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Nass El Ghiwane et la fournaise du passé

Abdesselam Lerhename
Banquier à la retraite

Nass El Ghiwane et la fournaise du passé
On n'écrira jamais assez sur Nass El Ghiwane. Ils resteront, en tout temps, l'intarissable source d'inspiration des écrivains, eu égard à l'impact qu'ont eu leurs œuvres sur des générations cosmopolites. Des œuvres, ils en ont produit de sublimes dont le mérite est d'avoir été inscrites dans le futur en tant que valeur artistique authentique qui s'impose par sa force et ses dimensions. Les annales de l'histoire du Maroc ont accueilli par la grande porte, un style nouveau de la chanson, créé par un genre nouveau d'artistes, celui des "chanteurs engagés".

Nass El Ghiwane sont bien les seuls du domaine qui, dans la fougue de leur jeunesse, avaient placé l'engagement politique au-dessus de toute autre considération personnelle sans tomber dans la politique politicienne. Quatre décennies plus tard, ils continuent de produire. Génie oblige, le temps s'est mis à leur service en ancrant au fil des générations, ce symbole des années de plomb, dans la mémoire collective. Ils avaient pacifiquement récolté, durant cette période difficile et bouillonnante, tant de grogne et de frustrations par la magie de leur chant et la pertinence des mots. Ils avaient maintenu allumée en ces sombres années, la torche de l'espoir, de l'amour et de la paix. Ils annoncèrent à leur début être prêts de se sacrifier pour un si noble engagement avant de lancer plus tard, entre deux larmes, un défit :''El Ghiwane ne mourront jamais !''. Cela aurait été paradoxal s'ils n'avaient pas été visionnaires. Le temps aujourd'hui leur donne raison car Boujmiî n'avait quitté le navire que pour reprendre les commandes.

Laârbi en fera de même à peine 24 ans après, et leurs chansons portent aujourd'hui une âme à jamais éternelle, à l'issue d'un parcours audacieux et sans faute qui leur fait honneur. Tels sont ces modestes enfants d'El Hay, des graines transportées au gré des vents pour germer dans les baraques des Carrières Centrales et clore au sein de Derb Moulay Cherif, un quartier d'à-côté. Il n'est pas étonnant que le comportement de tels génies intrigue, que leurs personnages restent insaisissables pour être circonscrits dans une quelconque écriture. Ils sont à la fois proches et familiers de tous, lointains et détachés de tout. Ils possèdent une renommée internationale, mais demeurent discrets, semi-effacés. Enfin, ils étaient si vulnérables à une époque, mais ont pu braver des résistances et lancer des défis sous la verve de leurs convictions. Il est clair que les jeunes qu'ils étaient, agissaient sous l'effet d'une force qui les entrainait vers les sentiers escarpés de la contestation pour faire exploser leur art à un moment où il n'était pas permis de le faire. Ils avaient accepté de se soumettre à cette force intérieure quel qu'en soit le prix à payer en l'avouant dans Ghir Khoudouni : "Ce qui est enfoui dans mes entrailles ne me laissera pas tranquille".

Le comportement dans son ensemble de Nass El Ghiwane n'est dû, en réalité, qu'au regard qu'ils portent sur le monde. Un regard d'une profondeur qui n'a d'égale que leur sensibilité envers l'Etre dans ces actions et son environnement. En 1971, ils n'ont fait qu'exprimer le contenu de ce regard en toute humilité et en toute ingéniosité aussi. Le résultat fut surprenant. En un éclair, un raz-de-marée fut déclenché pour envahir la scène artistique du Maroc avant de faire éclater ses frontières dans un débordement sur d'autres peuples. Bilal, l'Algérien parmi d'autres, se remémore aujourd'hui non sans fierté "Je suis l'enfant d'El Ghiwane''.

