital en Allemagne.» Deux fois, les médecins ont prévenu sa famille que Dustin ne passerait pas la nuit. Deux fois il est sorti du coma.
Dustin est un «fana-mili». Engagé volontaire à 18 ans, il servit dans une unité d'infanterie si spéciale qu'il n'a toujours pas le droit de révéler ce qu'il y faisait. En 2000, Dustin prit sa retraite de l'armée pour retourner en Floride. Mais il remit aussitôt l'uniforme en rejoignant chaque week-end les «soldats citoyens» de la Garde : par patriotisme autant que par intérêt financier puisque les civils, qui acceptent de jouer à la guerre le dimanche et un mois l'été, peuvent compter sur de nombreux avantages. Dustin entreprit aux frais de la Garde une formation de professeur de sport à l'université de Pensacola. Avec quatre enfants à charge, sa femme Alisha pensait que Dustin était guéri des aventures. Bush en décida autrement.
Impuissant à mater la résistance irakienne, le Président dut faire appel aux membres de la Garde nationale qui, héritiers des milices de la guerre d'indépendance contre l'Angleterre, constituent dans chacun des cinquante Etats de la fédération américaine des renforts prêts à partir à tout moment. L'armée, devenue professionnelle lorsque la conscription fut supprimée après le Vietnam, ne parvient pas à aligner assez de fantassins pour faire face à toutes ses missions.
L'an dernier, la moitié des 456.000 soldats de la Garde se trouvaient sous les drapeaux dont 60.000 en Irak. Soit 40% des unités combattantes.
Le 13 octobre 2004, ce sont des hommes de la Garde nationale qui se rendirent coupables du premier acte d'insubordination de cette guerre. Le sergent Butler et 18 des soldats de la 343e compagnie du train ont refusé de sortir de leur base, près de Nassiriyah, pour livrer de l'essence au volant de camions-citernes. Ils avaient dénoncé leur mission comme suicidaire parce que leurs véhicules, hors d'âge et tombant toujours en panne, n'étaient même pas blindés.
Selon Butler et ses hommes, tous originaires de ce Sud profond où le métier des armes reste prestigieux, les troupes d'active reçoivent les meilleurs équipements, tandis que la Garde doit se contenter des fonds de tiroir.
Le 30 octobre, un «scoop» du New York Times confirmait le bien-fondé de ces plaintes. En février, les familles des soldats de la 144e compagnie du train, une unité de la Garde de l'Illinois, offrirent à l'armée de payer l'installation de plaques de blindage pour les camions de leurs enfants. En vain. Les parents des tankistes du 103e régiment blindé qui appartiennent à la garde de Pennsylvanie furent plus éloquents. Ils ont eu le droit de remplacer les gilets pare-balles de l'époque du Vietnam qui avaient été distribués aux GI par des vestes dernier cri en Kevlar.
Le 8 décembre 2004, Thomas Wilson, un soldat de la garde nationale du Tennessee s'en prit directement à Donald Rumsfeld, le secrétaire à la Défense, lors d'une visite de celui-ci dans une base américaine du Koweït. Sous les applaudissement de ses camarades, Wilson apostropha le secrétaire à la Défense : «Comment expliquez-vous que nous soyons obligés de fouiller dans les décharges à la recherche de plaques de métal pour blinder nos véhicules ?»
Les familles sont le maillon faible.
Elles supportent mal que, pour la Garde nationale, le séjour en Irak atteigne maintenant une année complète. «C'est trop dur », m'avait confié lors de mon reportage pour Le Figaro, Julia, l'épouse d'un officier de Floride qui se trouvait depuis six mois à Ramadi, en plein cœur du triangle sunnite. Après avoir réclamé l'anonymat, elle s'épanchait : «Mon mari s'est engagé dans la Garde pour bénéficier d'une bourse d'études.
Pas pour aller se faire tuer à l'autre bout du monde.» Résultat : alors qu'à l'issue, le 30 septembre, de l'année fiscale 2004, la Garde nationale avait espéré séduire 56.000 volontaires, elle n'en a obtenu que 51.000. «C'est la première fois depuis 1994, note le New York Times, que la Garde nationale ne remplit pas son quota.» Le Pentagone a compris l'avertissement : en 2005, la prime de réengagement a été triplée.
