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Dans les méandres de la misère

La route est longue et chaotique jusqu'à Aïn Atiq. C'est en prenant par Skhirat et Temara, au fin fond de cette commune rurale déshéritée que le centre social du même nom se profile à l'horizon.

Dans les méandres de la misère
Aucune habitation, aucun bus, aucun taxi à des kilomètres à la ronde. Arrivé au centre, difficile d'en sortir. Trois pavillons se détachent au loin, une fois la grille franchie, puis des hectares de terre agrémentés de quelques arbres à l'ombre desquels des pensionnaires disséminés attendent impatients et désoeuvrés les nouveaux arrivants. «Un dirham s'il vous plaît s'empressent-ils de demander, en guise de bienvenue, incapable d'oublier cette seconde nature qui leur colle à la peau comme la crasse et l'urine dans lesquelles ils végètent malgré eux. «On les lave pourtant régulièrement mais il nous en arrive par dizaine tous les jours. 15 mendiants ont été débarqués dans la nuit. C'est un flot continu et le personnel est trop peu nombreux pour faire face à toute cette misère», déclare avec amertume le directeur des lieux, Mohamed El Boukhari, titulaire d'un master en management des services publics, docteur de son état et en poste dans ce centre depuis mars 2006. La plupart des mendiants sont ramassés dans les quartiers périphériques de Rabat, du côté de Taqaddoum ou de Aïn Khalouia mais certains viennent aussi de Salé, de villages avoisinants ou de villes plus éloignées comme Khemisset, en fonction de leur errance.

Ils mendient par nécessité mais d'autres ont flairé le bon filon et le font avec un professionnalisme consommé, précise Mohamed El Boukhari qui a pour mission de ne plus les laisser filer. «Quand on gagne 300 DH en moyenne par jour, en tendant la main, on ne va pas prendre le marteau et le pilon qui en rapporte dix fois moins, justifie l'un de ces mendiants», qui n'attend qu'une occasion de se remettre à l'ouvrage. Dans le cadre du programme de lutte contre la mendicité en 2006 et des strictes consignes du ministère du Développement social, le ramassage est devenu draconien ; il faut vider l'espace public de tous les mendiants, déshérités, et autres laissés pour compte… cacher cette misère qu'on ne saurait voir. Ce qui explique la grande promiscuité qui règne parmi les pensionnaires. Parmi eux, des hommes, des femmes de tous âges, des mères célibataires, des vieillards, des non-voyants, des éclopés, des malades mentaux, mais aussi des mineurs et des bébés. «650 pensionnaires en tout. En accueillir plus, serait insensé ou suicidaire bien que ce soit l'un des plus grands centres d'accueil social du pays». Un centre spacieux, des locaux inégalement entretenus d'où se dégagent quelques relents de moisissure mêlés à une odeur âcre de cuisine et d'urine.

A l'intérieur, une dizaine de lits par chambres, vidées pour la plupart par les locataires des lieux en quête d'un brin de soleil dans les petits espaces arborés à leur intention, d'une illusoire liberté, ou à la recherche d'un maigre moyen de subsistance à l'extérieur. Seuls sont enfermés les malades mentaux avec à leur tête une garde chiourme bien décidée à les mater au moindre écart. Leur pavillon, une vraie cour des miracles où les pleurs, les cris, les supplications pour sortir sont insoutenables. «On m'a enlevé mon bébé dit l'une d'entre elles, les yeux dans le vague, assommée par les calmants qu'on lui a administrés. Ramenez-moi mon bébé. Je veux voir mon bébé», se lamente-t-elle. Les unes tournent sans arrêt autour du patio. Une autre se traîne à quatre pattes, incapable de marcher, le sein meurtri par un cancer avancé qui la fait souffrir en silence. D'autres sont juste là immobiles, hagardes. Mais toutes semblent attendre désespérément les êtres chers qui ne viendront plus jamais. Leur seule visite, celle du psychiatre qui de temps à autre dispense ses prescriptions mais qui, de toute évidence, ne peut assurer le diagnostic et le suivi d'une centaine de patientes dont certaines atteintes de pathologies lourdes. D'autres ne quittent pas leur pavillon pour d'autres raisons.

