A travers les âges, les hommes eurent toujours un intense besoin de croire. En effet, de nos primitifs ancêtres se prosternant devant différents astres à l'homme marchant sur la lune, les croyances, de quelque nature qu'elles soient, furent un formidable mobile d'action. Pour s'en convaincre, il suffit de penser à l'Islam qui fit des faibles tribus de l'Arabie une grande civilisation ayant dominé le monde pendant des siècles. Une civilisation dont les vestiges témoignent encore d'un génie exceptionnel galvanisé par l'amour d'Allah. A l'heure actuelle, c'est une foi nouvelle qui est en train de naître. Il s'agit en l'occurrence des contestations populaires communément qualifiées de Printemps arabe. En effet, si la jeunesse arabe se révolte, c'est qu'elle est, en réalité, sous l'emprise du nouvel idéal ayant vu le jour en Tunisie. Un idéal qui, à notre sens, n'est rien d'autre qu'une religion semblable à celles qui furent à la base de tous les grands événements historiques. Certes, d'aucuns objecteront que nos jeunes sont descendus dans la rue afin de proclamer, de manière rationnelle, démocratie et liberté. Complète erreur évidemment. Car, en vérité, la révolution arabe est, en grande partie, fille des seules forces affectives et mystiques, forces sur lesquelles la raison n'a d'ailleurs aucune influence. Citons, à ce propos, le psychologue français Théodule Ribot qui affirme justement que face aux influences affectives,occupant, à ses yeux, la première place dans la vie psychique, la connaissance apparaît non comme une maîtresse, mais comme une servante.
Une servitude qui ne fera assurément que s'accentuer, dans le cas qui nous préoccupe, d'autant plus que le printemps arabe provoqua, dans tous les âmes, l'éclosion de l'espoir divinement enchanteur d'un monde arabe prospère et démocratique. Mais, avant de décortiquer le nouveau culte révolutionnaire, déterminons d'abord le sens du mot religion. A cette fin, nous allons emprunter la définition d'Emile Durkheim qui voit dans la religion « un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c'est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Eglise, tous ceux qui y adhèrent ». Partant, pour que l'on soit devant une religion, deux éléments essentiels doivent être réunis. Le premier est l'existence d'un réseau de croyances lié à certains rites et pratiques. Le second élément consiste dans la formation d'une communauté de fidèles, élément non moins important que le premier, car il laisse entendre que la religion doit être « une chose éminemment collective ». Examinons maintenant les différentes composantes de la religion révolutionnaire arabe.
Mohamed El Bouazizi : l'apôtre
Pour qu'il voie le jour, un système de croyances et de rites a besoin d'un précurseur. Il s'agit généralement de l'une de ces personnes ayant le don magique d'influencer l'âme des autres. Et qu'ils soient prophètes, apôtres, penseurs ou politiques, l'action de ces hommes fut parmi celles ayant le plus changé la marche de l'histoire. Mohamed El Bouazizi appartient désormais à cette catégorie d'hommes. Se sentant humilié, ce jeune Tunisien mit fin à sa misérable existence en s'immolant. Rappelant l'attitude de tous les martyrs qui, tout au long de l'histoire, affrontaient la mort courageusement, l'acte du Bouazizi fut le point de départ d'une foi populaire dont on ignore encore l'étendu des conséquences. Habilement exploitée, l'affaire Bouazizi fut transformée, suite à l'action d'obscurs meneurs, en un sentiment religieux se propageant, par voie de contagion mentale, dans la majorité des pays arabes et même au-delà.
A ce titre, Il convient de signaler le rôle de premier ordre joué par les différents moyens de communication, Internet et chaînes satellitaires notamment. En effet, au lieu des croyants de jadis traversant les déserts et confrontant toutes sortes de périls afin de diffuser leur foi, les apôtres de l'actuelle révolution profitent, eux, de la facile accessibilité des réseaux sociaux et de la force de frappe d'Al Jazeera pour étendre leur zone d'influence. Or, si la manière par laquelle les croyances modernes sont propagées diffère de celles de jadis, les techniques de persuasion, elles, demeurent les mêmes. Et la remarque faite par Pascal que les hommes sont presque toujours emportés à croire, non par la preuve mais par l'agrément, reste d'actualité. Ainsi en affirmant que les malheurs des pays arabes proviennent uniquement de l'avidité de leurs dirigeants, les meneurs de la révolution donnèrent une explication pour tous ceux qui peinent à comprendre leur mal-être. En la répétant, cette affirmation devient une puissante croyance pour le triomphe de laquelle des milliers de fidèles, hypnotisés par leur foi, sont prêts à mourir.
