Abdelaziz Meziane Belfqih nous a quitté. Le choc a été affligeant. Le trauma résiste à l'effet cicatrisant du temps. Mais, c'est dans l'intimité, dans le silence qu'on peut authentiquement faire son deuil de la perte d'un grand ami de très longue date. Que l'effusion subjective soit donc retenue et mise à part !
La rigueur scientifique du défunt mérite un hommage empreint d'un effort d'objectivité ; une tentative de faire sa place à la raison, même dans la tourmente tragique de sa disparition. Constatons que, dans les écrits qui lui ont été consacrés et dans les paroles échangées en public et en privé lors des rencontres et des cérémonies consécutives à son décès, les qualités personnelles du défunt font une unanimité manifeste : intelligence, rigueur, détermination, rectitude, honnêteté, endurance, humilité, ouverture d'esprit… ; autant d'attributs où les scores reconnus au défunt sont rarement égalés. Mais, en se limitant à survoler une telle liste de vertus, on risque de ne pas en tirer d'enseignement. En fait, il n'est pas courant d'être à la fois intelligent et modeste, déterminé et autocritique, haut placé et humble, influent et discret…
L'originalité du défunt aura été d'allier ces vertus, souvent séparées par l'arrogance, la prétention, l'égocentrisme, le narcissisme, voire l'absolutisme (cognitif ou social). Autant de revers de la distinction qui furent honnis par lui. Cette exemplarité est digne d'être méditée et cultivée par chacun, du simple citoyen au décideur haut placé. Tout le monde et, plus spécialement, nos élites dirigeantes, gagnerait à étendre le rayonnement d'un tel profil. Constatons aussi que ces élites, précisément, ont été largement touchées, émues ou affligées par la disparition de feu Abdelaziz Meziane Belfqih. Normal, penserait-on, puisqu'il fut un homme d'Etat ; puisqu'il a marqué tant d'œuvres nationales d'infrastructures et de superstructures ; puisque, à travers ses multiples hautes fonctions, il connut et traita avec bien des gens de différents milieux. Mais il n'est pas si fréquent qu'un haut responsable jouisse du respect, de l'estime et, surtout, de la confiance de larges franges d'acteurs si variés : politiques, universitaires, ingénieurs, techniciens, professionnels, acteurs de la société civile, humbles citoyens.
Ces différents milieux, souvent cloisonnés et adoptant des étalons d'évaluation divergents, retrouvent une communion autour du grand défunt. Cette estime et cette confiance largement partagées tenaient-elles aux qualités humaines et personnelles du défunt ? Sans doute, en partie. Mais, au-delà, il y eut aussi sa vision et sa pratique managériales, réflexives et politiques, au sens le plus noble et le plus large de ce dernier terme. L'homme cultivait, sa vie durant, le sens de l'intérêt général, du service public, de la pérennité de l'Etat, de la modernisation de l'administration et de la société, de la mise à niveau politique et démocratique, de la création et de la diffusion du savoir, de l'éducation de qualité pour tous, outre sa prédilection initiale et continue pour les grandes œuvres techniques structurantes. Telle vision et telle pratique se déclinaient tant sur le fond que dans la méthode, avec richesse et variété.
Il est impossible d'en rendre compte dans ce bref texte d'hommage. Disons, en schématisant, que la méthode alliait une triple exigence : - l'étude et la connaissance des faits ; - l'intelligence experte de la position et de la résolution des problèmes ; - l'imagination constructrice et innovante. Elle mettait aussi en synergie l'effort individuel, le travail d'équipe et la concertation élargie. Elle se référait, enfin, à la spécialisation technique et scientifique, à l'interdisciplinarité et aux valeurs éthiques, culturelles et sociales, tant nationales qu'universelles. Quant au fond, la vision et la pratique du défunt peuvent se résumer dans un grand NON au dogmatisme et au sectarisme. En vertu de la méthode susvisée, chaque problème doit trouver sa solution optimale ; chaque projet devait recevoir sa monture distinctive et son cheminement adéquat et spécifique. Pas de place aux «idées» préconçues. Pas de moule préfabriqué. Ni étatisme, ni privatisme. Ni élitisme, ni populisme, Ni technicisme, ni politique politicienne. La recette du défunt c'est qu'il n'y pas de recette : tout se construit par l'Ijtihad intellectuel, l'ingéniosité adaptée, le labeur persévérant et la consultation la plus largement participative.
