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Les intellectuels et la politique

Vaclav Havel
Après avoir été le dernier président de Tchécoslovaquie de 1989 à 1993, il a été président de la République tchèque de 1993 à 2003.

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Est-ce qu'un intellectuel fait de la politique du seul fait qu'il tente de regarder au-delà de l'apparence des choses, qu'il cherche à appréhender les relations, causes et effets entre différents éléments, à reconnaître les caractéristiques individuelles comme appartenant à une entité plus importante - et qu'il parvienne ainsi à une conscience plus profonde du monde et de sa responsabilité en son sein.
Dit de cette manière, je donne l'impression de considérer qu'il est du devoir de chaque intellectuel de s'engager. C'est absurde. La politique a des exigences spécifiques. Certains personnes peuvent y répondre, d'autres non, qu'il s'agisse ou pas d'intellectuels.

J'ai la conviction que le monde a besoin aujourd'hui plus que jamais de dirigeants éclairés et avisés, suffisamment audacieux et larges d'esprit pour voir au-delà de leur champ d'action immédiat, que ce soit dans le temps ou dans l'espace. Il faut des dirigeants qui veulent et peuvent s'élever au-dessus de leur propre intérêt politique et des intérêts particuliers de leur parti ou de leur Etat pour agir dans l'intérêt fondamental de l'humanité – autrement dit qui se comportent comme chacun devait le faire, même si ce comportement constitue une exception.

Jamais auparavant la politique n'a été aussi dépendante de l'instant, de l'humeur changeante de l'opinion publique et des médias. Jamais auparavant les dirigeants politiques n'ont autant été contraints de se limiter au court terme et à une perspective immédiate. J'ai l'impression que la vie de beaucoup d'entre eux procède du journal de 20 heures à la télé un soir, du dernier sondage le lendemain matin et de leur image à la télé le soir suivant. Je ne suis pas sûr que l'époque actuelle de communication de masse facilite l'émergence d'hommes politiques de la stature d'un Winston Churchill par exemple. J'en doute, bien qu'il puisse y avoir des exceptions.

Moins notre époque est favorable aux dirigeants qui ont une vision à long terme, plus nous avons besoin de dirigeants de cette trempe, et par conséquent de l'intervention sur la scène politique d'intellectuels – au moins de ceux qui répondent à ma définition. Il peut s'agir entre autres de ceux qui ne se lancent pas eux-mêmes en politique (quelle qu'en soit la raison), mais sont d'accord avec les hommes politiques qui pensent à long terme, ou tout au moins partagent les valeurs qui sous-tendent leur action.

J'entends déjà les objections : les dirigeants doivent être élus, les gens votent pour ceux qui pensent comme eux. Pour réussir en politique, il faut tenir compte de la mentalité générale, du point de vue de Monsieur Tout-le-monde. Que cela lui plaise ou non, un homme politique doit être un miroir. Qu'il ne se hasarde pas à proclamer des vérités impopulaires, même si leur reconnaissance est dans l'intérêt de l'humanité, si la majorité de son électorat n'y voit pas son bénéfice immédiat ou estime que cela va à l'encontre de ce bénéfice.

Je suis persuadé que l'essence de la politique n'est pas d'atteindre des objectifs à court terme. Un dirigeant doit aussi chercher à gagner les citoyens à ses propres idées, même impopulaires. Faire de la politique suppose de convaincre les électeurs que le dirigeant comprenne un certain nombre de choses mieux qu'eux et qu'en conséquence ils doivent voter pour lui. Les électeurs peuvent ainsi déléguer la résolution de certaines questions qu'ils appréhendent mal ou ne veulent pas traiter pour toutes sortes de raisons.
Il est vrai que tous les séducteurs de foules, les tyrans potentiels et les fanatiques utilisent cet argument. C'est ce que les communistes ont fait en se proclamant la partie la plus éclairée de la population - au nom de quoi ils se sont arrogés le droit de gouverner à leur guise.

L'art de la politique consiste à gagner l'adhésion des citoyens en faveur d'une bonne cause, même quand cet objectif va à l'encontre de leur intérêt à court terme. Cela ne doit pas les empêcher de vérifier qu'il s'agit réellement d'une bonne cause, qu'ils ne sont pas manipulés et ne courent pas à la catastrophe en faisant confiance à un dirigeant dans une recherche illusoire de prospérité.
Or certains intellectuels savent parfaitement manipuler. Ils estiment que leur être et leur intellect sont supérieurs à ceux du commun des mortels. Ils déclarent à leurs concitoyens que s'ils ne comprennent pas le génie du projet qui leur est proposé, c'est parce qu'ils ont l'esprit obtus et n'ont pas encore atteint les hauteurs où trônent les auteurs du projet. Après les épreuves que nous avons traversées durant le 20° siècle, il n'est guère difficile de comprendre combien cette attitude intellectuelle – ou plutôt pseudo-intellectuelle – est dangereuse. N'oublions pas combien d'intellectuels ont participé à la création des dictatures modernes. Un bon dirigeant est capable d'expliquer sans chercher à séduire, il cherche la vérité de ce monde en toute humilité, sans donner l'impression d'en être le propriétaire. Sans adopter pour autant un air de supériorité ou chercher à imposer quoi que ce soit à ses frères en humanité, il éveille les citoyens aux qualités qu'ils ont en eux - notamment le sens des valeurs et des intérêts qui transcendent l'individu.

Il ne cède pas à la dictature de l'humeur de l'opinion publique ou des médias, tout en faisant preuve de la plus grande transparence possible.
Pour intervenir dans la vie politique, l'intellectuel a le choix entre deux voies. Ils peut, sans trouver cela honteux ou dégradant, accepter un poste politique et l'utiliser pour faire ce qui lui semble juste - et pas simplement pour s'accrocher au pouvoir. Ou alors il peut être celui qui tend un miroir aux gens de pouvoir pour qu'ils ne s'écartent pas du droit chemin. Et surtout qu'il ne commence pas à utiliser des mots choisis pour camoufler le mal, ainsi que tant d'intellectuels l'ont fait au cours des siècles passés.

Vaclav Havel est mort le 18 décembre. C'était l'un des rares intellectuels qui ne voulait pas à tout prix se lancer en politique, mais il a été happé par la politique. En 1998, alors qu'il était président de la République tchèque, il a écrit les réflexions suivantes quant aux apports et dangers du chemin qu'il a suivi.
Copyright: Project Syndicate, 2011.
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