Un intense sentiment devant lequel toute persécution, quelque en soit la cruauté, demeure inefficace. Et les scènes des jeunes Tunisiens et Egyptiens affrontant sans crainte les balles réelles des snipers prouvent, une fois encore, que la violence ne fait que favoriser la propagation des croyances. C'est par des croyances, et nullement par des fusils, que l'on arrive à anéantir d'autres croyances.
Le peuple : le sacré
Selon Durkheim, le trait distinctif de la pensée religieuse est la division du monde en deux domaines comprenant l'un tout ce qui est sacré, l'autre tout ce qui est profane. Mais, par choses sacrées, l'illustre sociologue précise qu'il ne faut pas entendre simplement les esprits, un rocher, un arbre, une source, un caillou, une pièce de bois, une maison, en un mot une chose quelconque peut être sacrée.
Dans la révolution arabe, c'est la volonté populaire qui constitue le domaine du sacré. En astreignant, en effet, Ben Ali à abdiquer, les Tunisiens firent du peuple une nouvelle divinité. Et bien qu'il soit difficile à circonscrire, le peuple est transformé en une entité mystique disposant de tous les pouvoirs. Il est l'être supérieur qui n'a pas à rendre compte de ses actes. Il est également une personnalité qui ne se trompe jamais car douée d'une sagesse inégalée. C'est ce qui implique de se prosterner humblement devant toutes ses décisions. Ainsi si le peuple, ou plus précisément la minorité bruyante qui prétend le représenter, veut renverser un gouvernement, même démocratiquement élu, on doit s'incliner devant cette volonté. «Ecoute la voix du peuple, écrit un éditorialiste marocain, car la vérité vient toujours de la rue ». Que le changement proclamé ait de mauvaises répercussions sociales et économiques, importe peu ; les foules, elles, ne se préoccupent nullement des conséquences lointaines de leurs actes. C'est dans cette même logique que l'on assiste, par exemple au jugement, dans un même procès, et de Hosni Moubarak et de ses deux fils et ce malgré l'absence, à notre entendement, de tout lien de connexion entre les infractions qu'ils auraient dû commettre. Rien de surprenant, là aussi, puisque il ne s'agit que de l'un des diktats de la suprême volonté révolutionnaire auxquels l'on doit, évidemment, se conformer sans discussion. Face au peuple, fétiche vénéré des multitudes car doué d'une puissance surhumaine, se dresse un être maléfique, voire démoniaque, qu'il faut à tout prix détruire : le régime.
Le but étant d'édifier de nouvelles institutions purifiées de toutes souillures. Cependant, vu l'impossibilité pour la quasi-totalité des révoltés de comprendre les notions abstraites, et puisque les foules ne raisonnent que par images, il était indispensable de personnifier le régime, de lui donner un corps et un nom. C'est ce qui explique le processus de diabolisation mené à l'égard des chefs d'Etat ainsi qu'à l'égard de leurs proches collaborateurs. Un processus ayant débuté avec la désignation du président déchu Ben Ali, son épouse ainsi que les proches de celle-ci comme étant la source de tous les malheurs du peuple tunisien. Après la fuite de Ben Ali, c'était aux impies pro-régime d'être frappés d'anathème. C'est dans ce sens qu'intervient la promulgation d'un décret-loi interdisant à toutes les personnes ayant occupé des responsabilités au sein du RCD ainsi que toutes celles ayant appelé l'ex-président à briguer un autre mandat de se présenter aux élections de l'assemblée constituante.
Une sorte d'excommunication politique qui s'explique par la volonté des protecteurs du temple révolutionnaire de purifier les institutions naissantes du souvenir de l'ancien régime malfaisant. En Egypte c'est l'ancien Raïs, ses deux fils et son ministre de l'Intérieur qui prirent la place de Satan. Et l'image des révolutionnaires égyptiens soulevant leurs chaussures après l'un des discours de Moubarak rappelle étrangement l'attitude de l'exorciste chrétien brandissant son crucifix dans le but de chasser le démon du corps d'un possédé. Mais c'est assurément le colonel Kadhafi, seul dirigeant ayant pu tenir des propos blasphématoires envers les révolutionnaires libyens, qui mérite le mieux le qualificatif de « prince des ténèbres ». Un diable qui plus est sanguinaire, vu l'extrême barbarie dont il fit preuve en menant des raids contre les populations civiles. Toutefois, force est de constater que, dans certains cas, ce n'est point le chef de l'Etat mais d'autres personnalités appartenant au cercle fermé du pouvoir qui firent l'objet de la vindicte populaire.