Promouvoir l'excellence et combattre l'exclusion et la marginalité ; appuyer l'initiative privée et défendre un Etat fort et pérenne ; soutenir le service public et combattre la mentalité d'assisté… Tels furent, entre autres, les principes d'une vision qui refusait les pacquages idéologiques et les logiques de chapelle. Ce ne sont pas là des formules abstraites. Dans l'impossibilité de les illustrer exhaustivement, voici quelques exemples d'initiatives et d'engagements du défunt :
- jusqu'à son dernier souffle, il œuvra pour l'enseignement gratuit, obligatoire, général et de qualité pour tous les enfants marocains, jusqu'à l'âge de quinze ans ;
- il défendit de toute son énergie la généralisation de l'enseignement préscolaire pour tous les enfants âgés de quatre ans, comme gage de l'égalité des chances pour tous ;
- dans les années quatre-vingts, il fut l'un des initiateurs, sinon le pionnier, de la tarification progressive de denrées rares comme l'électricité et l'eau ; principe en vertu duquel ceux qui sont assez aisés pour en consommer davantage paient proportionnellement plus que les consommateurs modestes ;
- dès cette même époque, il défendit aussi le principe de l'usager payeur, de sorte que certains biens ou services coûteux pour la collectivité nationale soient financés par ceux qui en usent davantage que le commun des contribuables ou des citoyens en général (exemples des autoroutes et des eaux d'irrigation par grande hydraulique) ;
- dans les ministères où il prit les commandes et au niveau du système éducatif, il fit un point d'honneur de mettre sur pied des œuvres sociales de qualité au profit de centaines de milliers de serviteurs publics et de leurs familles. L'homme eut à connaître et à traiter de dossiers lourds, d'ordre stratégique, politique, technique, administratif, éducatif, scientifique, etc.
Apprécier les efforts qu'il déploya sans relâche, dans tous ces domaines, passe aussi par la prise en compte de ce qu'il affronta dans son combat citoyen :
pesanteurs sociales et administratives, adversités souterraines ou médiatisées, versatilités ou rigidités politiciennes, hésitations ou difficultés personnelles, humainement inévitables. La véritable force de feu Meziane et la grandeur de son œuvre se mesurent au fait qu'il ne fut ni un surhomme, ni un homme placé au-dessus des lois et des règles du jeu d'une société bien déterminée, à une époque bien déterminée. Cette société a été et demeure en grande mutation ou en transition : de l'archaïsme persistant à la modernité en marche ; de l'autoritarisme reculant à la démocratie en construction ; de l'ignorance massive au savoir scintillant; de l'arriération à l'émergence économique, sociale et humaine. Compte tenu de cette complexité transitionnelle, des questions se posent et rien ne sert de se les cacher. Par exemple :
- pourquoi la réforme de l'éducation, initiée et supervisée par le défunt durant une bonne douzaine d'années, tarde-t-elle à produire une école publique de bonne qualité ?
- pourquoi la réforme de l'administration, sa déconcentration et sa décentralisation, auxquelles il œuvra durant plus de trente ans, tardent-elles à s'accomplir pleinement et enregistrent même, en dehors d'acquis indéniables, des tergiversations et des reculs ?
- pourquoi le service public de qualité, accessible pour tous, surtout dans les secteurs de base (santé, éducation, logement…), auquel il voua sa pensée et son action, connaît-il encore des retards, en dépit de percées prometteuses ?
Ces questions sont troublantes. Elles interpellent les acteurs politiques et administratifs. Gageons que le destin permettra d'y revenir, avec du recul, dans un effort d'évaluation à la fois objectif, intellectuellement honnête et méthodiquement contextualisé du triple point de vue social, historique et politique.
Un tel effort aiderait à reconnaître, pour mieux les corriger, les avatars administratifs et politiques, les calculs étroits, les arrivismes qui rendent le trajet parfois pénible et les blocages tenaces, même face à un homme de la trempe de feu Abdelaziz Meziane Belfqih. Sa force aura été d'avoir innové et persévéré, d'avoir affronté des adversités, d'avoir réussi des acquis de taille, d'avoir assumé des échecs et d'avoir eu le courage d'affronter sans détour l'incertitude et l'erreur, bien humaines. Qui espérerait fréquenter et travailler avec un homme prétendument idéal, forcément irréel ? L'auteur de ces lignes tire autant de fierté d'avoir longtemps collaboré avec le défunt que d'affliction d'avoir perdu en lui un grand homme bien réel, hautement humain et performant. Un homme dont la vie et l'œuvre resteront riches d'enseignements pour tous ceux qui ont à cœur de servir cet Etat et ce peuple marocains auxquels il voua sa vie. Adieu, cher Abdelaziz.
