La culture, c'est important même dans les moments de rigueur budgétaire et de très fortes attentes des autres secteurs, car lorsque l'on évoque la culture, on parle à la fois de libertés fondamentales, d'enjeux sociaux, économiques et politiques. C'est dire que la feuille de route du nouveau ministre est très attendue, car elle nous permettra de « jauger » sa réelle capacité d'initiative et le bien-fondé des objectifs qui intéressent d'autres départements comme le tourisme, l'éducation, la communication, la santé et les collectivités locales. Avec le projet de régionalisation avancée, l'articulation entre les missions de l'Etat et celle des collectivités locales doit également être trouvée sans que l'on confonde décentralisation et désengagement de l'Etat. Car s'il est un domaine qui ne doit pas être soumis aux seules lois du marché, c'est bien en effet celui de la création de la production et de la diffusion des œuvres culturelles.
Et s'il est des priorités à prioriser, c'est celles du soutien à la création même si les initiatives culturelles doivent aussi émaner du privé et des ONG, de la démocratisation de l'accès à la culture et l'aménagement culturel des territoires riches d'un formidable patrimoine qu'il faut recenser et mettre en évidence. Cela passe par le développement des actions et des équipements culturels dans les régions, par des contrats Etat-région et par une véritable décentralisation culturelle. Cela passe bien sûr par des moyens, mais aussi par une véritable politique d'ouverture et de synergie d'une action interministérielle qui aura tant manqué et par la mobilisation des acteurs des établissements et des institutions culturelles ! En un mot, ce qu'il faudrait, comme le souligne dans cet entretien ce passionné de culture qu'est Azzouz Tnifass, c'est «d'abord changer de logiciel et épargner le secteur des querelles stériles sur les particularités. Tout ce que l'histoire nous a légué est déterminant pour la culture marocaine. Il y a trois grands chantiers qui, dit-il, attendent une vision confiante et ambitieuse de la place de la culture dans le nouveau projet de société que nous sommes en train d'engager.
Le premier est celui qui permet de crédibiliser le choix du Maroc pour la régionalisation. Aider chaque région à redéfinir son identité, par la création de nouveaux contenus culturels et la valorisation de ses patrimoines matériel et immatériel. Le deuxième chantier c'est la lutte contre l'analphabétisme culturel, qui nous prémunit contre la dissolution de notre identité, et offre la possibilité de dialoguer avec les autres d'une manière riche et créative. Le troisième chantier consiste en une nouvelle perception de notre culture, qu'il faut désormais considérer comme une richesse, au même titre que les phosphates, sinon plus, et dans ce sens il propose la tenue des assises de la Culture. Je suis intimement convaincu, dit encore A. Tnifass, auteur de monographies sur la peinture marocaine qui vient de publier “L'esprit de Marrakech”, «que s'il y a une volonté politique à tous les niveaux, la culture marocaine peut générer des dizaines de milliers d'emplois, amplifiée par la culture numérique qui peut être une extraordinaire chance pour la culture au Maroc».
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Voici l'entretien avec Azzouz Tnifass, expert culturel, commissaire d'événements culturels nationaux et internationaux
La culture marocaine ne joue pas efficacement son rôle dans le rayonnement de notre pays, sauf à de rares moments comme celui de l'année du Maroc en France.
LE MATIN : Sans faire d'évaluation précise et sans mesurer les résultats de la politique culturelle telle que pratiquée par les derniers ministères, pourriez-vous faire non pas un bilan mais un constat de la politique culturelle dans ses différents domaines, du livre, du cinéma, la musique, le théâtre ou globalement ?