Les places publiques : les lieux de culte
Pour qu'elle soit une religion, une foi doit s'appuyer nécessairement, en plus des croyances, sur un ensemble de rites, c'est-à-dire, une multitude de cérémonies, de gestes et de symboles. Des cérémonials qui constituent des manières d'agir dont le but est de mettre les dogmes en mouvement en leur donnant une vie. Dans la révolution arabe, ces rituels acquièrent, dès les premiers jours, une importance prépondérante. Une myriade de pratiques qui s'étend des chants révolutionnaires aux rites sacrificiels en passant par le renversement des symboles diaboliques du régime, les danses, les manifestations, les meetings ainsi que par les messes hebdomadaires célébrées dans les places publiques, transformées en de véritables lieux de culte. Tous ces rites ont pour finalité, en plus d'insuffler une vie dans les croyances révolutionnaires, de renforcer les liens existant entre les membres de la communauté des révoltés. C'est le cas notamment des prières consistant, à nos yeux, à déclamer de manière répétitive des formules incantatoires, telles que le fameux slogan : le peuple veut renverser le régime. Ayant une puissance sainte et divine, ces formules sont en mesure de réaliser une parfaite communion entre les révoltés, les métamorphosant, par l'occasion, en un seul être supérieur doué d'une force invincible.
Une sorte de fusion spirituelle qui laisse chaque fidèle goûter à l'ineffable joie de s'élever au-dessus de toutes les choses profanes, y compris ses maître d'hier, de ne plus sentir ses limites ; sanctifié, il est maintenant détenteur d'un pouvoir absolu capable d'exaucer tous les désirs.Aux prières, rite de caractère passif, s'ajoutent d'autres cérémonials de nature active traduisant le mieux l'irrésistible force de la divinité naissante. C'est le cas, par exemple, des pratiques visant le bannissement de toutes traces du régime combattu. Ainsi l'un des premiers actes des révolutionnaires égyptiens fut celui de briser avec ferveur les portraits géants érigés en la gloire de Moubarak.
En Libye, où le désir de rompre avec l'ère de la Jamahiriya est le plus intense, on a assisté, non seulement à l'autodafé de la bible verte de Kadhafi, mais aussi à l'utilisation de l'ancien drapeau du royaume comme emblème de l'insurrection et à l'adoption d'un nouvel hymne national. Dans ce même cadre, et en examinant de près le procès de Moubarak, nous pouvons voir dans l'image hautement symbolique de l'ex-président traduit en justice sur un lit médical un simple sacrifice propitiatoire destiné, en premier lieu, à implorer la clémence de la nouvelle divinité toujours en colère.
L'espoir de prospérer : le paradis rêvé
Dans les développements précédents nous avons tenté, quoi que de manière sommaire, d'examiner les éléments constitutifs de la religion du Printemps arabe. Mais, bien que jouant un rôle de premier ordre, ces composantes demeureront, à elles seules, sans aucun effet sur les foules. Pour qu'elle soit en mesure de subjuguer les âmes, une croyance doit, de surcroît, être chargée d'espérance. Elément psychologique indispensable pour la propagation de tout dogme, cet espoir d'une récompense future est, en vérité, le véritable mobile ayant poussé une partie de la population arabe à sortir dans la rue. Et nous pouvons affirmer que l'espoir guidant les fidèles du culte révolutionnaire vers les places publiques, où l'on leur promet un paradis terrestre plein de félicité, est le même sentiment qui conduit des millions d'hindous, assoiffés de pureté, aux bords du Gange dont les eaux sacrées les lavent de tous les pêchés. Or, s'il existe une étroite analogie entre les ressorts psychologiques de la foi printanière et ceux des autres grandes religions, leur durée de vie, elle, sera, sans doute, bien différente. Une dissemblance que nous croyons pouvoir expliquer par l'action de l'expérience qui a toujours démontré le caractère illusoire des promesses révolutionnaires.