Leur conquête à travers le monde ne s'est arrêtée que là où l'arabe et de surcroit le dialecte marocain, sont incompréhensibles. Il a fallu au cinéaste américain Scorsese, l'effort de se faire traduire les textes, pour mesurer l'étendue de leur génie. Un tel phénomène n'a pas eu son antécédent au pays. Le Maroc nouveau, celui des ouvertures et de l'IER, se doit d'ériger sur le plan culturel, la stature de ces artistes qui ont fait des valeurs universelles leur cheval de bataille. Ce ne sera que justice rendue à ceux qui ont magistralement chanté pour nous. Il est cependant important, voire primordial, de rappeler pour la nouvelle génération, le contexte au sein duquel Nass El Ghiwane se sont manifestés. Sans une lecture préalable d'un passé riche en événements historiques qui ont constitué l'essence même du mouvement El Ghiwane, leurs œuvres seront tout simplement taxées par nos jeunes de "jolies chansons" sans plus, ce qui reviendrait à dénaturer ces œuvres. Nass El Ghiwane, il faut bien le rappeler, sont des artistes engagés.

Ils ne chantaient pas pour amuser la galerie et faire onduler des hanches par des paroles creuses contre des cachets pour bronzer au soleil. Cette réalité n'est nullement prise en exemple sous une impression péjorative. Tout artiste de chez nous qui s'active dans la couleur de son art pour répondre au goût de son public, mérite respect, son art également. Il y a tout simplement lieu de préciser que les œuvres de Nass El Ghiwane sont une métaphore qu'imposait la conjoncture du moment. Elles s'écoutent dans la méditation et la compréhension du verbe pour en appréhender le sens dans sa dimension parfois universelle, mais toujours ramenée à une réalité ciblée, importante et émotionnelle que nos jeunes sont en droit de découvrir et d'inclure dans leur imaginaire. Cette réalité est un fragment de notre Histoire. La rappeler fidèlement à ceux qui ne l'ont pas vécue, permettrait, outre le décodage et l'appréciation des œuvres de Nass El Ghiwane, une meilleure évaluation des acquis en matière des droits humains, palpables et reconnus au Maroc nouveau. Nass El Ghiwane et leurs semblables dans d'autres domaines ont bien été derrière ces acquis concrétisés par la volonté dirigeante dans un largage progressif d'un passif pesant, bien que des revers brusques et spectaculaires furent parfois nécessaires dans l'action d'assainissement de ce passif. On ne verse toutefois pas dans la béatitude, vu que les réalités du présent s'affichent sans tenue de camouflage. Le verre n'est ni vide ni plein, de moitié.

Beaucoup de choses ont été faites et beaucoup d'autres restent à faire. Notre Rose des vents est en ce sens instructive par un Est dans tous ses états et le Nord qui érige ses Etats. Que Don Big et consorts puissent rapper à l'aise, l'effort de Nass El Ghiwane n'a pas été vain. Mais entre ces deux générations, une lacune subsiste dans l'ombre. Le chemin étant balisé, les responsables de la promotion culturelle doivent combler aujourd'hui cette lacune. L'esprit de citoyenneté en émergence chez nos jeunes n'en sera que plus cimenté, car mieux éclairés sur les étapes franchies. A leur sortie, les chansons de Nass El Ghiwane ont fait l'effet d'une déflagration dans un espace en ébullition. Les années soixante et soixante-dix furent en effet un brasier pour les pays du Tiers monde. Aussitôt libérés du joug du colonialisme, ils se retrouvèrent en tenaille dans des idéologies en vogue ces années-là. Le socialisme, le communisme et le maoïsme seraient le remède salutaire contre les injustices sociales du capitalisme inhumain, sauf que le bien-être de "l'humanité socialiste" sera plus tard sur-congelé dans le Goulag sibérien, et les victimes de la Révolution culturelle de Mao, s'étaient empressées de rendre l'âme sans goûter au bonheur communiste. De son côté, L'impérialisme américain s'était empêtré au Viêtnam qu'il quitta sans gloire, décrié de par le monde.

