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Le berbère au Maghreb

Moha Ennaji Chercheur et auteur Professeur à l'Univesité de Rutgers, USA.

Le berbère au Maghreb
Cette contribution est un aperçu sur la situation actuelle de la langue berbère dans trois pays du Maghreb : Maroc, Algérie et Tunisie. Elle traite, dans une première partie, du statut de cette langue, de ses traits linguistiques et fonctionnels, et dans une seconde partie, de l'évolution du berbère ainsi que des attitudes envers lui.

Données de base
Le berbère, qui est d'origine Hamito-sémitique (afro-asiatique), est la langue maternelle des premiers habitants du Maghreb. Les régions où il est parlé sont discontinues en ce sens qu'elles sont divisées en zones entourées de populations arabophones. Ces zones englobent soit un centre de population tel un village, soit une superficie plus vaste. Le berbère est une langue orale qui n'a pratiquement presque aucune histoire écrite. Les dialectes touaregs dans le sud de l'Algérie et de la Mauritanie ont gardé un système d'écriture appelé «tifinagh» qui a été transmis de génération en génération pendant une longue période. Mais il n'y a pas de preuve que le tifinagh ait été employé pour écrire l'histoire ou la littérature. La création de l'Institut royal de la culture amazighe et l'adoption de tifinagh en tant qu'alphabet officiel de la langue berbère contribueront à la diffusion et à l'apprentissage des caractères tifinaghs en usage au Maroc et ailleurs.

Le tifinagh, qui a été récemment modernisé et adapté au kabyle par l'Académie berbère de Paris, est répandu en Kabylie (cf. Chaker 1984, p.37). Par ailleurs, l'alphabet latin ou arabe est parfois employé pour écrire des lettres personnelles entre amis intimes ou entre les membres de la famille qui ne peuvent pas écrire correctement l'arabe classique, mais connaissent son système d'écriture. L'Association Marocaine de l'Échange Culturel publie une revue de création en tamazight appelée amud où le tamazight est écrit en utilisant les caractères arabes. Bien qu'il ait des similarités avec l'arabe dialectal, le berbère comporte une syntaxe et une phonologie distinctes de celles de l'arabe.. En l'occurrence, il n'y a pas d'inter-compréhension entre les deux langues maternelles. À titre d'exemple, un berbérophone monolingue ne peut pas comprendre l'arabe dialectal. Du point de vue diachronique, le berbère a emprunté au latin, à l'arabe et plus récemment au français.

Les résidus de son emprunt au latin sont limités à une dizaine de mots. Cependant, l'emprunt le plus répandu est l'emprunt à l'arabe dialectal et au français. La plupart de ces emprunts sont maintenant complètement adaptés aux schèmes berbères; par exemple, le mot latin asinus (âne) est prononcé asnus en berbère du Moyen Atlas ; le mot arabe l-mraya (miroir) devient Imri en tamazight ; le mot français porte devient tapurt en kabyle.
Aujourd'hui, le berbère est particulièrement submergé d'emprunts arabes. A titre d'exemple, les noms sont empruntés à l'arabe dialectal tout en gardant l'article défini qui n'existe pas en berbère, mais qui fait partie intégrante du nom arabe emprunté par exemple, I-kas (le verre), I-fdur (le petit-déjeuner), I-ktab (le livre), etc. Beaucoup d'emprunts arabes ont remplacé des éléments lexicaux qui sont disponibles et parfaitement adéquats en berbère pour la simple raison qu'ils sont très répandus. A titre d'exemple, dans la variété tamazight de Béni Warayn au Maroc, les termes arabes shRul (travail), bRa (vouloir) et sme' (écouter) ont été substitués aux mots berbères tawwuri, ira et islla respectivement.

A Djerba, en Tunisie, les termes azlmad (gauche) et afus ou ayffas (droite) ont été -, remplacés par leurs correspondants en arabe dialectal à savoir Iisar et Iimn.
Le berbère est la langue maternelle d'approximativement 40% de la population au Maroc, 25% de la population en Algérie, et d'environ 1% en Tunisie (cf. Achouche 1981 et Ennaji 1991). Selon Penchoen (1968), la population berbérophone était d'environ 10 millions dans tout le Maghreb, réparti comme suit : 5 millions au Maroc, 3 million en Algérie, et 2 millions en Tunisie, Libye, Mauritanie et Mali.
De nos jours, il est difficile de donner des chiffres précis ou proches de la réalité car il n'existe pas de statistiques officielles concernant le facteur linguistique. Pourtant, étant donné l'explosion démographique et le recul relatif du berbère au Maghreb, on peut estimer que le nombre de berbérophones a augmenté à un taux un peu moins fort que celui de la population globale de cette région.

