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«Nous faisons des films pas des guerres»

Dans le cadre des Rencontres d'Averroès, Michel Khleifi, a présenté du 24 au 26 mars au Maroc, sa dernière œuvre cinématographique «Zindiq». Dans cet entretien, il porte un regard à la fois rétrospectif et introspectif sur le cinéma palestinien.

«Nous faisons des films pas des guerres»
LE MATIN : Quelles sont les particularités du cinéma dans un pays sous occupation comme la Palestine ?

MICHEL KHLEIFI :
C'est tout d'abord, le fait de raconter des histoires qui viennent de là-bas, des histoires empreintes de la sensibilité des gens qui ont vécu et qui vivent dans ce pays, observent et essayent de capter, chacun à sa manière, des images, des sons, des émotions, des sentiments, des colères, des bonheurs et des impressions… S'il y a quelque chose qui différencie le
cinéma palestinien, c'est qu'il y a de plus en plus de liberté. c'est perceptible dans les expériences des différents réalisateurs.

En 1986, le fondateur de l'Organisme du cinéma palestinien a déclaré que l'ambition était de «mettre le cinéma tout entier au service de la révolution palestinienne…» Votre cinéma s'inscrit-il dans cette optique : est-il 100% engagé ?

Cette déclaration a été faite dans le cadre du début de la révolution palestinienne. L'Organisme du cinéma palestinien regroupait différents cinéastes palestiniens, libanais, irakiens, égyptiens, syriens… qui travaillaient ensemble au service de la première étape de la révolution. Depuis, les choses ont beaucoup évolué.
L'évolution fondamentale qui a eu lieu avait trait à un phénomène externe à la révolution. A l'époque, il y a eu une sorte d'explosion des télévisions qui commençaient à devenir le médium fondamental de diffusion de l'image et du son. La télévision avait plus de moyens que les pauvres réalisateurs palestiniens de l'époque. C'est ce qui a fait que le cinéma était devenu incapable de faire face à la concurrence dans laquelle on l'a mis. C'était normal que, tout d'un coup, cette étape soit terminée. Mais elle avait le mérite de susciter chez les jeunes, y compris moi, le désir de faire des films. Pendant douze ans, j'ai participé à faire sortir le cinéma palestinien du ghetto militant. Mon projet était d'humaniser la société palestinienne et le Palestinien, qu'il soit homme, femme ou enfant, dans ses rapports au Moi, à la mémoire, à l'arbre, à l'espace et au temps. En 1987, j'ai réalisé ma première fiction «Noces en Galilée », suivie de «Cantique des pierres» en 1990 et «Contes de trois diamants» en 1996. Après moi, il y a eu une génération que je trouve très créative.

Vous avez vécu en Belgique pendant près de 40 ans notamment en tant que journaliste à la télévision et à la radio belges. Est-ce pour cela que vos tous premiers films se situent à la charnière du cinéma et du documentaire ?

J'estime qu'il n'y a pas mieux que le réel pour jeter les bases d'un bon cinéma qu'on va léguer aux générations futures. Je me suis toujours déclaré pour la culture du pauvre. Ce qui veut dire tout simplement qu'avec le peu de moyens qu'ont les pauvres, ils peuvent être créatifs, inventifs, libres et faire de belles productions que ce soit au niveau de la poésie, des beaux-arts ou du cinéma. On n'a pas besoin de grands moyens pour être créatifs. Il faut juste avoir confiance en soi, en ses potentiels et en cette énergie créatrice qu'on a. C'est ce que j'entends par la culture du pauvre, par opposition à la pauvreté de la culture. A titre d'illustration, le cinéma américain et le cinéma commercial en général disposent de beaucoup de moyens, mais quelle pauvreté de la culture ! Pire, ils imposent leur cinéma aux gens, ce qui entraîne une sorte d'aliénation.

On vous connaît plus par votre film « Noces en Galilée ». Parlez-nous en…

L'histoire est très simple. Il y a un village sous couvre-feu imposé par l'armée israélienne. On est donc face à des rapports de force évidents : il y a des dominants et des dominés, des colonialistes et des colonisés. Le film raconte l'histoire d'un vieux villageois palestinien qui réclame qu'on lève le couvre-feu pour qu'il puisse marier son fils. Le problème surgit lorsque le gouverneur militaire refuse de lui donner l'autorisation. Un de ses officiers lui suggère alors d'accepter, mais à une condition : que le gouverneur et tous ses militaires soient invités à la fête de mariage. On sait que lors des fêtes et des deuils, il y a une sorte de paix qui s'installe même avec ceux qui ont tué vos enfants. Le vieux, inspiré de sa culture, leur dit :« Vous êtes les bienvenus, je ne peux pas refuser». On voit bien que le premier s'impose avec une certaine stratégie et que l'autre accepte avec une autre stratégie. Le peuple devient l'enjeu principal de ces défis entre deux représentants de pouvoirs absolus : un pouvoir patriarcal palestinien et un pouvoir militaire israélien. Finalement, c'est le peuple qui va gagner. «Noces en Galilée» a été écrit deux ans et demi avant la première Intifada et n'est sorti que 6 mois avant celle-ci. C'est la métaphore de l'Intifada du peuple palestinien qui est dans le film, ce qui en fait un film hautement engagé.

Après plusieurs années d'absence, vous revenez en 2009 avec "Zindiq" qui, à la différence de "Noces en Galilée", surprend par son ton sombre frôlant le pessimisme. Qu'est-ce qui explique
ce "virage" en quelque sorte ?


