Menu
Search
Mardi 23 Décembre 2025
S'abonner
close
Mardi 23 Décembre 2025
Menu
Search

Saad Ben Cheffaj, une géométrie humaine derrière la peinture

Dans la pure tradition des grandes galeries, «L'Atelier 21» organise du 27 avril au 4 juin, pour le plus grand bonheur des amoureux de l'art une importante exposition des œuvres de Saad Ben Cheffaj.

Saad Ben Cheffaj, une géométrie humaine derrière la peinture
Les cimaises de la Galerie 21 reçoivent ainsi, pour la première fois, les toiles d'un peintre marocain hors du commun. Le choix du peintre d'abord, celui du moment pour cette exposition participe, à vrai dire, d'une corrélation évidente: Saad Ben Cheffaj a produit de nouvelles œuvres – soit vingt cinq tableaux réalisés en deux ans - dans la lignée prestigieuse qu'on lui connaît. Et la galerie «Atelier 21» s'y inscrit bien évidemment, et dans la foulée nous invite à une montée en puissance dans sa taxinomie prescrite de grands artistes et de sa quête de l'exigence picturale. Ce n'est pas un paradoxe, mais une complémentarité où la qualité et la force de l'oeuvre, ici, se conjuguent avec une temporalité, qui fait qu'un des tout premiers peintres du Maroc revienne à notre regard comme une lumière à laquelle nous nous sommes habitués depuis la nuit des temps.

A lui seul, Saad Ben Cheffaj incarne plus qu'un demi siècle de présence et de travail. Le visage émacié, le regard perçant sous de grands verres de lunettes fumées n'ont pas pour autant altéré la détermination de cette « lumière noire » que son œuvre dégage désormais, symbole de l'époque, signe des temps et du parcours singulier de l'artiste, assagi et apaisé. Le représentant atypique de la prestigieuse Ecole de Séville, le tonitruant et iconoclaste inventeur de la peinture géométrique, ce disciple malgré lui de Picasso, n'est pas seulement un peintre immense, il est un poète épique, celui qui décrit et redessine les mythes, oracle au pinceau, messager d'une culture antique, il nous ouvre le vaste et gigantesque kaléidoscope de la mémoire originelle. Les nouveaux tableaux revendiquent, à y regarder de près, une manière d'austérité. Non que le peintre renie sa méthode, marquée du sceau du réalisme poétique, mais le trait s'inscrit dans une nouvelle exigence intellectuelle, la sobriété scintillante, éclatante, descriptive d'une époque où domine le doute, voire le scepticisme.

Et c'est peu dire qu'à soixante-douze ans, il est la conscience de son époque. Thématique, symphonique aussi, sa peinture traduit la quête d'une singularité contemporaine. Le tropisme du mythe antique n'est pas seulement un choix intellectuel, il est chez lui une démarche esthétique ou s'entremêlent et se croisent l'acte de peindre, la volonté de retour aux origines passionnel de l'Homme et la nécessaire imprégnation par la poésie du destin d'une humanité déchirée. La mythologie, grecque en l'occurrence, est dans sa peinture un ressort de nostalgie et la Méditerranée, dont il reste le fervent thaumaturge, son royaume. On ne se défait pas des figures antiques, humaines en vérité qui parcourent son œuvre: les minotaures, le corps en orgasme, la femme fertile, le péché même, la sœur, danseuses crétoises, Enama, une borgne féconde, puis cette géométrie bleutée à peine sur fond noir dénommée «Au pays de Loth», esquisse balançant entre le nom éponyme du peintre, la région et le navire mythique.