De 5.000 dollars à 15.000. Combien de temps encore, les électeurs américains accepteront-ils la poursuite d'une guerre dont, à en croire les sondages, plus personne aux Etats-Unis ne croit qu'elle reste gagnable. Comparée aux 100.000 civils irakiens morts sous les feux croisés de la guerre civile et de la guerre étrangère, l'hémorragie en vies américaines est lente. Mais elle est sûre. Au bout de trois ans de combat, les Etats-Unis comptent 2.666 soldats tués et 19.688 blessés.
L'Onu approuva et aucun gouvernement ne protesta lorsque George W. Bush, pour venger les 3.000 morts du World Trade Center, alla porter la guerre en Afghanistan où la bande d'Oussama Ben Laden s'était placée sous la protection des Talibans. D'ailleurs la France, qui tenta ensuite d'empêcher l'intervention contre l'Irak, fut un des premiers alliés de l'Amérique, à envoyer des troupes en Afghanistan.
De même que, dans le monde arabo-musulman, il n'y eut pas un Etat pour applaudir aux discours d'Oussama Ben Laden qui justifiait le Jihad contre l'Occident par sa volonté de réunifier la communauté des fidèles de l'Islam en recréant le califat. Au contraire, du Maghreb à l'Indonésie, tous les responsables politiques dénoncèrent les objectifs du chef d'Al Qaïda qui s'était fixé comme objectifs prioritaires d'abord de prendre le pouvoir en Arabie saoudite pour contrôler les Lieux Saints et le pétrole, ensuite de faire basculer le Pakistan pour s'emparer de l'arme nucléaire.
Mais, cinq ans après, cette sympathie s'est évaporée. L'opinion internationale n'a jamais compris que l'armée américaine ait changé de champ de bataille. Au lieu de se concentrer sur la traque d'Oussama Ben Laden dans les montagnes de l'Afghanistan, les GI furent soudain lancés par le Président Bush à l'assaut de l'Irak. Et cela pour des raisons qui, à part Tony Blair, ne convainquirent personne.
Jamais on ne trouva les armes nucléaires que le Pentagone avait affirmé capables de frapper Washington et Londres avec un délai de seulement 45 minutes. Quant à la thèse d'une démocratisation de l'Irak par la force des armes, elle n'obtint de crédit que chez les idéologues de l'extrême droite. Pour la plupart des experts diplomatiques, la façon dont l'Amérique s'était toujours accommodée des tyrans qui lui étaient utiles faisait douter du désintéressement des efforts de Washington pour abattre Saddam Hussein.
Franklin Roosevelt avait déjà été très clair lorsque, parlant de Trujillo, le dictateur de Saint-Domingue, il s'était exclamé : «C'est un fils de pute mais c'est NOTRE fils de pute». Le fait que Saddam devait être puni pour avoir tenté de faire assassiner le premier Président Bush en représailles de la Guerre du Golfe est un argument qui laisse également à désirer. Même si George W. Bush a un jour affirmé : «Je n'oublie pas que cet homme a voulu tuer mon papa». Le vrai motif de l'invasion de l'Irak, c'est évidemment le pétrole.
Alors, après que tant d'hommes et de femmes, d'enfants et de vieillards soient tombés pour que les automobilistes américains ne paient pas leur essence trop cher, il n'est guère étonnant qu'aujourd'hui les plus fidèles des partenaires de l'Amérique se détournent d'elle. L'aveu par George W. Bush, une semaine avant le cinquième anniversaire du 11 septembre, de l'existence des prisons secrètes de la CIA montre assez que les Etats-Unis sont conscients d'avoir perdu l'avantage de la morale. Les exactions de l'armée américaine à Guantanamo ou d'Abou Ghreib ont plus fait pour attirer des recrues dans les réseaux d'Al Qaïda que tous les discours de Ben Laden.
En prétendant rétrospectivement qu'il avait envahi l'Irak pour mieux lutter contre le terrorisme, George W. Bush n'a pas réglé le problème, il en a multiplié les effets. Le territoire irakien est devenu un immense camp d'entraînement pour des jiahdistes accourus du monde entier. Pire, l'épidémie s'est élargie à l'ensemble de la planète. Il y a trois ans, le Maroc était la cible de terribles attentats à Casablanca.