Rien de plus normal, il y a presque 22 ans entre les deux films. Pendant cette période, il y a eu plein de guerres entre les Palestiniens eux-mêmes, comme c'est le cas aujourd'hui entre Hamas et l'Autorité palestinienne. Il y a eu également des guerres civiles de par le monde, la guerre en Irak… Le monde n'était pas réjouissant. Dernièrement, nous assistons à un nouveau printemps fait par des jeunes ayant finalement compris que le monde peut être changé. Donc, pour revenir au film, c'était en quelque sorte une plongée dans la longue nuit dans laquelle nous sommes tous entrés. Dans "Zindiq", il y a une scène très explicite dans laquelle on appelle à faire l'auto-analyse de notre groupe de société qui est plein de contradictions et de faiblesses. J'essayais donc de voir dans cette nuit. Car si on ne voit pas la nuit, on ne saura voir le jour.

Dans «Zindiq», vous relatez l'histoire d'un cinéaste palestinien qui quitte l'Europe pour Nazareth dans le but de restituer un pan de l'histoire de sa famille et de son pays. Peut-on parler d'un film autobiographique ?

Pas vraiment. C'est plus un argument pour détourner l'autobiographie et parler d'autres choses. J'engage ainsi un dialogue avec le post-modernisme et avec tous les philosophes qui soutiennent que l'individu est détaché de tout et qu'il n'y a que son présent qui compte. Moi, par contre, je dis que le passé est omniprésent.
Il y a toujours des problèmes à régler entre nous-mêmes et le passé, étant donné que nous sommes ses héritiers et que nous sommes dans l'incapacité de faire son deuil, d'où la question essentielle : comment approcher ce deuil ? Nous avons peur de ce mot et, pourtant, en arabe, «Hidad», qui est magnifique comme mot, a une signification très précise en langue arabe : c'est la limite entre le passé, le présent et le futur. Personnellement, je pense que le passé doit être une affaire d'université, de musée... bref, d'un endroit où il est possible de le traiter en toute objectivité. Car les gens sont perdus, ne savent pas où est le rapport entre eux et le passé de leurs parents et de leurs grands-parents.

«Nous faisons des films pas la guerre !», clame le protagoniste de « Zindiq». Dans le contexte palestinien, l'art peut-il être isolé de la politique et est-ce qu'il y a intérêt à les isoler ?

Pendant longtemps, on considérait la caméra comme un fusil. La caméra reste une caméra, le stylo reste un stylo. Quand le héros de « Zindiq » dit « on fait des films, nous », l'on ne sait pas s'il s'agit de films engagés ou pas, mais ça reste des films dans tous les cas, pas des guerres. Personnellement, durant ma carrière, on m'a attaqué et injurié maintes fois, comme si j'étais un guerrier, pas un artiste. Même les films les plus engagés demeurent des films, pas plus pas moins.

«Zindiq», ça veut dire quoi et pourquoi l'avez-vous choisi comme titre pour votre film ?

Il y a plusieurs niveaux d'interprétation. D'abord, si on cherche l'histoire de ce mot, on trouve qu'il remonte à des siècles plus tôt et qu'il est originaire du Proche-Orient où « Seddik » comme « Abou Bakr Asseddik » était employé pour désigner les hommes pieux qui quittent le monde pour mener une vie de dévotion et de culte.
Ce mot a immigré par la suite en Iran et a été repris par les Iraniens qui l'ont transformé à « Zadig ». Au 18e siècle, Voltaire a écrit «Zadig» où on trouve les mêmes personnages pieux, dévots, etc. Si on remonte des siècles plu tôt, on trouve que les Abbassides, quand ils sont venus, ont accepté contrairement aux Umayyades la multiplicité des ethnies et des langues qui formaient la cité musulmane à Bagdad. Déjà, se posait à l'époque la question de la séparation du pouvoir de la foi, à laquelle s'opposait farouchement la force conservatrice. Il y avait eu donc des répressions.
Ceux qui formulaient des opinions anti-conservatrices ont été qualifiés de «Zindiqs» de «Zandaqa » qui veut dire hérésie. Après la fin des empires musulmans, «Zindiq» est devenu un terme populaire qui désigne surtout les fauteurs de troubles. Moi, je m'en suis servi dans le film pour désigner celui qui nage contre-courant, qui ne prend pas le chemin de tout le monde et ne pense pas comme tout le monde : c'est l'individu contre le groupe. Comme «Don Juan» de Molière, « Zindiq» annonce l'avènement de l'individu dans notre société arabo-musulmane.
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Artiste engagé

Michel Khleifi a vu le jour en 1950 à Nazareth, une ville palestinienne située au cœur d'Israël. A 20 ans, il part faire des études à l'Institut national supérieur des arts du spectacle et des techniques de diffusion à Bruxelles d'où il obtient en 1977 un diplôme en mise en scène théâtrale, radio et de télévision. Après avoir travaillé comme journaliste à la télévision et radio belges pendant deux ans, il réalise son premier film « La mémoire fertile ». S'en suivent alors d'autres films et documentaires dans lesquels la cause palestinienne est omniprésente sous différents aspects. C'est que Michel Khelifi se définit d'abord comme un artiste engagé qui, malgré avoir vécu en Belgique pendant 40 ans, garde vivant dans son cœur l'amour de son pays et de son peuple. « Zindiq », son dernier film projeté pour la première fois au Maroc à l'Institut des Hautes Études de Management à Rabat, présente plusieurs traits de ressemblance entre le protagoniste gardé anonyme et Michel Khleifi lui-même.
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