Le Matin : Quelle est la perception de la maladie mentale chez les Marocains ?
Driss Moussaoui : Il y a deux grandes perceptions. La première est traditionnelle. Elle considère les troubles psychiques comme la résultante maléfique des jnoun, aidée en cela par la malveillance de tel ou tel sorcier… Le malade est donc désigné comme "meskoune", c'est-à-dire habité par des forces invisibles.
La deuxième perception est moderne et scientifique. Elle est basée sur le fait que les troubles mentaux sont une conséquence du trouble du cerveau qui peut être soit héréditaire, soit dû à un impact environnemental, ou les deux en même temps.
Ce qu'il faut cependant préciser, c'est que la maladie mentale fait peur à tout le monde, y compris aux populations occidentales, sauf qu'au Maroc, les familles sont encore très présentes et prennent en charge leurs malades. C'est donc un plus pour nos malades mentaux.
Comment expliquez-vous que les Marocains préfèrent avoir recours aux méthodes traditionnelles plutôt que de s'orienter vers la médecine moderne ?
Ils font souvent les deux. Même si certains patients se rendent chez un psychiatre, et aujourd'hui la demande est de plus en plus importante, aussi bien dans le secteur privé que public, cela n'empêche en rien qu'ils continuent à avoir recours aux compétences d'un thérapeute traditionnel, et aux méthodes de prise en charge traditionnelle de la souffrance psychique, qui sont nombreuses: fqihs, pèlerinage aux marabouts, sadate, zaouias, l'utilisation d'herbes, la transe...
La médecine scientifique a toujours eu des compétiteurs. En France par exemple, 15 % de la population s'oriente chaque année vers les tenants de la médecine douce : homéopathie, herboristerie chinoise, médecine indienne… L'irrationalité est donc la chose la plus partagée dans le monde par les êtres humains et il est impossible de débarrasser un individu de son patrimoine socioculturel.
En fait, la relation qui existe entre l'individu et les jnouns remonte à la période préislamique. Encore aujourd'hui, on dit qu'un épileptique est habité par un esprit malveillant. On retrouve cette interprétation chez les Romains. Lorsque Jules César était pris d'une crise d'épilepsie lors des forums, on levait la séance, pensant que les mauvaises divinités exprimaient leur mécontentement en prenant possession d'une personne.
Le mythe de Bouya Omar, le "dompteur de jnoun", existait également en Grèce. À l'époque, on enfermait les malades mentaux dans les sous-sols des hôpitaux en attendant qu'Asclépios, la divinité de la médecine, leur apparaisse en rêve pour leur donner la clé qui les libérera de la maladie. Donc, tout ceci n'a rien à voir avec la religion, ni avec le Maroc. C'est quelque chose qui nous vient de la région méditerranéenne où se sont croisés différentes civilisations, chacune avec ses croyances et qui se perpétuent d'une manière ou d'une autre.
Est-ce que ces méthodes peuvent avoir des effets bénéfiques sur
les malades ?
Les méthodes traditionnelles peuvent marcher dans le cas d'une personne atteinte d'un trouble léger et qui croit aux vertus des saints et des marabouts. Par contre, face à un trouble mental sévère tels que la dépression, la schizophrénie, le trouble bipolaire…cela peut avoir de graves conséquences. Dans le cas de Bouya Omar, le fait de maintenir des malades mentaux enchaînés est scandaleux, et humainement et médicalement inacceptable dans un pays qui se dit un Etat de droit.
Une personne est libre d'aller voir un guérisseur. Par contre, enchaîner quelqu'un contre son gré est un crime à tous les points de vue, judicaire, médical, social…
Dans les centres psychiatriques, quand nous internons un malade contre son gré, nous sommes sous contrôle judiciaire. Or à Bouya Omar, il n'y a pas de contrôle. En fait, les marabouts jouent beaucoup sur l'islam pour attirer des adeptes, alors qu'en réalité, il s'agit d'une pseudo interprétation abusive et d'une manipulation. Bouya Omar n'est pas le seul. Il est certes le plus connu, mais il existe trois ou quatre autres marabouts où sont pratiqués ces méthodes, tels que Sidi Messaoud, à la sortie de Casablanca.
Aujourd'hui, dans le cadre de l'INDH, un centre
médical pour personnes handicapées va être construit à quelques mètres du marabout de Bouya Omar. Pensez-vous que c'est une bonne
idée ?