En se basant sur le recensement de 1986 en Algérie et celui de 1982 au Maroc, Chaker (1990) estime que 20% de la population algérienne est berbérophone, soit un total de 4,5 millions de personnes, et que 40% des Marocains sont des berbérophones soit 9,5 millions de berbérophones au Maroc. Mais vu l'absence d'un recensement linguistique, il n'existe pas de chiffres fiables.

Dialectes berbères
En Algérie, le ''kabyle” est le terme utilisé pour désigner les dialectes berbères de la Kabylie, près d'Alger et de Bougie. Le Chaouia est parlé par les populations des Aurès, au sud de Constantine. Le ‘'touareg'' est une variété du berbère parlée dans l'extrême sud algérien. Enfin, il y a le ‘'Mzab” parlé dans les régions ibadhites, notamment à Ghardaia. Cependant, c'est au Maroc que le berbère est vastement utilisé par une grande partie de la population. Il existe trois dialectes berbères majeurs au Maroc: tarifit employé dans le Rif au nord du pays, le tamazight parlé au Moyen Atlas et dans l'est du Haut Atlas, puis le tashelhit parlé par les populations du Haut Atlas et de l'Anti-Atlas au sud du Maroc. Ces dialectes appartiennent à la même langue berbère puisqu'ils sont généralement mutuellement intelligibles à moins que les deux variétés en question ne soient à des points géographiques extrêmes ; par exemple, un locuteur de tarifit au nord et un locuteur de tashelhit au sud ne peuvent se comprendre ni communiquer.

En Tunisie, le berbère est parlé dans l'extrême sud du pays (dans la région de Médénine). Il y a moins de six villages berbérophones où tous les habitants parlent berbère ; ils sont situés à Djerba, à l'ouest de Matmata, et à l'est de Gafsa. (cf. Payne 1983). Pourtant, ce découpage traditionnel des zones berbérophones en régions rurales ne reflète pas fidèlement l'effet de l'exode rural considérable qu'a vécu le Maghreb depuis les indépendances. Par conséquent, il existe aujourd'hui des populations berbérophones très importantes dans les grandes villes du Maghreb et d'Europe telles que Casablanca, Rabat, Agadir, Nador, Al Houceima, Tizi-ouzou, Alger, Utrecht, Paris, Bruxelles et Madrid (cf. Chaker 1990).

Si nous excluons les dialectes touaregs qui semblent être très différents des autres variétés du berbère, nous pouvons dire qu'il y a une grande ressemblance entre toutes les variétés non-touaregs aux niveaux phonologique, morphologique, syntaxique et lexical (cf. Basset 1959 et Applegate 1970). Les dialectes berbères sont parfois estimés à plusieurs centaines, mais le nombre exact des variétés concernées n'est pas clairement spécifié, étant donné qu'il n'y a pas un atlas linguistique de la région. D'autre part, plusieurs linguistes considèrent que le berbère reste essentiellement une seule langue, malgré ses nombreuses variétés. En fait, i1 y a une certaine inter-compréhension entre le kabyle parlé en Algérie et le tarifit parlé au nord du Maroc car les kabyles et les rifains se comprennent assez aisément (cf. Chaker 1984). Les berbérophones sont en général des bilingues car ils parlent souvent l'arabe dialectal également. C'est le cas surtout de la jeune génération et des personnes âgées de moins de 50 ans au Maghreb. Les monolingues berbères sont généralement la vieille génération (surtout des femmes) qui ne participe plus aux activités socioéconomiques, et des enfants d'âge préscolaire appartenant à des régions montagneuses.

Abbassi (1977) estime que le nombre des berbérophones monolingues au Maroc est d'environ 45% de la population berbérophone. D'autant plus que les berbérophones sont considérés comme des analphabètes tant qu'ils ne maîtrisent pas l'arabe standard ou le français. Les divers dialectes berbères au Maghreb sont le véhicule des cultures traditionnelles spécifiques aux régions où ils sont parlés. Nous assistons à une littérature orale, un patrimoine de chants, légendes, poèmes, proverbes et anecdotes qui peuvent se propager dans d'autres villages et régions au Maghreb, en France, en Belgique, en Hollande et autres pays européens où il y a de fortes communautés d'émigrants maghrébins. La culture berbère a été réactivée plus précisément en France, où une académie du berbère a été fondée en 1967, et où plusieurs activités culturelles sont organisées (cf. Henry 1986). Comme l'arabe dialectal, le berbère n'est pas enseigné et joue un rôle secondaire dans les mass médias.