La rigueur scientifique du défunt mérite un hommage empreint d'un effort d'objectivité ; une tentative de faire sa place à la raison, même dans la tourmente tragique de sa disparition. Constatons que, dans les écrits qui lui ont été consacrés et dans les paroles échangées en public et en privé lors des rencontres et des cérémonies consécutives à son décès, les qualités personnelles du défunt font une unanimité manifeste : intelligence, rigueur, détermination, rectitude, honnêteté, endurance, humilité, ouverture d'esprit… ; autant d'attributs où les scores reconnus au défunt sont rarement égalés. Mais, en se limitant à survoler une telle liste de vertus, on risque de ne pas en tirer d'enseignement. En fait, il n'est pas courant d'être à la fois intelligent et modeste, déterminé et autocritique, haut placé et humble, influent et discret…
L'originalité du défunt aura été d'allier ces vertus, souvent séparées par l'arrogance, la prétention, l'égocentrisme, le narcissisme, voire l'absolutisme (cognitif ou social). Autant de revers de la distinction qui furent honnis par lui. Cette exemplarité est digne d'être méditée et cultivée par chacun, du simple citoyen au décideur haut placé. Tout le monde et, plus spécialement, nos élites dirigeantes, gagnerait à étendre le rayonnement d'un tel profil. Constatons aussi que ces élites, précisément, ont été largement touchées, émues ou affligées par la disparition de feu Abdelaziz Meziane Belfqih. Normal, penserait-on, puisqu'il fut un homme d'Etat ; puisqu'il a marqué tant d'œuvres nationales d'infrastructures et de superstructures ; puisque, à travers ses multiples hautes fonctions, il connut et traita avec bien des gens de différents milieux. Mais il n'est pas si fréquent qu'un haut responsable jouisse du respect, de l'estime et, surtout, de la confiance de larges franges d'acteurs si variés : politiques, universitaires, ingénieurs, techniciens, professionnels, acteurs de la société civile, humbles citoyens.
Ces différents milieux, souvent cloisonnés et adoptant des étalons d'évaluation divergents, retrouvent une communion autour du grand défunt. Cette estime et cette confiance largement partagées tenaient-elles aux qualités humaines et personnelles du défunt ? Sans doute, en partie. Mais, au-delà, il y eut aussi sa vision et sa pratique managériales, réflexives et politiques, au sens le plus noble et le plus large de ce dernier terme. L'homme cultivait, sa vie durant, le sens de l'intérêt général, du service public, de la pérennité de l'Etat, de la modernisation de l'administration et de la société, de la mise à niveau politique et démocratique, de la création et de la diffusion du savoir, de l'éducation de qualité pour tous, outre sa prédilection initiale et continue pour les grandes œuvres techniques structurantes. Telle vision et telle pratique se déclinaient tant sur le fond que dans la méthode, avec richesse et variété.
Il est impossible d'en rendre compte dans ce bref texte d'hommage. Disons, en schématisant, que la méthode alliait une triple exigence : - l'étude et la connaissance des faits ; - l'intelligence experte de la position et de la résolution des problèmes ; - l'imagination constructrice et innovante. Elle mettait aussi en synergie l'effort individuel, le travail d'équipe et la concertation élargie. Elle se référait, enfin, à la spécialisation technique et scientifique, à l'interdisciplinarité et aux valeurs éthiques, culturelles et sociales, tant nationales qu'universelles. Quant au fond, la vision et la pratique du défunt peuvent se résumer dans un grand NON au dogmatisme et au sectarisme. En vertu de la méthode susvisée, chaque problème doit trouver sa solution optimale ; chaque projet devait recevoir sa monture distinctive et son cheminement adéquat et spécifique. Pas de place aux «idées» préconçues. Pas de moule préfabriqué. Ni étatisme, ni privatisme. Ni élitisme, ni populisme, Ni technicisme, ni politique politicienne. La recette du défunt c'est qu'il n'y pas de recette : tout se construit par l'Ijtihad intellectuel, l'ingéniosité adaptée, le labeur persévérant et la consultation la plus largement participative.