AZZOUZ TNIFASS : Malheureusement, à tous les aspects de notre culture se posent des problèmes inquiétants. Une sorte de dégradation générale qui tient à la disparition de la fascination des jeunes générations pour la culture, remplacée par un engouement pour le divertissement, qui vient souvent d'ailleurs. Les dernières études sur la lecture, le cinéma et le théâtre sont catastrophiques. Demain il n'y aura plus qu'une trentaine de salles de cinéma en activité, le théâtre a perdu son public, les jeunes ne touchent plus de livre à part ceux qui sont aux programmes. Seule la musique populaire semble résister comme elle peut. Ce phénomène de désamour pour la culture est général à toute la planète, mais certains pays ont pris la mesure de ce bouleversement. Aujourd'hui seules la religion et l'histoire continuent efficacement à cimenter notre nation, mais la part de la culture commence à manquer. Vu ainsi, le problème de la culture au Maroc déborde les prérogatives du seul ministère de la Culture.
Comment expliquer ce désenchantement ?
D'abord par le déclassement de la connaissance en général, aujourd'hui on est dans le paraître et non plus dans l'être. Ensuite, pour un tas de raisons, nos artistes ont cessé de nous éblouir, celle qui me semble la plus déterminante c'est que l'émotionnel artistique est passé de l'oreille vers l'œil. Nous ne nous sommes pas préparés à ce changement dans la réception de la culture par le visuel. Le désintérêt des jeunes pour le patrimoine, un des plus riches au monde, vient du déficit de sa mise en image à la hauteur de l'esthétique générale, qu'ils reçoivent par le parabole.
Quels sont les axes qui selon vous sont prioritaires ?
D'abord il faut changer de logiciel, la culture n'est plus mobilisée par les anciennes idéologies, et il lui faut aussi épargner les querelles stériles sur les particularités. Tous ce que l'histoire nous a légué est déterminant pour la culture marocaine.
Il y a trois grands chantiers qui attendent une vision confiante et ambitieuse de la place de la culture dans le nouveau projet de société que nous sommes en train d'engager. Le premier est celui qui permet de crédibiliser le choix du Maroc pour la régionalisation. Aider chaque région à redéfinir son identité, par la création de nouveaux contenus culturels et la valorisation de ses patrimoines matériel et immatériel. Chaque région doit se présenter aux Marocains et au monde entier. Des films documentaires sur ses moussems, sur les collections de ces objets du terroir, sur sa gastronomie. Chaque région doit avoir des petits musées spécialisés, un centre d'art dramatique avec son école. Le deuxième chantier c'est la lutte contre l'analphabétisme culturel, qui nous garantie contre la dissolution de notre identité, et offre la possibilité de dialoguer avec les autres d'une manière riche et créative. Qu'est-ce qu'un jeune marocain peut dire à un jeune étranger, s'il reçoit tout son sens de l'émerveillement au monde d'ailleurs, c'est-à-dire par Internet et la parabole. Seule sa famille continue à lui envoyer des signes de son appartenance, et ce n'est pas suffisant surtout dans les centres urbains. D'ailleurs, qu'est-ce qui peut le protéger contre toute déviation, déraciné comme il est. Le troisième chantier consiste dans une nouvelle perception de notre culture, qu'il faut désormais considérer comme une richesse, au même titre que les phosphates, sinon plus. En effet, la culture marocaine produit déjà de la richesse et crée des emplois, mais il nous faut envisager des objectifs nettement plus ambitieux. Sous l'étendard du label gastronomie marocaine, des jeunes bien formés peuvent aller à la conquête du monde. Nous sommes peut être aussi les meilleurs conservateurs du régime méditerranéen si conseillé par les diététiciens, et il nous faut en tirer avantage. La richesse des rythmes musicaux n'est pas totalement exploitée pour faire du Maroc une des bases de la world music. Les objets marocains sont prisés partout, et pour preuve le succès de leur présentation dans de hauts lieux du commerce comme chez Harod's ou les galeries Lafayette. Le ministère de la Culture ne peut réussir seul cette révolution. Il faut rapidement organiser les assises de la culture marocaine et qu'elles soient légitimées par l'implication de tout le gouvernement. La feuille de route qui en sortira doit obliger tout les départements de l'Etat ainsi que les acteurs de la société civile. Il faut réanimer et adapter le Conseil supérieur de la culture, et lui adjoindre d'autres départements comme le tourisme et l'artisanat, les universités et impliquer davantage le secteur audiovisuel, pour en faire une force de frappe de notre culture. Les collectivités locales et le ministère sont déjà présents dans ce conseil qui fait la belle au bois dormant.