Mais ce fut aussi le cas des alliés occidentaux de Washington, comme on le vit à Madrid en mars 2004 ou à Londres en juillet 2005, et des gouvernements musulmans que Ben Laden a qualifié d'apostats. C'est ainsi que la Tunisie, l'Egypte, l'Indonésie, la Turquie ont été successivement frappées. George W. Bush s'était imaginé que l'application mécanique au Proche-Orient du modèle démocratique à l'Occidentale constituait le seul remède contre la violence chronique qui ensanglante cette région depuis plus de cinquante ans.
Mais il refuse de voir que sa politique, qui semble faire des Etats-Unis un ennemi acharné de l'Islam, aboutit au succès dans les urnes à ces mêmes islamistes radicaux contre lesquels il mène croisade. Et, lorsque c'est le Hamas, accusé de terrorisme, qui gagne les élections palestiniennes sa victoire est dénoncée comme illégitime.
La Maison-Blanche ne veut pas non plus admettre que son soutien aveugle à Israël est la principale cause de l'hostilité des opinions arabes à l'égard de Washington. George W. Bush s'affirme partisan de la création d'un Etat palestinien mais il est resté totalement passif quand Ariel Sharon puis Ehud Olmert ont délibérément saboté la «feuille de route» qui, parrainée notamment par les Etats-Unis s'était justement fixé ce but. Lors de la dernière guerre du Liban, George W. Bush s'est totalement aligné sur Israël en empêchant que le Conseil de Sécurité n'ordonne trop vite un cessez-le-feu, les militaires de Tel Aviv ayant demandé de faire traîner les choses dans l'espoir de porter le coup de grâce au Hezbollah.
Enfin, George W. Bush, qui veut absolument empêcher l'Iran de se doter de la «Bombe», arrive aujourd'hui au résultat inverse de ce qu'il recherchait. Au lieu d'affaiblir le régime de Téhéran, il l'a renforcé. En chassant Saddam du pouvoir, il a écarté l'adversaire le plus dangereux des Iraniens, celui-là même qui, à partir de 1980, leur mena une impitoyable guerre de huit ans. Et parce qu'il a favorisé à Bagdad les chiites aux dépens des sunnites, le Président américain a offert aux Iraniens une occasion unique de peser sur la politique irakienne au profit de Téhéran. Dans le même temps, l'émergence de Hassan Nasrallah, le chef chiite du Liban, comme le nouvel héros de l'éternel combat contre Israël permet à l'Iran d'élargir sa zone d'influence.
Madeleine Albright, qui fut la secrétaire d'Etat de Bill Clinton, affirme que l'Irak s'annonce comme un désastre pire que celui du Vietnam. Car ce n'est pas seulement l'antique Mésopotamie qui se trouve déstabilisée par une guerre civile ayant jeté les chiites contre les sunnites mais l'ensemble du Proche-Orient et, par voie de ricochets terroristes, la totalité des Etats raisonnables à travers le monde. George W. Bush fait décidément penser au héros négatif du célèbre roman de Graham Greene «Un Américain bien tranquille». Traçant le portrait du naïf agent de la CIA qui s'était égaré au Vietnam au temps de la guerre des Français, Graham Greene avait écrit : « Jamais, chez un homme, autant de bonnes intentions ne causèrent autant de dégâts» .
Les néo-conservateurs qui poussèrent George W. Bush à intervenir en Irak pour faire de ce pays le premier des dominos démocratiques du Proche-Orient obéissaient à une logique apparemment irréfutable. Mais, pour le malheur des Etats-Unis, cette doctrine s'est révélée aussi stupide que celle des apprentis sorciers qui persuadèrent John Kennedy de se lancer dans une guerre pour empêcher que le Vietnam ne soit le premier domino du Sud-Est asiatique à tomber dans le giron communiste.
Les néo-conservateurs sont loin d'être des amateurs. Intellectuels reconnus, ils se revendiquent doublement nouveaux : parce qu'ils ne sont venus à droite qu'après avoir été déçus par la gauche ; parce qu'ils défendent une conception inédite de la politique. Convaincus d'avoir gagné la guerre froide car ils avaient convaincu Ronald Reagan de «vaincre» l'Union soviétique au lieu de simplement la «gérer», ils prêchèrent le même activisme face à l'islamisme armé.