Quelques mères de famille, quelques vieillards, malades ou grabataires immobilisés dans une semi-pénombre, sont livrés à eux-mêmes. Malika, le visage tuméfié est au chevet de son bébé de 3 mois. «Mon compagnon ne gagnait pas de quoi me faire vivre et en plus il me battait à mort. Quand j'ai eu mon bébé, j'ai préféré le mettre en sécurité ici», lance-t-elle avec amertume, mais satisfaite d'avoir trouvé un refuge temporaire dans ce centre. Mais dans l'autre aile du pavillon, Lhaj, 80 ans ne compte plus les années qu'il a passées au centre. Il n'a plus de famille. «Je n'ai plus personne. Tous mes enfants sont morts», avoue-t-il, le vague à l'âme. Dans l'autre pavillon réservé aux femmes, Aïcha, centenaire, atteinte de cécité, semble elle aussi attendre avec sérénité sa dernière heure en égrenant son chapelet. Elle se remémore son mariage forcé, son divorce éclair et sa vie aux côtés de sa mère. A la mort de celle-ci, plus personne et le centre comme destination finale. Mais qu'importe, Aïcha n'est pas seule. «J'ai Dieu, lance-t-elle à la cantonade. J'ai hâte d'aller le retrouver». Mais Halima, 23 ans apporte un rayon de soleil, dans toute cette noirceur ambiante. Sa vie n'est guère enviable pourtant.

Sa mère, célibataire, l'a élevée, seule, dans le centre, puis est décédée suite à un cancer généralisée. Halima a soutenu sa mère dans la maladie tout en poursuivant vaille que vaille ses études d'infirmière. Son credo, réussir. Son arme, sa dignité qu'elle arbore comme son unique objet de valeur. Son regret, ne pas avoir de livres à sa disposition dans le centre. Au final, la solitude, l'attente, le rien semble être le quotidien des pensionnaires qui ne semblent compter que sur eux-mêmes tant le personnel du centre est invisible. «Nous n'avons que 32 personnes pour assurer l'encadrement. Ce sont des fonctionnaires de la commune et quelques pensionnaires volontaires qui ont été formés sur le tas mais qui ne sont pas suffisamment qualifiés «socialement» pour la mission qui leur est assignée et tel que définie par le wali à savoir, préserver la dignité de la personne», insiste Mohamed El Boukhari. Un manque criant de personnel, des salaires misérables, un budget dérisoire de 7 millions de dirhams bien qu'il ait été doublé depuis l'arrivée de Hassan Amrani, à la Wilaya de Rabat, l'inexistence d'un dispositif de formation susceptible de remettre sur les rails toute cette population sont autant de facteurs à l'origine de l'enlisement de la situation et du statu quo de la précarité.

«Le manque de moyens ne nous permet pas de nous attaquer aux véritables fondements de la mendicité, déplore Mohamed El Boukhari, car le problème est en fait, d'ordre structurel. La désertification, l'analphabétisme, le manque de formation sont autant de raisons qui poussent à la mendicité. Le programme de lutte contre la mendicité a aujourd'hui pris un autre sens. Jusque-là, seule avait été prise en compte l'approche sécuritaire et non l'approche humanitaire. Il importe que nous accompagnions, pas que nous jouions les gendarmes. Il faut au centre des éducateurs, des assistantes sociales pour répondre aux besoins véritables et proposer des formations adéquates. C'est ce que nous essayons de faire avec l'Office de la formation professionnelle et de la promotion du travail (OFPPT). Nous tablons sur des secteurs porteurs comme la cuisine et d'autres avec la construction des nouveaux bâtiments réservés à cet effet». rassure-t-il.
Financés par des dons émiratis d'un montant de 80 millions de dirhams, ces travaux d'extension, en cours, non seulement devraient réhabiliter en partie le centre mais aussi améliorer les conditions d'hébergement et d'insertion sociale. Une approche primordiale si l'on veut réussir le défi face aux 1.100 mendiants répertoriés sur l'ensemble de la capitale du Royaume et aider à se relever les personnes qui plus que de la misère matérielle souffre de cette autre misère qui ne dit pas son nom.
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Programme de lutte

Il y a 196.000 mendiants au Maroc, selon les chiffres officiels du ministère du Développement social, dont 62.4% de mendiants professionnels. Pour lutter efficacement contre ce phénomène, le ministère du Développement social a mis en place un programme de lutte contre la mendicité basé sur trois aspects de l'intégration. L'intégration familiale, qui consiste à réintégrer les mendiants dans leurs familles. L'intégration institutionnelle qui vise à placer les personnes fragiles sans familles dans des institutions sociales conformément à la loi 14-05. Enfin, l'intégration socio-économique qui donne la priorité à l'accompagnement des mendiants à travers le financement d'activités génératrices de revenus. Le code pénal prévoit des sanctions à l'encontre des mendiants dits chroniques.
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