Qu'en est-il de l'adaptation de notre politique culturelle à l'ouverture au monde ?
Il faut repenser l'idée de l'exception culturelle, car les autres cultures s'introduisent chez nous de partout. Le Maroc a des arguments extraordinaires pour exister et briller sur la scène culturelle mondiale. L'épaisseur de notre histoire et notre créativité canalisée nous donne un avantage certain, que nous feignons d'ignorer. Il faut que nous arrêtions notre déni de soi collectif, si nous voulons gagner cette bataille de la mondialisation culturelle. Au moment où le monde entier est à la recherche de l'authentique, dont nous disposons plus que les autres, nous détournons notre regard. Je prends pour exemple ce qui s'est passé à Marrakech, maintenant la sagesse reprend ses droits; nous n'avons pas compris pourquoi des étrangers célèbres se sont installés dans cette ville. Au lieu d'ouvrir le débat avec eux, nous avons très mal interprété leurs intentions et nous avons essayé de faire de Marrakech une sorte de Marbella continentale, alors que c'est son authenticité qui était appréciée par ses visiteurs célèbres.
Qu'en est-il de l'impact de ce qui sera demain un basculement numérique ?
La culture numérique peut s'avérer une extraordinaire chance pour la culture au Maroc, si nous réussissons à créer des contenus culturels adaptés à Internet. Pour les trois chantiers que j'ai évoqués, Internet peut aider à valoriser les richesses des régions, à démocratiser les pratiques culturelles et artistiques en les rendant accessibles partout, et enfin à montrer au reste du monde ce que nous sommes capables de réaliser comme ravissements. Pour cela nous devons convertir très rapidement la colossale connaissance de nous-mêmes sur papier en fonds numériques spécialisés. Il y a quelques années j'ai animé une conférence pour les représentants de la communauté juive marocaine, de ceux qui ne sont pas nés au Maroc. Je pense qu'ils avaient apprécié mon propos sur la culture, et ça m'a donné l'idée de proposer un site web où seront proposées des conférences de nos meilleurs chercheurs. Le projet est toujours au ministère des MRE.
Comment redonner du souffle à ce secteur et en faire notre pétrole, pour être un gisement d'activités et d'emplois ?
Je rappellerai ici une évidence : la culture marocaine en général jouit d'un capital formidable de sympathie à l'échelle de la planète, souvent on est étonné par cela surtout quand ça vient de pays lointains. La Morrocan touch est devenue un label mondial qu'il nous faut protéger et capitaliser. Des célébrités mondiales en sont fans, et nous devons montrer plus d'exigence dans la valorisation de nos savoir-vivre, nos savoir-faire. Sur chaque segment de ce colossal patrimoine, réunir les intelligences pour exiger et récompenser l'excellence. Je me permets de rappeler ici, qu'au ministère de la Culture se trouve de grands spécialistes, comme Ali Amahan, Ahmed Skounti, Abdelaziz Touri, etc, et même ceux qui sont à la retraite, comme Ahmed Badri et Mohamed Haddaoui, ils sont de la maison comme on dit. Je vais vous dire ce qui m'a motivé le plus à rester au ministère de la Culture, c'est la rencontre de gens extraordinaires, et ici je veux rendre hommage à quelqu'un qui était mon maître : Houcine Kasri. Tous ces grands chercheurs ne sont que rarement impliqués dans les choix stratégiques pour notre culture. Pour réussir ce plan Marshall pour notre culture et en faire un levier de notre développement, il faut commencer par faire un appel d'offres à idées au niveau des régions, et au niveau national. J'ai collaboré à Lille, capitale culturelle de l'Europe, et c'est ce que les décideurs de cet événement ont fait, et l'édition de Lille est toujours la meilleure de toutes. La région du nord de la France, quasi sinistrée à la fin des années 70, a utilisé pleinement la culture pour émerger de nouveau. Ce choix s'est avéré gagnant. Les meilleures idées sélectionnées de cet appel d'offres seront confiées à des jeunes, parrainés par des spécialistes, et financées par le système d'un microcrédit adapté. Dans un cours de Master que j'anime, nous ne nous sommes pas loin de finaliser la rédaction d'une centaine de fiches de projets pour la culture marocaine. Il y a des idées formidables sur toute l'étendue de notre culture, de la préhistoire à maintenant. Par exemple, la reconstitution de la vie dans la préhistoire, des visites virtuelles des villes anciennes, la création d'un guide Bargach pour les restaurants gastronomiques avec un classement en étoiles. Je suis intimement convaincu que s'il y a une volonté politique à tous les niveaux, la culture marocaine peut générer des dizaines de milliers d'emplois.