La riposte au coup par coup, comme l'avait pratiquée Bill Clinton au lendemain des attentats contre les ambassades américaines en Afrique orientale, ne faisait que souligner la faiblesse des Etats-Unis qui, depuis la chute du mur de Berlin étaient pourtant devenus la superpuissance unique. Au Proche-Orient, le temps était venu de prendre le risque d'une stratégie de rupture.
Lorsque le coup de tonnerre du 11 septembre éclata, les néo-conservateurs, prétendirent avoir l'explication de l'inexplicable. Au Proche-Orient, dirent-ils alors, c'est l'aveuglement des oligarchies, alliées de Washington mais incapables de satisfaire les aspirations de leurs peuples, qui a créé le terrorisme. La solution était toute trouvée. Il fallait convertir toute la région en oasis démocratique. Donc en finir avec le statu quo. Après avoir abattu les Talibans, parrains à Kaboul des agresseurs du 11 septembre, les Etats-Unis devaient absolument frapper l'Irak, centre de gravité du Proche-Orient à reconstruire.
Un tyran serait éliminé, les armes de destruction massive seraient détruites, les Arabes découvriraient que Washington n'hésitait pas à user de la force et, surtout, l'Irak, grand comme la France et peuplé de 25 millions d'habitants, deviendrait un exemple irrésistible. Puisque ce pays a l'argent du pétrole, des classes moyennes éduquées et que, grâce à la dictature du Baas, le lien entre l'Etat et le Coran a été rompu depuis longtemps, le plan de démocratisation ne pouvait pas rater.
Richard Perle, surnommé le «Prince des ténèbres», et qui, passé de l'estrade des conférenciers au tabouret de conseiller du ministre de la Défense, Donald Rumsfeld, affirmait : «Pour verser le vin de la démocratie, il fallait d'abord faire sauter le bouchon Saddam Hussein.»
Alors, sous la pression de foules enthousiasmées par la réussite de l'Irak, les autres gouvernements arabes seraient contraints de choisir la réforme. Dans la foulée, tous signeraient la paix avec Israël car, c'est connu, les démocraties ne se font jamais la guerre.
Les néo-conservateurs renversaient l'équation habituelle : le règlement du conflit israélo-palestinien sera la conséquence de la stabilisation du Proche-Orient, et non sa cause. En somme, affirmaient les néo-conservateurs, «la route de Jérusalem passe par Bagdad». Effaré par le simplisme de ces analyses, Robert Dujarric, un politologue de Washington, m'avait confié, alors que j'étais en reportage aux Etats-Unis pour Le Figaro : «Attaquer l'Irak pour riposter aux attentats du 11 septembre perpétrés par des kamikazes saoudiens, c'est comme si Roosevelt avait répondu à l'agression japonaise en envahissant l'URSS».
Dustin Tuller a perdu ses jambes en Irak. Mais, quand en reportage aux Etats-Unis pour Le Figaro, je l'avais rencontré en Floride, il restait fidèle à George W. Bush. Il affirmait : «L'Amérique a rendu sa liberté au peuple irakien. Cette guerre est juste».
Alors âgé de 28 ans, ce sergent-chef de la Garde nationale de Floride revenait de loin. Le 23 décembre 2003, dans un quartier de Bagdad que l'état-major avait baptisé secteur 17, il venait tout juste de déployer les neuf soldats de son escouade autour d'un «repaire de terroristes» quand une rafale l'a frappé. «Un type m'a allumé du haut d'un immeuble. J'ai riposté en vidant tout un chargeur. De nouveau, le type m'a touché. Je rampais en hurlant “Infirmier, infirmier” mais je n'ai pas réussi à m'abriter et j'ai encore été atteint. Après, mon seul souvenir c'est mon réveil à l'hôpital en Allemagne.» Deux fois, les médecins ont prévenu sa famille que Dustin ne passerait pas la nuit. Deux fois il est sorti du coma.