En effet, complètement indifférentes aux lois régissant les sociétés, les croyances actuelles sont en train de conduire certains pays arabes à un tel degré de faillite économique et de misère que l'on sera, bientôt, condamné à les abandonner. Cependant, le Printemps arabe ne disparaîtra pas sans laisser des marques indélébiles sur les pages de notre histoire. Car si la révolution n'aurait vraisemblablement que d'infimes répercussions sur le vécu des citoyens arabes, elle a, néanmoins, engendré un intérêt grandissant pour les affaires politiques, notamment de la part des jeunes. Un changement de mentalité qui aurait pour conséquence le remplacement des élites politiques actuelles par de nouvelles ayant l'opportunité de participer à cette entreprise de longue haleine qui consiste à nous libérer, peu à peu, du côté sombre de l'héritage de nos ancêtres. Une entreprise que l'on nome développement. Par ailleurs, la révolution est certainement en train de favoriser l'éclosion de nouvelles idées qu'écrivains, philosophes, poètes, cinéastes et mêmes législateurs auront l'occasion de symboliser dans leurs œuvres.
Une servitude qui ne fera assurément que s'accentuer, dans le cas qui nous préoccupe, d'autant plus que le printemps arabe provoqua, dans tous les âmes, l'éclosion de l'espoir divinement enchanteur d'un monde arabe prospère et démocratique. Mais, avant de décortiquer le nouveau culte révolutionnaire, déterminons d'abord le sens du mot religion. A cette fin, nous allons emprunter la définition d'Emile Durkheim qui voit dans la religion « un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c'est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Eglise, tous ceux qui y adhèrent ». Partant, pour que l'on soit devant une religion, deux éléments essentiels doivent être réunis. Le premier est l'existence d'un réseau de croyances lié à certains rites et pratiques. Le second élément consiste dans la formation d'une communauté de fidèles, élément non moins important que le premier, car il laisse entendre que la religion doit être « une chose éminemment collective ». Examinons maintenant les différentes composantes de la religion révolutionnaire arabe.
Mohamed El Bouazizi : l'apôtre
Pour qu'il voie le jour, un système de croyances et de rites a besoin d'un précurseur. Il s'agit généralement de l'une de ces personnes ayant le don magique d'influencer l'âme des autres. Et qu'ils soient prophètes, apôtres, penseurs ou politiques, l'action de ces hommes fut parmi celles ayant le plus changé la marche de l'histoire. Mohamed El Bouazizi appartient désormais à cette catégorie d'hommes. Se sentant humilié, ce jeune Tunisien mit fin à sa misérable existence en s'immolant. Rappelant l'attitude de tous les martyrs qui, tout au long de l'histoire, affrontaient la mort courageusement, l'acte du Bouazizi fut le point de départ d'une foi populaire dont on ignore encore l'étendu des conséquences. Habilement exploitée, l'affaire Bouazizi fut transformée, suite à l'action d'obscurs meneurs, en un sentiment religieux se propageant, par voie de contagion mentale, dans la majorité des pays arabes et même au-delà.
A ce titre, Il convient de signaler le rôle de premier ordre joué par les différents moyens de communication, Internet et chaînes satellitaires notamment. En effet, au lieu des croyants de jadis traversant les déserts et confrontant toutes sortes de périls afin de diffuser leur foi, les apôtres de l'actuelle révolution profitent, eux, de la facile accessibilité des réseaux sociaux et de la force de frappe d'Al Jazeera pour étendre leur zone d'influence. Or, si la manière par laquelle les croyances modernes sont propagées diffère de celles de jadis, les techniques de persuasion, elles, demeurent les mêmes. Et la remarque faite par Pascal que les hommes sont presque toujours emportés à croire, non par la preuve mais par l'agrément, reste d'actualité. Ainsi en affirmant que les malheurs des pays arabes proviennent uniquement de l'avidité de leurs dirigeants, les meneurs de la révolution donnèrent une explication pour tous ceux qui peinent à comprendre leur mal-être. En la répétant, cette affirmation devient une puissante croyance pour le triomphe de laquelle des milliers de fidèles, hypnotisés par leur foi, sont prêts à mourir.
Un intense sentiment devant lequel toute persécution, quelque en soit la cruauté, demeure inefficace. Et les scènes des jeunes Tunisiens et Egyptiens affrontant sans crainte les balles réelles des snipers prouvent, une fois encore, que la violence ne fait que favoriser la propagation des croyances. C'est par des croyances, et nullement par des fusils, que l'on arrive à anéantir d'autres croyances.
Le peuple : le sacré
Selon Durkheim, le trait distinctif de la pensée religieuse est la division du monde en deux domaines comprenant l'un tout ce qui est sacré, l'autre tout ce qui est profane. Mais, par choses sacrées, l'illustre sociologue précise qu'il ne faut pas entendre simplement les esprits, un rocher, un arbre, une source, un caillou, une pièce de bois, une maison, en un mot une chose quelconque peut être sacrée.