Oui, si ce centre arrive à récupérer quelques malades mentaux. En tout cas, ça en sauvera peut-être quelques-uns. En allant sur leur terrain avec des moyens différents, les gens pourront ainsi
comparer entre un malade que l'on soigne avec des méthodes modernes et des médicaments et qui voit son état s'améliorer au bout de 15 jours et un malade enchaîné et maltraité pendant des années et qui n'évolue pas.
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Les gens y affluent par dizaines et du monde entier. Les méthodes utilisées sont simples : il suffit d'enchaîner les malades dans un but thérapeutique, pendant quelques jours ou des années, jusqu'à ce que le "dompteur des jnoun", Bouya Omar, se manifeste dans leur rêve et les libère des mauvais esprits. Et c'est justement là que les autorités locales ont décidé, dans le cadre de l'INDH, de construire sur une superficie de 825m2 un centre de soins d'une capacité de 42 personnes. Le budget alloué à ce projet est de 2.247.000 DH.
Leur souhait est justement de lutter contre les pratiques qui sévissent à Bouya Omar. "Le marabout regroupe environ 700 résidents. Et malgré ce qui s'y passe, nous ne pouvons en aucun cas intervenir, sauf en cas de mort d'homme ou d'agression.
Et à chaque fois que nous souhaitons effectuer des contrôles, on se heurte à beaucoup de résistances. Cet endroit est surprotégé par la population locale. Le marabout est un gagne-pain. Sans parler du fait qu'on ne peut combattre les croyances religieuses", explique Noureddine Ouabou, secrétaire général de la province de Kelâat Sraghna. Pour la petite histoire, cette pratique existe également en Inde, et selon des psychiatres indiens, elle provient du Maroc.
Apparemment, un "fakir" indien se seraient déplacé au Maroc il y a plusieurs siècles de cela pour un "échange de bonnes pratiques". Cette expérience a tellement eu de succès qu'elle a été reprise et perpétuée pendant plusieurs générations.
Le problème est qu'il y a trois ans, un incendie s'est déclaré dans le marabout indien où ont trouvé la mort 70 personnes qui n'ont pu se libérer de leurs chaînes.
Une fin tragique qui risque d'avoir lieu ici aussi, si rien n'est fait entre-temps!
Driss Moussaoui : Il y a deux grandes perceptions. La première est traditionnelle. Elle considère les troubles psychiques comme la résultante maléfique des jnoun, aidée en cela par la malveillance de tel ou tel sorcier… Le malade est donc désigné comme "meskoune", c'est-à-dire habité par des forces invisibles.
La deuxième perception est moderne et scientifique. Elle est basée sur le fait que les troubles mentaux sont une conséquence du trouble du cerveau qui peut être soit héréditaire, soit dû à un impact environnemental, ou les deux en même temps.
Ce qu'il faut cependant préciser, c'est que la maladie mentale fait peur à tout le monde, y compris aux populations occidentales, sauf qu'au Maroc, les familles sont encore très présentes et prennent en charge leurs malades. C'est donc un plus pour nos malades mentaux.
Comment expliquez-vous que les Marocains préfèrent avoir recours aux méthodes traditionnelles plutôt que de s'orienter vers la médecine moderne ?
Ils font souvent les deux. Même si certains patients se rendent chez un psychiatre, et aujourd'hui la demande est de plus en plus importante, aussi bien dans le secteur privé que public, cela n'empêche en rien qu'ils continuent à avoir recours aux compétences d'un thérapeute traditionnel, et aux méthodes de prise en charge traditionnelle de la souffrance psychique, qui sont nombreuses: fqihs, pèlerinage aux marabouts, sadate, zaouias, l'utilisation d'herbes, la transe...
La médecine scientifique a toujours eu des compétiteurs. En France par exemple, 15 % de la population s'oriente chaque année vers les tenants de la médecine douce : homéopathie, herboristerie chinoise, médecine indienne… L'irrationalité est donc la chose la plus partagée dans le monde par les êtres humains et il est impossible de débarrasser un individu de son patrimoine socioculturel.
En fait, la relation qui existe entre l'individu et les jnouns remonte à la période préislamique. Encore aujourd'hui, on dit qu'un épileptique est habité par un esprit malveillant. On retrouve cette interprétation chez les Romains. Lorsque Jules César était pris d'une crise d'épilepsie lors des forums, on levait la séance, pensant que les mauvaises divinités exprimaient leur mécontentement en prenant possession d'une personne.