Question du rayonnement culturel du Maroc : plusieurs centres culturels marocains ont été ouverts à Bruxelles, à Montréal, demain à Mantes la Jolie, à Tunis, alors qu'aucune politique culturelle extérieure du Maroc n'a été déclinée ?
La culture marocaine ne joue pas efficacement son rôle dans le rayonnement de notre pays, sauf à de rares moments comme celui de l'année du Maroc en France. Le problème vient du décalage rarement décelé entre le temps de la culture et celui de l'administration. Concevoir et réaliser des projets culturels d'envergure suppose un temps dont l'administration est incapable de maîtriser. Il était question de créer l'agence marocaine de l'action culturelle, il est à mon avis l'outil adéquat pour planifier et optimiser notre action culturelle à l'étranger. L'ouverture des centres culturels marocains à l'étranger est une excellente chose, à condition que dans leur fonctionnement des départements nombreux soient impliqués : celui de la culture, des RME, de l'enseignement et de la recherche, du tourisme, de l'artisanat, etc.
Inquiétude quant au budget qui se rétrécit en peau de chagrin ?
Si la culture est toujours, et partout dans le monde, à la recherche de l'argent, des ingéniosités peuvent aider à contourner les difficultés et optimiser les moyens disponibles. Un élu m'a demandé de réfléchir à une carte culturelle pour sa région démunie, j'ai simplement suggéré d'utiliser les écoles publiques et privées, le soir, comme des espaces de création et de diffusion de la culture. Et le peu d'argent dont il peut disposer le donner aux animateurs de ces nouveaux espaces culturels. Beaucoup de bâtiments avec un minimum d'intervention peuvent accueillir la culture, l'exemple des abattoirs de Casablanca en est un bon exemple. Il faut animer les places publiques, et en créer dans toutes les nouvelles villes, elles permettent de socialiser les nouveaux citadins qui se méfient entre eux. Et dans un pays qui connaît un ensoleillement quasi continu, il faut que les décideurs pensent à réserver les budgets à la culture du plein air. Les ramblas à Barcelone sont un exemple à suivre, cela peut générer beaucoup d'emplois pour les jeunes, et remplacer un peu ce phénomène de l'étalage au sol, qui défigure les centres urbains. Pour finir, le maillage des associations, à travers des plateformes dans des réseaux sociaux sur Internet, permet facilement le troc entre elles des activités.
Le champ de la politique culturelle ne vous paraît pas déphasé par rapport aux transformations de la société ?
C'est vrai que la précipitation de notre histoire actuelle bouscule toutes les normes, et certains discours sur la culture sont devenus caducs, il faut introduire une autre tonalité, si on veut impliquer les jeunes. Les canaux de transmission de la culture ont aussi changé. Au ministère de la Culture, la chose ne semble pas entendue. C'est pour cela que sa voix est devenue mineure, inaudible et décalée dans la grande partition des réformes jouée actuellement.