Dans la révolution arabe, c'est la volonté populaire qui constitue le domaine du sacré. En astreignant, en effet, Ben Ali à abdiquer, les Tunisiens firent du peuple une nouvelle divinité. Et bien qu'il soit difficile à circonscrire, le peuple est transformé en une entité mystique disposant de tous les pouvoirs. Il est l'être supérieur qui n'a pas à rendre compte de ses actes. Il est également une personnalité qui ne se trompe jamais car douée d'une sagesse inégalée. C'est ce qui implique de se prosterner humblement devant toutes ses décisions. Ainsi si le peuple, ou plus précisément la minorité bruyante qui prétend le représenter, veut renverser un gouvernement, même démocratiquement élu, on doit s'incliner devant cette volonté. «Ecoute la voix du peuple, écrit un éditorialiste marocain, car la vérité vient toujours de la rue ». Que le changement proclamé ait de mauvaises répercussions sociales et économiques, importe peu ; les foules, elles, ne se préoccupent nullement des conséquences lointaines de leurs actes. C'est dans cette même logique que l'on assiste, par exemple au jugement, dans un même procès, et de Hosni Moubarak et de ses deux fils et ce malgré l'absence, à notre entendement, de tout lien de connexion entre les infractions qu'ils auraient dû commettre. Rien de surprenant, là aussi, puisque il ne s'agit que de l'un des diktats de la suprême volonté révolutionnaire auxquels l'on doit, évidemment, se conformer sans discussion. Face au peuple, fétiche vénéré des multitudes car doué d'une puissance surhumaine, se dresse un être maléfique, voire démoniaque, qu'il faut à tout prix détruire : le régime.
Le but étant d'édifier de nouvelles institutions purifiées de toutes souillures. Cependant, vu l'impossibilité pour la quasi-totalité des révoltés de comprendre les notions abstraites, et puisque les foules ne raisonnent que par images, il était indispensable de personnifier le régime, de lui donner un corps et un nom. C'est ce qui explique le processus de diabolisation mené à l'égard des chefs d'Etat ainsi qu'à l'égard de leurs proches collaborateurs. Un processus ayant débuté avec la désignation du président déchu Ben Ali, son épouse ainsi que les proches de celle-ci comme étant la source de tous les malheurs du peuple tunisien. Après la fuite de Ben Ali, c'était aux impies pro-régime d'être frappés d'anathème. C'est dans ce sens qu'intervient la promulgation d'un décret-loi interdisant à toutes les personnes ayant occupé des responsabilités au sein du RCD ainsi que toutes celles ayant appelé l'ex-président à briguer un autre mandat de se présenter aux élections de l'assemblée constituante.
Une sorte d'excommunication politique qui s'explique par la volonté des protecteurs du temple révolutionnaire de purifier les institutions naissantes du souvenir de l'ancien régime malfaisant. En Egypte c'est l'ancien Raïs, ses deux fils et son ministre de l'Intérieur qui prirent la place de Satan. Et l'image des révolutionnaires égyptiens soulevant leurs chaussures après l'un des discours de Moubarak rappelle étrangement l'attitude de l'exorciste chrétien brandissant son crucifix dans le but de chasser le démon du corps d'un possédé. Mais c'est assurément le colonel Kadhafi, seul dirigeant ayant pu tenir des propos blasphématoires envers les révolutionnaires libyens, qui mérite le mieux le qualificatif de « prince des ténèbres ». Un diable qui plus est sanguinaire, vu l'extrême barbarie dont il fit preuve en menant des raids contre les populations civiles. Toutefois, force est de constater que, dans certains cas, ce n'est point le chef de l'Etat mais d'autres personnalités appartenant au cercle fermé du pouvoir qui firent l'objet de la vindicte populaire.