Des programmes berbérophones de la radio sont diffusés quotidiennement au Maroc et en Algérie, mais pas en Tunisie. Au Maroc, les programmes en langue berbère de la RTM, qui sont destinés aux berbérophones, durent de huit heures du matin à minuit, chaque dialecte ayant sa période de diffusion par jour. Un journal télévisé dans les trois dialectes est diffusé quotidiennement depuis août 1994. En Algérie, il existe une chaîne de radio qui diffuse des programmes exclusivement en berbère et il y a également un journal télévisé berbérophone. Après avoir traité, dans une première partie, du statut du berbère, de ses particularités linguistiques et fonctionnelles, examinons, dans une deuxième partie, sa régression ainsi que les attitudes envers lui.

Sociolinguistique du berbère
Le nombre des berbérophones a indéniablement augmenté à cause de l'explosion démographique que connaît tout le Maghreb. Paradoxalement, nous constatons une régression quantitative et qualitative du berbère au niveau des domaines sociaux où il pourrait être utilisé. L'usage du berbère est réservé surtout aux régions rurales, aux villes à forte population d'origine rurale, et aux domaines tels que la famille et les amis intimes. La rue, le travail et l'école sont des domaines où l'arabe dialectal est dominant. Au niveau de la compétence linguistique des berbérophones, les chercheurs notent un recul de la langue berbère (cf.Boukous 1995). Un bon nombre de jeunes citadins berbérophones ne maîtrisent pas leur langue maternelle et connaissent seulement quelques éléments lexicaux et quelques expressions de politesse ou de communion. Dans les villes, les enfants berbérophones d'âge scolaire connaissent souvent très mal la langue berbère puisque leurs parents parlent presque toujours l'arabe dialectal (cf. Ennaji 1991).

Il n'existe pas de statistiques concernant le degré de la compétence linguistique des berbérophones. En tout cas, le genre de berbère parlé par la plupart des jeunes citadins âgés de moins de 30 ans laisse beaucoup à désirer, d'autant plus qu'il est généralement excessivement imprégné d'emprunts à l'arabe dialectal et au français. En revanche, les citadins berbérophones âgés de plus de 40 ans connaissent souvent bien la langue berbère. Naturellement, ce ne sont là que des observations d'ordre général, ce qui rend difficile l'évaluation du phénomène de la régression du berbère. Il est donc impossible d'avancer des statistiques fiables ou des chiffres exacts dans ce domaine tant qu'une enquête sociolinguistique de grande envergure fait défaut. Sur le plan historique, plusieurs villages et régions rurales, qui étaient au départ berbérophones, sont de nos jours partiellement ou totalement arabisés. Ceci est clairement notable en Tunisie d'aujourd'hui où seulement six villages utilisent le berbère alors qu'en 1950 Basset y comptait quatorze villages berbérophones (cf. Pencheon 1968). A Ouargla, dans le Sahara algérien, le nombre des locuteurs berbérophones s'est considérablement rétréci en 20 ans depuis que leur ville a été nommée la capitale pétrolière d'Algérie (cf. Chaker 1990, p. 240).

Au Maroc, des tribus entières ont été arabisées à travers l'histoire: les Béni Yazghas, (région de Fès), Gueznayas (Nord du Maroc), et les Doukkalas (région d'Et Jadida), entre autres, sont devenues des régions arabophones. Dans ce sens-là, la langue berbère semble connaître une régression continue au Maghreb et elle est en voie de disparition en Tunisie. Il nous semble qu'il y a trois raisons principales à cette régression :
1) L'urbanisation, qui est en plein essor depuis 1960, n'est pas un facteur favorable à l'épanouissement du berbère. La vie urbaine, qui a un grand impact sur les régions rurales, a encouragé le bilinguisme berbère-arabe dialectal. Les Berbères urbanisés ont tendance à parler l'arabe dialectal plus souvent que le berbère pour des fins communicatives. Ceci est dû au fait que l'arabe dialectal est la langue des activités quotidiennes. Dans ce cas-là, ce qui accélère le phénomène du recul du berbère c'est l'attitude du berbérophone lui-même qui souvent pense que l'arabe dialectal est plus utile que sa langue maternelle dans les transactions de tous les jours et dans le commerce.

