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Redéfinir le Caucase

Vartan Oskanian
Ancien ministre des Affaires étrangères de l'Arménie entre 1998 et 2008.

Redéfinir le Caucase
Les tensions actuelles en Turquie entre le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan et la puissante armée turque vont-elles compliquer et retarder l'une des initiatives les plus hardies prises par ce pays depuis des années, soit les démarches entreprises pour normaliser les relations avec les Arméniens et les Kurdes ?
Bien que la révision du rôle de l'armée turque soit essentielle, si la Turquie ne parvient pas à donner suite aux ouvertures en direction des Arméniens et des Kurdes, ni à résoudre ses problèmes internes, ses relations avec ces deux peuples et les tensions dans le Caucase iront sans doute en s'aggravant. Parmi les nombreux points chauds de la région – dont le contentieux entre la Géorgie et la Russie à propos de l'Ossétie du Sud et de l'Abkhazie – le conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan à propos du Haut-Karabakh est l'un des plus périlleux.

Dans le cas de la Géorgie et de la Russie, la taille, le poids et la puissance de la fédération russe sont suffisants pour empêcher tout retour des hostilités. Il n'existe de plus aucune alliance contraignante pour compliquer la situation. La Géorgie n'est pas membre de l'Otan, et il est clair que les Etats-Unis ne se risqueront pas à un conflit avec la Russie pour la Géorgie.
Le conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan est plus délicat. Il n'est plus seulement un affrontement sans merci entre deux anciennes petites Républiques soviétiques, mais une partie intégrante du triangle Arménie-Turquie-Azerbaïdjan, qui est lui la conséquence directe du processus de normalisation entrepris par la Turquie et l'Arménie à la suite d'une rencontre entre les présidents de ces deux pays, à l'occasion d'un match de football. Ce processus dépend maintenant de l'établissement de relations diplomatiques entre ces pays, dont les protocoles ont été signés par les deux gouvernements, mais pas encore ratifiés par chacun des parlements. Faire aboutir ce processus est aujourd'hui lié à la manière dont les Arméniens et les Azéris parviendront à résoudre la question du Haut-Karabakh.

Cette confrontation tripartite larvée, à moins d'être soigneusement démêlée, comporte de nombreux risques. La Turquie, qui affiche depuis deux décennies son soutien à l'Azerbaïdjan, a publiquement conditionné son rapprochement avec l'Arménie à des concessions que ce pays devrait faire à l'Azerbaïdjan. La Turquie, membre de l'Otan, est aussi maintenant partie prenante de ce conflit et toute escalade militaire entre les Arméniens et les Azéris pourrait l'obliger à intervenir, entraînant éventuellement une ingérence de la Russie, soit en raison de ses liens bilatéraux avec l'Arménie, soit par le biais de l'Organisation du traité de sécurité collective, dont l'Arménie et la Russie sont membres. Compte tenu des préoccupations énergétiques, tout conflit en Azerbaïdjan aurait également des répercussions en Europe. L'Iran serait aussi concerné, de par ses intérêts importants dans la région.

Si aucun affrontement armé n'a eu lieu entre Arméniens et Azéris depuis plus de quinze ans, c'est uniquement grâce à deux facteurs : la perception d'un équilibre militaire entre les deux parties et l'espoir que les négociations aboutissent.
Aujourd'hui, ces deux facteurs ont évolué. Les forces en présence ne sont plus perçues comme étant égales.
L'Azerbaïdjan, qui a dépensé sans compter pour équiper son armée, pense peut-être avoir aujourd'hui le dessus. Parallèlement, les négociations qui semblent être dans l'impasse n'offrent plus le même espoir, en grande partie parce qu'elles sont liées au processus turco-arménien qui semble lui aussi enlisé.

Les protocoles diplomatiques en attente d'être ratifiés par les parlements des deux pays ont été victimes d'erreur de calculs de chacune des parties. Les Arméniens en sont venus à penser que la Turquie trouverait le moyen de concilier les intérêts de l'Azerbaïdjan avec l'ouverture turque en direction de l'Arménie, et que la Turquie ouvrirait ses frontières avec l'Arménie quels que soient les progrès enregistrés dans la question du Haut-Karabakh. Le problème est que la Turquie a fermé ses frontières précisément à cause du Haut-Karabakh, et non pour des raisons bilatérales.

La Turquie a de son côté pensé qu'en signant des protocoles d'accord avec l'Arménie et en indiquant clairement qu'elle était prête à ouvrir ses frontières, elle pourrait amadouer ou contraindre les Arméniens à résoudre plus rapidement la question du Haut-Karabakh ou à céder des territoires entourant cette région. Mais cette perspective n'est pas réaliste en l'absence d'un accord détaillé qui réponde à la plus grande crainte des Arméniens – la sécurité – et à leur principale revendication politique, à savoir une définition du statut du Haut-Karabakh.
Chaque partie semble quelque peu surprise des attentes de son interlocuteur. Il existe en fait une inquiétude croissante aujourd'hui que le règlement du conflit du Haut-Karabakh s'éloigne de jour en jour, d'une part parce que le soutien officiel de la Turquie a relevé le niveau des attentes de l'Azerbaïdjan et de l'autre parce que les Arméniens craignent qu'une collusion entre pays voisins les contraigne à adopter un accord intenable. La Turquie est face à un moment de vérité.

Le processus diplomatique turco-arménien piétine et les efforts de réconciliation du gouvernement avec l'importante minorité kurde n'aboutissent pas. La perte de confiance entre les Kurdes et les Turcs dans l'est du pays met en péril la relative stabilité qui prévalait jusqu'à maintenant, tout comme le fait de voir s'éloigner un règlement du conflit du Haut-Karabakh pourrait déboucher sur une reprise des hostilités entre Arméniens et Azéris. Mais la situation peut encore être sauvée. Les joutes oratoires permanentes entre responsables turcs et arméniens par le biais des médias ne contribuent pas à détendre la situation. Il est temps que les dirigeants des deux pays s'entretiennent directement et en privé, en prenant conscience de l'instabilité qui pourrait résulter de l'échec de l'ouverture diplomatique initiée par les deux parties. Ainsi, alors même que la Turquie doit faire face aux retombées de ses choix historiques et préciser le rôle de son armée au sein de la société, elle doit aussi redéfinir sa relation tourmentée avec l'Arménie.

La résolution adoptée récemment par la commission des Affaires étrangères de la Chambre des représentants américaine, appelant le président Obama à s'assurer que la politique étrangère américaine reflète « une compréhension et une sensibilité appropriées » concernant le génocide arménien, doit servir de rappel aux gouvernements turc et arménien que le peuple arménien n'est pas prêt à remettre en cause la réalité historique du génocide. Après tout, si la France et l'Allemagne peuvent faire face à leur histoire tourmentée, la Turquie devrait être capable de faire de même. Les deux parties doivent prendre du recul, envisager la situation en toute sérénité, reconnaître les lacunes des protocoles envisagés, répondre aux attentes minimales de la partie adverse et garder à l'esprit qu'un seul document ne suffira pas à guérir toutes les blessures et à vaincre toutes les peurs.
La communauté internationale doit soutenir ses efforts. Le problème ne doit pas être juste considéré comme l'arbitrage d'anciennes querelles. Ce qui est en jeu aujourd'hui est l'avenir d'une région essentielle à la paix en Eurasie.
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