Menu
Search
Mercredi 08 Mai 2024
S'abonner
close
Mercredi 08 Mai 2024
Menu
Search
Accueil next Fête du Trône 2006

La puissance américaine après Ben Laden

Joseph S. Nye
Professeur à Harvard. Il a écrit un livre intitulé The Powers to Lead.

La puissance américaine après Ben Laden
Quand la puissance d'un pays est prépondérante, on parle d'hégémonie. Aujourd'hui, beaucoup de spécialistes considérant la diminution de l'influence des USA dans un Moyen-Orient en pleine révolution et la montée en puissance d'autres pays évoquent le déclin de "l'hégémonie américaine". Mais le terme prête à confusion, la puissance ne suffit pas toujours à diriger les événements à sa guise. Même la mort récente de Ben Laden entre les mains des forces spéciales américaines n'indique rien en ce qui concerne l'évolution de la puissance des USA.

Pour comprendre pourquoi, examinons la situation après la Deuxième Guerre mondiale. Les USA comptaient pour un tiers de la production mondiale et avaient une prépondérance énorme dans le domaine de l'armement nucléaire. On considérait qu'il s'agissait d'une hégémonie mondiale. Pourtant, ils n'ont pu empêcher la "perte" de la Chine, le communisme en Europe de l'Est, l'impasse dans la guerre de Corée, leur défaite face au Vietcong et à Cuba ils n'ont pu renverser le régime de Castro.

Même à cette époque d'hégémonie supposée des USA, seulement 20% de leurs tentatives visant à imposer des changements à d'autres pays par la menace d'une intervention militaire ont réussi, et les sanctions économiques ont abouti dans seulement 50% des cas. Pourtant, beaucoup d'observateurs estiment que leur prépondérance est hégémonique et qu'elle est sur son déclin comme la Grande-Bretagne avant elle. Une partie de l'opinion publique américaine réagit émotionnellement à cette perspective, pourtant c'est fermer les yeux devant l'Histoire que de croire la situation figée pour l'éternité.

Le terme de "déclin" a deux acceptations différentes : le déclin absolu dans le sens d'une dégradation ou d'une perte de capacité d'utilisation efficace de son propre potentiel, et le déclin relatif, lorsqu'un pays est dépassé par un autre en terme de puissance. Ainsi au 17° siècle, la Hollande prospérait sur le plan intérieur, alors qu'elle était en déclin relatif sur le plan international du fait de la montée en puissance d'autres pays. Par contre, l'Empire romain ne s'est pas écroulé face à un autre pays, mais en raison de son délabrement intérieur et de l'invasion des barbares. Rome était alors une société agraire avec une économie peu productive, minée par des conflits internes.

Les USA connaissent des difficultés, mais leur situation n'est pas comparable à celle de l'Empire romain en déclin absolu. De même, la comparaison avec le déclin de la Grande-Bretagne est erronée. Elle avait un empire qui représentait plus du quart de l'humanité sur lequel le soleil ne se couchait jamais et sa suprématie maritime était incontestable. Mais il y a d'énormes différences entre la puissance relative de l'empire britannique et celle de l'Amérique contemporaine. Lors de la Première guerre mondiale, la Grande-Bretagne se classait seulement au quatrième rang pour son PIB, au quatrième rang pour le nombre de ses soldats et au troisième rang pour son budget militaire qui représentait 2,5 à 3,4% du PIB. C'était essentiellement des troupes locales qui dominaient l'Empire britannique.

En 1914, grâce à ses exportations de capitaux, la Grande-Bretagne a pu disposer d'une réserve importante dans laquelle puiser (certains historiens estiment que cet argent aurait dû être investi dans son industrie). Des 8,6 millions d'hommes qui composaient les forces britanniques lors de la Première Guerre mondiale, près d'un tiers ne venaient pas de Grande-Bretagne, mais du reste de l'empire.

Mais avec la montée des nationalismes, il a été de plus en plus difficile pour Londres de faire la guerre pour maintenir l'intégrité d'un empire de plus en plus coûteux à défendre. Par contre, l'Amérique avec son économie à l'échelle d'un continent a échappé depuis 1865 à une désintégration du même type. Malgré tout ce que l'on dit sur l'empire américain, les USA disposent de bien plus de degrés de liberté que la Grande-Bretagne n'en a jamais eu. Leur situation géopolitique est très différente de celle de la Grande-Bretagne à l'époque de son empire : celle-ci était confrontée à des voisins qui montaient en puissance (l'Allemagne et la Russie), tandis que l'Amérique est entourée de deux océans et de voisins bien plus faibles qu'elle.

Malgré ces différences, les Américains croient périodiquement à leur déclin. Les Pères fondateurs s'inquiétaient de comparaison avec le déclin de l'Empire romain. Par ailleurs, le pessimisme culturel est quelque chose de très américain qui s'enracine dans les racines puritaines du pays. Ainsi que le notait Charles Dickens il y a 150 ans, "Si l'on en croit ses habitants, l'Amérique est toujours déprimée, toujours en stagnation, toujours en crise, et il n'en a jamais été autrement".

Plus récemment, les sondages ont montré que beaucoup d'Américains étaient convaincus du déclin de leur pays après le lancement du Spoutnik par l'Union soviétique en 1957, lors des chocs économiques à l'époque de Nixon dans les années 1970 et après le déficit budgétaire creusé par Reagan dans les années 1980. A la fin de cette décennie, les Américains pensaient que leur pays était sur le déclin, pourtant moins de 10 ans plus tard, ils pensaient que les USA étaient la seule superpuissance. Et aujourd'hui, beaucoup croient à nouveau au déclin.

Ces cycles de "déclinisme" nous en apprennent davantage sur la psychologie américaine que sur le basculement de la puissance au niveau planétaire. Certains observateurs, dont l'historien de Harvard Niall Ferguson, estiment que "débattre des différentes étapes du déclin est peut-être une perte de temps - c'est plutôt le risque d'une décomposition rapide et inattendue [des USA] qui devrait préoccuper en priorité les dirigeants et les citoyens". Ferguson pense que le doublement de leur dette publique dans les années à venir n'érodera pas à lui tout seul leur puissance, mais que cela pourrait ébranler leur confiance quant à leur capacité à surmonter les crises.

Il a raison de dire que les USA doivent combler leur déficit budgétaire pour maintenir la confiance internationale. Ainsi que je le montre dans mon livre The Future of Power, c'est tout à fait réalisable. L'Amérique était en excédent budgétaire il y a seulement 10 ans, avant que les baisses d'impôt de George W. Bush, deux guerres et la récession ne génèrent l'instabilité. Le Forum économique mondial classe encore l'économie des USA parmi les plus performantes et le système politique, à sa manière cafouilleuse, commence lentement à s'attaquer aux changements nécessaires. Certains observateurs pensent que républicains et démocrates peuvent parvenir à un compromis avant l'élection de 2012, d'autres le voient plus probablement après l'élection. Dans un cas comme dans l'autre, les discours sur un déclin de la puissance américaine seront une fois de plus erronés.

Copyright: Project Syndicate, 2011.
www.project-syndicate.org
Lisez nos e-Papers