Le mythe de Bouya Omar, le "dompteur de jnoun", existait également en Grèce. À l'époque, on enfermait les malades mentaux dans les sous-sols des hôpitaux en attendant qu'Asclépios, la divinité de la médecine, leur apparaisse en rêve pour leur donner la clé qui les libérera de la maladie. Donc, tout ceci n'a rien à voir avec la religion, ni avec le Maroc. C'est quelque chose qui nous vient de la région méditerranéenne où se sont croisés différentes civilisations, chacune avec ses croyances et qui se perpétuent d'une manière ou d'une autre.
Est-ce que ces méthodes peuvent avoir des effets bénéfiques sur
les malades ?
Les méthodes traditionnelles peuvent marcher dans le cas d'une personne atteinte d'un trouble léger et qui croit aux vertus des saints et des marabouts. Par contre, face à un trouble mental sévère tels que la dépression, la schizophrénie, le trouble bipolaire…cela peut avoir de graves conséquences. Dans le cas de Bouya Omar, le fait de maintenir des malades mentaux enchaînés est scandaleux, et humainement et médicalement inacceptable dans un pays qui se dit un Etat de droit.
Une personne est libre d'aller voir un guérisseur. Par contre, enchaîner quelqu'un contre son gré est un crime à tous les points de vue, judicaire, médical, social…
Dans les centres psychiatriques, quand nous internons un malade contre son gré, nous sommes sous contrôle judiciaire. Or à Bouya Omar, il n'y a pas de contrôle. En fait, les marabouts jouent beaucoup sur l'islam pour attirer des adeptes, alors qu'en réalité, il s'agit d'une pseudo interprétation abusive et d'une manipulation. Bouya Omar n'est pas le seul. Il est certes le plus connu, mais il existe trois ou quatre autres marabouts où sont pratiqués ces méthodes, tels que Sidi Messaoud, à la sortie de Casablanca.
Aujourd'hui, dans le cadre de l'INDH, un centre
médical pour personnes handicapées va être construit à quelques mètres du marabout de Bouya Omar. Pensez-vous que c'est une bonne
idée ?
Oui, si ce centre arrive à récupérer quelques malades mentaux. En tout cas, ça en sauvera peut-être quelques-uns. En allant sur leur terrain avec des moyens différents, les gens pourront ainsi
comparer entre un malade que l'on soigne avec des méthodes modernes et des médicaments et qui voit son état s'améliorer au bout de 15 jours et un malade enchaîné et maltraité pendant des années et qui n'évolue pas.
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Bouya Omar, à la frontière du réel
Un centre de soins pour handicapés mentaux à Bouya Omar, c'est pour le moins assez surprenant, surtout que cette nouvelle structure sanitaire se trouve juste à quelques mètres du fameux marabout. Situé dans la région de Marrakech, Bouya Omar est considéré comme l'un des principaux lieux de traitement de la possession au Maroc.Les gens y affluent par dizaines et du monde entier. Les méthodes utilisées sont simples : il suffit d'enchaîner les malades dans un but thérapeutique, pendant quelques jours ou des années, jusqu'à ce que le "dompteur des jnoun", Bouya Omar, se manifeste dans leur rêve et les libère des mauvais esprits. Et c'est justement là que les autorités locales ont décidé, dans le cadre de l'INDH, de construire sur une superficie de 825m2 un centre de soins d'une capacité de 42 personnes. Le budget alloué à ce projet est de 2.247.000 DH.
Leur souhait est justement de lutter contre les pratiques qui sévissent à Bouya Omar. "Le marabout regroupe environ 700 résidents. Et malgré ce qui s'y passe, nous ne pouvons en aucun cas intervenir, sauf en cas de mort d'homme ou d'agression.
Et à chaque fois que nous souhaitons effectuer des contrôles, on se heurte à beaucoup de résistances. Cet endroit est surprotégé par la population locale. Le marabout est un gagne-pain. Sans parler du fait qu'on ne peut combattre les croyances religieuses", explique Noureddine Ouabou, secrétaire général de la province de Kelâat Sraghna. Pour la petite histoire, cette pratique existe également en Inde, et selon des psychiatres indiens, elle provient du Maroc.
Apparemment, un "fakir" indien se seraient déplacé au Maroc il y a plusieurs siècles de cela pour un "échange de bonnes pratiques". Cette expérience a tellement eu de succès qu'elle a été reprise et perpétuée pendant plusieurs générations.
Le problème est qu'il y a trois ans, un incendie s'est déclaré dans le marabout indien où ont trouvé la mort 70 personnes qui n'ont pu se libérer de leurs chaînes.
Une fin tragique qui risque d'avoir lieu ici aussi, si rien n'est fait entre-temps!