Des campus universitaires avaient trouvé matière à réflexion pour prôner le marxisme-léninisme comme un choix qui se veut virilisé. Dans l'enthousiasme, l'UNEM n'avait pas décelé les signes avant-coureurs de l'utopie, lorsque Ian Palac hurlait son patriotisme dans les flammes, hors de son campus, seul face aux chars russes. C'était aussi un choix, mais d'une autre dimension. L'URSS et les USA faisaient ainsi leur Guerre froide par le Tiers monde interposé. Des "élites", fraîchement endoctrinées montèrent au créneau sous la bannière socialiste, à la tête de mouvements proclamés progressistes, réactionnaires ou révolutionnaires. Dans le sang et la violence, des régimes furent renversés par des push en série. Le Maroc qui s'entêtait à maintenir sa monarchie fut pris dans le viseur. Il eu droit au statut "d'ennemi juré" de la part de ces mouvements avant-gardistes. Il fut la cible de harcèlements graves et continuels, infiltrés de l'Est avec l'attention affichée de déstabiliser le régime notamment pour sa position géostratégique.

La suspicion prit le dessus, s'étend à l'intérieur du pays et engendre des actions de répression. Celles-ci connurent parfois des débordements dramatiques. Derb Moulay Cherif est un nom que l'on se chuchotait dans l'oreille en jetant des regards obliques par la crainte. Ce lieu, parmi d'autres, a révélé ses secrets dans le cadre de l'IER sur les atrocités qui y étaient commises, les souffrances de ceux qui ont eu le malheur de s'y séjourner et les drames de leurs familles. La liberté d'expression était restreinte sauf pour parler de la pluie et du beau temps. Du fond de cette ambiance suffocante et cette atmosphère de frayeur, qu'ils décrivent "mahmouma", des jeunes sont sortis de l'ombre, poussés par leurs seules convictions, pour lancer un cri dénonçant les injustices sous toutes ses formes et la violence qui sévi. Ils manient le verbe, d'où leur nom, et le sculptent délicatement comme une flèche indienne, dans le but de véhiculer fidèlement leur message. Leurs paroles furent tranchantes. En optant pour la contestation, ils savaient qu'il s'agissait bel et bien à cette époque d'une arme de provocation massive. Ils ont évalué et accepté les risques de leur engagement en l'affichant clairement dès leur première chanson Assinya : "Que ceux qui ne me reverront plus, prieront pour mon âme". Mais en fins stratèges, ils se sont empressés de délimiter leur champ d'action et préciser leur intention : "J'aime l'Homme dans sa globalité. Je décrierai ses actions aussi fort que mon amour pour lui".

L'engagement est sans appel et ils n'ont jamais trahi à ce jour cette ligne directrice. Leurs chansons, remarquables sur tous les plans, ont été tissées au fond de leur cœur pour envelopper les nôtres. L'œuvre ne pouvait qu'être réceptive pour captiver les sentiments et fut un étonnant catalyseur durant cette période de turbulence. L'Histoire a dressé son bilan sur la période. Les idéologies dont on a tant clamé les vertus, s'étaient essoufflées et ont fini par accompagner le 09/11/1989, le Mur de Berlin à sa dernière demeure. Les "élites" de ces idéologies, ceux encore en vie, se cherchent toujours une autre identité pendant que le Maroc s'enracine dans la sienne. Les désastres causés à l'humanité par ces "élites" au nom de leurs idéologies, sont momentanément portés au passif du bilan. Des vestiges sont égarés à Tindouf où ils séquestrent une population hors de son pays dans une tentative du désespoir vouée à l'échec. En bon prince, le Maroc tend la perche pour une sortie honorable. Le passif du Maroc, dû aux exactions et débordements de la répression, a été dans sa grande majorité soldé par l'IER. Une audacieuse initiative qui a pu arracher la reconnaissance d'Amnesty International et permis au Maroc de regarder son passé sans gêne. Enfin, ce qui se chuchotait à l'oreille, se dit clairement aujourd'hui. L'expression a retrouvé sa liberté, voire même des débordements par des dérives étalées à la Une, par ceux qui "courageusement" font appel à des reporters hors frontières au moindre froncement des sourcils de la part des responsables de l'information. Il s'agit bel et bien d'un Maroc nouveau. Des étapes ont été franchies. Nass El Ghiwane les ont accompagnées en adeptes du bien.
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