Chez Saad Ben Cheffaj, la force du trait et de la couleur, la technique plus ou moins adulée de la peinture à l'huile, anoblissent en fait à l'extrême, donnent à sa peinture une dimension spectrale. Elle traduit une présence de l'art qui tantôt nous transporte, tantôt nous fait bifurquer sur d'étranges sentiers au risque de nous mettre mal à l'aise même, mais ne nous laisse en revanche jamais indifférents. Vingt-cinq tableaux quasiment inédits, une production digne d'un musée sortie du sacerdoce, un travail d'autant plus laborieux et impressionnant qu'il réalise mais ne clôture jamais le champ d'une créativité qui parcourt le temps, enfin se hasarde-t-on à dire une nouvelle sensibilité au monde ! L'art au sens étroit et strict du terme n'a jamais cessé d'accompagner le parcours personnel et le travail de création de Saad Ben Cheffaj. Son choix de la peinture dès sa tendre jeunesse, le cursus laborieux qu'il a suivi, à l'Ecole des Beaux Arts de Séville, à l'Ecole du Louvre à Paris, son diplôme de professeur à l'Ecole des Beaux Arts « Santa Isabel de Hungria » de Séville, son passage à l'Ecole des Beaux Arts de Tétouan, font de lui le peintre en pleine possession de son talent et des techniques en vogue.

A la geste de peindre, il imprime – profession de foi rédhibitoire chez lui - celui d'une réflexion sur son métier, sur le dédoublement interrogateur de l'artiste en sa toile. Chez Ben Cheffaj, l'art ne s'éloigne jamais de la mémoire humaine, il s'en imprègne et y puise une force d'autant plus grande et vivante qu'elle lui permet d'interpréter le monde et pourquoi pas de révéler celui-ci. Dans son œuvre se loge cette pertinente exigence que c'est « seulement pour dire quelque chose du monde que l'art peut dire quelque chose », autrement dit l'apophtegme aristotélicien « legein in taka libnos »( dire quelque chose sur quelque chose).

Comme le souligne Aziz Daki qui, mieux que nul autre saisit l'œuvre multidimensionnelle de Saad Ben Cheffaj, il reste « un fabuleux dessinateur comme le prouve l'aisance souveraine de son crayon dans la série de dessins réalisés entre 1996 et 1998. Le peintre n'étouffe pas la voix du dessinateur dans les toiles. La couleur ne submerge jamais les contours de la figure… » ! On pense à Ben Cheffaj comme on eût pensé peut-être à un Nicolas Poussin, dont l'œuvre majeure avait dominé la fin du XVIème et la première moitié du XVIIème siècle. Ce dernier travaillait au trait, avec la particularité de faire découvrir et revivre les mythes, construisant des modèles au crayon, des motifs préalables, des maquettes et ce que Claude Lévi-Strauss, qui lui a consacré un immense travail, appelait le « modèle réduit ». Saad Ben Cheffaj, tout aussi imprégné du mythe antique, dessinateur invétéré, prenant le temps qu'il faut pour construire et déconstruire, crée sa propre méthode, insuffle une dynamique à l'œuvre d'art et lui confère l'articulation qui est la sienne.

Le sens du mouvement

Une œuvre en constant mouvement, lors même qu'elle nous apparaît immobile, muette et dégage une réelle atmosphère de mystère. On a beau s'efforcer de déceler et démystifier ce qu'il peut y avoir de conventionnel dans cette peinture géométrique, on serait tenté de dire cubiste, que Ben Cheffaj nous propose. On se rend à cette évidence qu'il réinvente la peinture comme les hommes réinventent leurs gestes depuis la naissance. Juxtaposés comme des tranches d'époque ou plutôt des fresques qui témoignent, ses tableaux atteignent à la perfection, parce qu'il a sans doute le souci de mieux «articuler» son travail, en recourant au trait et au dessin comme Nicolas Poussin polissait ses objets et les prédisposait sur une planche dans la même attitude que le tableau de peinture reprenait ensuite. Outre l'élaboration scrupuleuse des premières épures, aussi bien du dessin préalable ou souverain que de la technique de l'huile auxquels il donne leurs lettres de noblesse, le plus impressionnant chez lui reste que ses toiles, déployées à plusieurs dimensions, participent en définitive d'une simplicité qui atteint au sobre exercice et qui leur donne une densité particulière. L'exposition que nous propose L'Atelier 21 pendant quelque cinq semaines tombe à point nommé. Elle réconcilie le public avec l'art exigeant et, surtout, nous ouvre le temple des nouveaux travaux d'un grand peintre, considéré comme un pionnier, faisant partie aussi de la première génération des artistes marocains qui ont modelé, dans la tourmente créative, le visage de la peinture nationale.
Lisez nos e-Papers