Promouvoir l'excellence et combattre l'exclusion et la marginalité ; appuyer l'initiative privée et défendre un Etat fort et pérenne ; soutenir le service public et combattre la mentalité d'assisté… Tels furent, entre autres, les principes d'une vision qui refusait les pacquages idéologiques et les logiques de chapelle. Ce ne sont pas là des formules abstraites. Dans l'impossibilité de les illustrer exhaustivement, voici quelques exemples d'initiatives et d'engagements du défunt :
- jusqu'à son dernier souffle, il œuvra pour l'enseignement gratuit, obligatoire, général et de qualité pour tous les enfants marocains, jusqu'à l'âge de quinze ans ;
- il défendit de toute son énergie la généralisation de l'enseignement préscolaire pour tous les enfants âgés de quatre ans, comme gage de l'égalité des chances pour tous ;
- dans les années quatre-vingts, il fut l'un des initiateurs, sinon le pionnier, de la tarification progressive de denrées rares comme l'électricité et l'eau ; principe en vertu duquel ceux qui sont assez aisés pour en consommer davantage paient proportionnellement plus que les consommateurs modestes ;
- dès cette même époque, il défendit aussi le principe de l'usager payeur, de sorte que certains biens ou services coûteux pour la collectivité nationale soient financés par ceux qui en usent davantage que le commun des contribuables ou des citoyens en général (exemples des autoroutes et des eaux d'irrigation par grande hydraulique) ;
- dans les ministères où il prit les commandes et au niveau du système éducatif, il fit un point d'honneur de mettre sur pied des œuvres sociales de qualité au profit de centaines de milliers de serviteurs publics et de leurs familles. L'homme eut à connaître et à traiter de dossiers lourds, d'ordre stratégique, politique, technique, administratif, éducatif, scientifique, etc.
Apprécier les efforts qu'il déploya sans relâche, dans tous ces domaines, passe aussi par la prise en compte de ce qu'il affronta dans son combat citoyen :
pesanteurs sociales et administratives, adversités souterraines ou médiatisées, versatilités ou rigidités politiciennes, hésitations ou difficultés personnelles, humainement inévitables. La véritable force de feu Meziane et la grandeur de son œuvre se mesurent au fait qu'il ne fut ni un surhomme, ni un homme placé au-dessus des lois et des règles du jeu d'une société bien déterminée, à une époque bien déterminée. Cette société a été et demeure en grande mutation ou en transition : de l'archaïsme persistant à la modernité en marche ; de l'autoritarisme reculant à la démocratie en construction ; de l'ignorance massive au savoir scintillant; de l'arriération à l'émergence économique, sociale et humaine. Compte tenu de cette complexité transitionnelle, des questions se posent et rien ne sert de se les cacher. Par exemple :
- pourquoi la réforme de l'éducation, initiée et supervisée par le défunt durant une bonne douzaine d'années, tarde-t-elle à produire une école publique de bonne qualité ?
- pourquoi la réforme de l'administration, sa déconcentration et sa décentralisation, auxquelles il œuvra durant plus de trente ans, tardent-elles à s'accomplir pleinement et enregistrent même, en dehors d'acquis indéniables, des tergiversations et des reculs ?
- pourquoi le service public de qualité, accessible pour tous, surtout dans les secteurs de base (santé, éducation, logement…), auquel il voua sa pensée et son action, connaît-il encore des retards, en dépit de percées prometteuses ?
Ces questions sont troublantes. Elles interpellent les acteurs politiques et administratifs. Gageons que le destin permettra d'y revenir, avec du recul, dans un effort d'évaluation à la fois objectif, intellectuellement honnête et méthodiquement contextualisé du triple point de vue social, historique et politique.
Un tel effort aiderait à reconnaître, pour mieux les corriger, les avatars administratifs et politiques, les calculs étroits, les arrivismes qui rendent le trajet parfois pénible et les blocages tenaces, même face à un homme de la trempe de feu Abdelaziz Meziane Belfqih. Sa force aura été d'avoir innové et persévéré, d'avoir affronté des adversités, d'avoir réussi des acquis de taille, d'avoir assumé des échecs et d'avoir eu le courage d'affronter sans détour l'incertitude et l'erreur, bien humaines. Qui espérerait fréquenter et travailler avec un homme prétendument idéal, forcément irréel ? L'auteur de ces lignes tire autant de fierté d'avoir longtemps collaboré avec le défunt que d'affliction d'avoir perdu en lui un grand homme bien réel, hautement humain et performant. Un homme dont la vie et l'œuvre resteront riches d'enseignements pour tous ceux qui ont à cœur de servir cet Etat et ce peuple marocains auxquels il voua sa vie. Adieu, cher Abdelaziz.