Dustin est un «fana-mili». Engagé volontaire à 18 ans, il servit dans une unité d'infanterie si spéciale qu'il n'a toujours pas le droit de révéler ce qu'il y faisait. En 2000, Dustin prit sa retraite de l'armée pour retourner en Floride. Mais il remit aussitôt l'uniforme en rejoignant chaque week-end les «soldats citoyens» de la Garde : par patriotisme autant que par intérêt financier puisque les civils, qui acceptent de jouer à la guerre le dimanche et un mois l'été, peuvent compter sur de nombreux avantages. Dustin entreprit aux frais de la Garde une formation de professeur de sport à l'université de Pensacola. Avec quatre enfants à charge, sa femme Alisha pensait que Dustin était guéri des aventures. Bush en décida autrement.
Impuissant à mater la résistance irakienne, le Président dut faire appel aux membres de la Garde nationale qui, héritiers des milices de la guerre d'indépendance contre l'Angleterre, constituent dans chacun des cinquante Etats de la fédération américaine des renforts prêts à partir à tout moment. L'armée, devenue professionnelle lorsque la conscription fut supprimée après le Vietnam, ne parvient pas à aligner assez de fantassins pour faire face à toutes ses missions.
L'an dernier, la moitié des 456.000 soldats de la Garde se trouvaient sous les drapeaux dont 60.000 en Irak. Soit 40% des unités combattantes.
Le 13 octobre 2004, ce sont des hommes de la Garde nationale qui se rendirent coupables du premier acte d'insubordination de cette guerre. Le sergent Butler et 18 des soldats de la 343e compagnie du train ont refusé de sortir de leur base, près de Nassiriyah, pour livrer de l'essence au volant de camions-citernes. Ils avaient dénoncé leur mission comme suicidaire parce que leurs véhicules, hors d'âge et tombant toujours en panne, n'étaient même pas blindés.
Selon Butler et ses hommes, tous originaires de ce Sud profond où le métier des armes reste prestigieux, les troupes d'active reçoivent les meilleurs équipements, tandis que la Garde doit se contenter des fonds de tiroir.
Le 30 octobre, un «scoop» du New York Times confirmait le bien-fondé de ces plaintes. En février, les familles des soldats de la 144e compagnie du train, une unité de la Garde de l'Illinois, offrirent à l'armée de payer l'installation de plaques de blindage pour les camions de leurs enfants. En vain. Les parents des tankistes du 103e régiment blindé qui appartiennent à la garde de Pennsylvanie furent plus éloquents. Ils ont eu le droit de remplacer les gilets pare-balles de l'époque du Vietnam qui avaient été distribués aux GI par des vestes dernier cri en Kevlar.
Le 8 décembre 2004, Thomas Wilson, un soldat de la garde nationale du Tennessee s'en prit directement à Donald Rumsfeld, le secrétaire à la Défense, lors d'une visite de celui-ci dans une base américaine du Koweït. Sous les applaudissement de ses camarades, Wilson apostropha le secrétaire à la Défense : «Comment expliquez-vous que nous soyons obligés de fouiller dans les décharges à la recherche de plaques de métal pour blinder nos véhicules ?»
Les familles sont le maillon faible.
Elles supportent mal que, pour la Garde nationale, le séjour en Irak atteigne maintenant une année complète. «C'est trop dur », m'avait confié lors de mon reportage pour Le Figaro, Julia, l'épouse d'un officier de Floride qui se trouvait depuis six mois à Ramadi, en plein cœur du triangle sunnite. Après avoir réclamé l'anonymat, elle s'épanchait : «Mon mari s'est engagé dans la Garde pour bénéficier d'une bourse d'études.
Pas pour aller se faire tuer à l'autre bout du monde.» Résultat : alors qu'à l'issue, le 30 septembre, de l'année fiscale 2004, la Garde nationale avait espéré séduire 56.000 volontaires, elle n'en a obtenu que 51.000. «C'est la première fois depuis 1994, note le New York Times, que la Garde nationale ne remplit pas son quota.» Le Pentagone a compris l'avertissement : en 2005, la prime de réengagement a été triplée.
De 5.000 dollars à 15.000. Combien de temps encore, les électeurs américains accepteront-ils la poursuite d'une guerre dont, à en croire les sondages, plus personne aux Etats-Unis ne croit qu'elle reste gagnable. Comparée aux 100.000 civils irakiens morts sous les feux croisés de la guerre civile et de la guerre étrangère, l'hémorragie en vies américaines est lente. Mais elle est sûre. Au bout de trois ans de combat, les Etats-Unis comptent 2.666 soldats tués et 19.688 blessés.