Il y a urgence à crédibiliser le rôle du ministère, et surtout à le redéfinir, car il est brouillé aujourd'hui. Le ministère ne s'est pas interrogé sur son nouveau rôle à l'après-création de la fondation des musées du Maroc. Il ne dispose pas d'une vraie strat égie pour la régionalisation de la culture. Ce changement peut être le moment pour que ce ministère se trace un nouveau cap, dans le calme, il a des ressources en interne, mais il peut s'appuyer sur toute la sympathie des Marocains.
Et s'il est des priorités à prioriser, c'est celles du soutien à la création même si les initiatives culturelles doivent aussi émaner du privé et des ONG, de la démocratisation de l'accès à la culture et l'aménagement culturel des territoires riches d'un formidable patrimoine qu'il faut recenser et mettre en évidence. Cela passe par le développement des actions et des équipements culturels dans les régions, par des contrats Etat-région et par une véritable décentralisation culturelle. Cela passe bien sûr par des moyens, mais aussi par une véritable politique d'ouverture et de synergie d'une action interministérielle qui aura tant manqué et par la mobilisation des acteurs des établissements et des institutions culturelles ! En un mot, ce qu'il faudrait, comme le souligne dans cet entretien ce passionné de culture qu'est Azzouz Tnifass, c'est «d'abord changer de logiciel et épargner le secteur des querelles stériles sur les particularités. Tout ce que l'histoire nous a légué est déterminant pour la culture marocaine. Il y a trois grands chantiers qui, dit-il, attendent une vision confiante et ambitieuse de la place de la culture dans le nouveau projet de société que nous sommes en train d'engager.
Le premier est celui qui permet de crédibiliser le choix du Maroc pour la régionalisation. Aider chaque région à redéfinir son identité, par la création de nouveaux contenus culturels et la valorisation de ses patrimoines matériel et immatériel. Le deuxième chantier c'est la lutte contre l'analphabétisme culturel, qui nous prémunit contre la dissolution de notre identité, et offre la possibilité de dialoguer avec les autres d'une manière riche et créative. Le troisième chantier consiste en une nouvelle perception de notre culture, qu'il faut désormais considérer comme une richesse, au même titre que les phosphates, sinon plus, et dans ce sens il propose la tenue des assises de la Culture. Je suis intimement convaincu, dit encore A. Tnifass, auteur de monographies sur la peinture marocaine qui vient de publier “L'esprit de Marrakech”, «que s'il y a une volonté politique à tous les niveaux, la culture marocaine peut générer des dizaines de milliers d'emplois, amplifiée par la culture numérique qui peut être une extraordinaire chance pour la culture au Maroc».
Voici l'entretien avec Azzouz Tnifass, expert culturel, commissaire d'événements culturels nationaux et internationaux
La culture marocaine ne joue pas efficacement son rôle dans le rayonnement de notre pays, sauf à de rares moments comme celui de l'année du Maroc en France.
LE MATIN : Sans faire d'évaluation précise et sans mesurer les résultats de la politique culturelle telle que pratiquée par les derniers ministères, pourriez-vous faire non pas un bilan mais un constat de la politique culturelle dans ses différents domaines, du livre, du cinéma, la musique, le théâtre ou globalement ?
AZZOUZ TNIFASS : Malheureusement, à tous les aspects de notre culture se posent des problèmes inquiétants. Une sorte de dégradation générale qui tient à la disparition de la fascination des jeunes générations pour la culture, remplacée par un engouement pour le divertissement, qui vient souvent d'ailleurs. Les dernières études sur la lecture, le cinéma et le théâtre sont catastrophiques. Demain il n'y aura plus qu'une trentaine de salles de cinéma en activité, le théâtre a perdu son public, les jeunes ne touchent plus de livre à part ceux qui sont aux programmes. Seule la musique populaire semble résister comme elle peut. Ce phénomène de désamour pour la culture est général à toute la planète, mais certains pays ont pris la mesure de ce bouleversement. Aujourd'hui seules la religion et l'histoire continuent efficacement à cimenter notre nation, mais la part de la culture commence à manquer. Vu ainsi, le problème de la culture au Maroc déborde les prérogatives du seul ministère de la Culture.