Les places publiques : les lieux de culte
Pour qu'elle soit une religion, une foi doit s'appuyer nécessairement, en plus des croyances, sur un ensemble de rites, c'est-à-dire, une multitude de cérémonies, de gestes et de symboles. Des cérémonials qui constituent des manières d'agir dont le but est de mettre les dogmes en mouvement en leur donnant une vie. Dans la révolution arabe, ces rituels acquièrent, dès les premiers jours, une importance prépondérante. Une myriade de pratiques qui s'étend des chants révolutionnaires aux rites sacrificiels en passant par le renversement des symboles diaboliques du régime, les danses, les manifestations, les meetings ainsi que par les messes hebdomadaires célébrées dans les places publiques, transformées en de véritables lieux de culte. Tous ces rites ont pour finalité, en plus d'insuffler une vie dans les croyances révolutionnaires, de renforcer les liens existant entre les membres de la communauté des révoltés. C'est le cas notamment des prières consistant, à nos yeux, à déclamer de manière répétitive des formules incantatoires, telles que le fameux slogan : le peuple veut renverser le régime. Ayant une puissance sainte et divine, ces formules sont en mesure de réaliser une parfaite communion entre les révoltés, les métamorphosant, par l'occasion, en un seul être supérieur doué d'une force invincible.
Une sorte de fusion spirituelle qui laisse chaque fidèle goûter à l'ineffable joie de s'élever au-dessus de toutes les choses profanes, y compris ses maître d'hier, de ne plus sentir ses limites ; sanctifié, il est maintenant détenteur d'un pouvoir absolu capable d'exaucer tous les désirs.Aux prières, rite de caractère passif, s'ajoutent d'autres cérémonials de nature active traduisant le mieux l'irrésistible force de la divinité naissante. C'est le cas, par exemple, des pratiques visant le bannissement de toutes traces du régime combattu. Ainsi l'un des premiers actes des révolutionnaires égyptiens fut celui de briser avec ferveur les portraits géants érigés en la gloire de Moubarak.
En Libye, où le désir de rompre avec l'ère de la Jamahiriya est le plus intense, on a assisté, non seulement à l'autodafé de la bible verte de Kadhafi, mais aussi à l'utilisation de l'ancien drapeau du royaume comme emblème de l'insurrection et à l'adoption d'un nouvel hymne national. Dans ce même cadre, et en examinant de près le procès de Moubarak, nous pouvons voir dans l'image hautement symbolique de l'ex-président traduit en justice sur un lit médical un simple sacrifice propitiatoire destiné, en premier lieu, à implorer la clémence de la nouvelle divinité toujours en colère.
L'espoir de prospérer : le paradis rêvé
Dans les développements précédents nous avons tenté, quoi que de manière sommaire, d'examiner les éléments constitutifs de la religion du Printemps arabe. Mais, bien que jouant un rôle de premier ordre, ces composantes demeureront, à elles seules, sans aucun effet sur les foules. Pour qu'elle soit en mesure de subjuguer les âmes, une croyance doit, de surcroît, être chargée d'espérance. Elément psychologique indispensable pour la propagation de tout dogme, cet espoir d'une récompense future est, en vérité, le véritable mobile ayant poussé une partie de la population arabe à sortir dans la rue. Et nous pouvons affirmer que l'espoir guidant les fidèles du culte révolutionnaire vers les places publiques, où l'on leur promet un paradis terrestre plein de félicité, est le même sentiment qui conduit des millions d'hindous, assoiffés de pureté, aux bords du Gange dont les eaux sacrées les lavent de tous les pêchés. Or, s'il existe une étroite analogie entre les ressorts psychologiques de la foi printanière et ceux des autres grandes religions, leur durée de vie, elle, sera, sans doute, bien différente. Une dissemblance que nous croyons pouvoir expliquer par l'action de l'expérience qui a toujours démontré le caractère illusoire des promesses révolutionnaires.
En effet, complètement indifférentes aux lois régissant les sociétés, les croyances actuelles sont en train de conduire certains pays arabes à un tel degré de faillite économique et de misère que l'on sera, bientôt, condamné à les abandonner. Cependant, le Printemps arabe ne disparaîtra pas sans laisser des marques indélébiles sur les pages de notre histoire. Car si la révolution n'aurait vraisemblablement que d'infimes répercussions sur le vécu des citoyens arabes, elle a, néanmoins, engendré un intérêt grandissant pour les affaires politiques, notamment de la part des jeunes. Un changement de mentalité qui aurait pour conséquence le remplacement des élites politiques actuelles par de nouvelles ayant l'opportunité de participer à cette entreprise de longue haleine qui consiste à nous libérer, peu à peu, du côté sombre de l'héritage de nos ancêtres. Une entreprise que l'on nome développement. Par ailleurs, la révolution est certainement en train de favoriser l'éclosion de nouvelles idées qu'écrivains, philosophes, poètes, cinéastes et mêmes législateurs auront l'occasion de symboliser dans leurs œuvres.