2) L'école a un effet direct sur le recul du berbère. Bien entendu, plus le nombre des berbérophones scolarisés est grand, plus il y a une régression dans le nombre des berbérophones. Tant que l'entant berbérophone va à l'école où l'arabe classique/standard et le français (pas le berbère) sont valorisés, le berbère continuera à régresser car les écoliers berbérophones retiennent indirectement que leur langue maternelle ne semble pas avoir d'utilité matérielle. La scolarisation fait de l'enfant berbérophone une personne plurilingue puisqu'il connaît non seulement le berbère et l'arabe dialectal, mais également l'arabe classique, l'arabe standard, le français, l'anglais ou l'espagnol.
3) Le désir d'atteindre l'efficacité pousse les locuteurs à utiliser l'arabe ou le français. Par exemple, discuter un sujet scientifique donné qui demande une terminologie technique en berbère peut sembler inapproprié ou étrange. Cet état de choses est le résultat des événements historiques qui ont placé l'expansion culturelle et technologique sous les auspices des populations non-berbérophones.

Bien que ces facteurs aient une grande influence sur la régression du berbère, la langue berbère a résisté grâce à son dynamisme en tant que langue maternelle surtout dans les régions rurales qui sont des îlots berbérophones assez loin des centres urbains. La langue berbère a gardé sa vitalité car elle est toujours la langue du foyer et des amis, la langue préférée de ses locuteurs natifs.

Attitudes vis-à-vis du berbère
Les diverses attitudes envers le berbère peuvent être résumées comme suit. Les locuteurs natifs du berbère sont en général fiers de leur langue maternelle (cf. Aherdan 1995), alors que la population arabophone adopte une attitude neutre ou tolérante vis-à-vis de cette langue.
Le Maroc et l'Algérie, où il y a de larges populations berbérophones, ont une attitude complexe envers la langue berbère. Cependant, il y a une reconnaissance tacite de la langue et de la culture berbères. L'année 1990 a ouvert une décennie marquée par la création d'un département de langue et culture amazighes à l'université de Tizi-Ouzou en Algérie. -Cette reconnaissance se reflète aussi dans la place que la langue et la culture berbères ont au sein des programmes de la radio et de la télévision, particulièrement au Maroc, où les fêtes nationales et les cérémonies officielles sont souvent animées par le folklore, les chants et les danses berbères.

Au Maroc, la situation du berbère est nettement meilleure qu'en Algérie puisque le discours royal du 20 août 1994, historique et révolutionnaire, a qualifié la langue berbère de composante importante de la culture nationale et a annoncé son éventuel enseignement au moins au primaire. Depuis la création de l'Institut royal de la culture amazighe en octobre 2001, la langue et la culture amazighes sont au beau fixe, et leur état de santé ne peut que s'améliorer dans l'avenir. Jusqu'ici, il semble que le Maroc ait adopté une attitude favorable envers le berbère, ce qui permet un débat aux niveaux scientifique et culturel (cf. Anwal Attaqafi du 8 février 1986). Il y a donc au Maroc une interaction harmonieuse et une symbiose entre le
berbère et l'arabe ; s'exprimer en berbère n'implique pas une opposition à l'arabe, et vice versa. Par contre, en Algérie, il me semble qu'il y a une grande concurrence entre l'arabe et le berbère, les événements de 1980, de 1994, et de 2000 à Tizi-Ouzou en sont témoins. Plusieurs Maghrébins admettent que le berbère est relativement faible si on le compare à l'arabe classique ou standard parce qu'il n'est pas écrit et n'a pas de connotations religieuses.

Selon une recherche réalisée par nous-mêmes au sein de la population estudiantine de Fès, 45,5% des informateurs trouvent que le berbère est très difficile à apprendre. Mais cette attitude n'est pas fondée puisque le berbère n'est pas encore enseigné au Maroc pour que l'on puisse juger sa difficulté. En outre, 47% des étudiants interrogés considèrent le berbère comme une belle langue. Ce pourcentage moyen peut être expliqué par le statut (de dialectes) non-prestigieux accordé à la langue berbère. À la lumière de ce travail, la conclusion suivante peut être tirée concernant l'évolution de la langue berbère au Maghreb: Avec tous ses dialectes, la langue berbère connaîtra de grandes avancées ; elle ne sera plus limitée aux confins du foyer, des amis intimes, et aux régions rurales du Maroc et de l'Algérie surtout si le berbère est introduit dans le système éducatif maghrébin et si les attitudes des populations berbérophones et arabophones envers cette langue deviennent plus favorables. La création du Haut Commissariat à l'amazighité en Algérie et de l'Institut royal de la culture amazighe au Maroc a ouvert un véritable espace de réflexion et de débat. L'essentiel pour l'instant est de travailler sur la normalisation de la langue berbère et de l'intégrer dans le système éducatif comme outil et objet d'enseignement.
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