Comment expliquer ce désenchantement ?
D'abord par le déclassement de la connaissance en général, aujourd'hui on est dans le paraître et non plus dans l'être. Ensuite, pour un tas de raisons, nos artistes ont cessé de nous éblouir, celle qui me semble la plus déterminante c'est que l'émotionnel artistique est passé de l'oreille vers l'œil. Nous ne nous sommes pas préparés à ce changement dans la réception de la culture par le visuel. Le désintérêt des jeunes pour le patrimoine, un des plus riches au monde, vient du déficit de sa mise en image à la hauteur de l'esthétique générale, qu'ils reçoivent par le parabole.
Quels sont les axes qui selon vous sont prioritaires ?
D'abord il faut changer de logiciel, la culture n'est plus mobilisée par les anciennes idéologies, et il lui faut aussi épargner les querelles stériles sur les particularités. Tous ce que l'histoire nous a légué est déterminant pour la culture marocaine.
Il y a trois grands chantiers qui attendent une vision confiante et ambitieuse de la place de la culture dans le nouveau projet de société que nous sommes en train d'engager. Le premier est celui qui permet de crédibiliser le choix du Maroc pour la régionalisation. Aider chaque région à redéfinir son identité, par la création de nouveaux contenus culturels et la valorisation de ses patrimoines matériel et immatériel. Chaque région doit se présenter aux Marocains et au monde entier. Des films documentaires sur ses moussems, sur les collections de ces objets du terroir, sur sa gastronomie. Chaque région doit avoir des petits musées spécialisés, un centre d'art dramatique avec son école. Le deuxième chantier c'est la lutte contre l'analphabétisme culturel, qui nous garantie contre la dissolution de notre identité, et offre la possibilité de dialoguer avec les autres d'une manière riche et créative. Qu'est-ce qu'un jeune marocain peut dire à un jeune étranger, s'il reçoit tout son sens de l'émerveillement au monde d'ailleurs, c'est-à-dire par Internet et la parabole. Seule sa famille continue à lui envoyer des signes de son appartenance, et ce n'est pas suffisant surtout dans les centres urbains. D'ailleurs, qu'est-ce qui peut le protéger contre toute déviation, déraciné comme il est. Le troisième chantier consiste dans une nouvelle perception de notre culture, qu'il faut désormais considérer comme une richesse, au même titre que les phosphates, sinon plus. En effet, la culture marocaine produit déjà de la richesse et crée des emplois, mais il nous faut envisager des objectifs nettement plus ambitieux. Sous l'étendard du label gastronomie marocaine, des jeunes bien formés peuvent aller à la conquête du monde. Nous sommes peut être aussi les meilleurs conservateurs du régime méditerranéen si conseillé par les diététiciens, et il nous faut en tirer avantage. La richesse des rythmes musicaux n'est pas totalement exploitée pour faire du Maroc une des bases de la world music. Les objets marocains sont prisés partout, et pour preuve le succès de leur présentation dans de hauts lieux du commerce comme chez Harod's ou les galeries Lafayette. Le ministère de la Culture ne peut réussir seul cette révolution. Il faut rapidement organiser les assises de la culture marocaine et qu'elles soient légitimées par l'implication de tout le gouvernement. La feuille de route qui en sortira doit obliger tout les départements de l'Etat ainsi que les acteurs de la société civile. Il faut réanimer et adapter le Conseil supérieur de la culture, et lui adjoindre d'autres départements comme le tourisme et l'artisanat, les universités et impliquer davantage le secteur audiovisuel, pour en faire une force de frappe de notre culture. Les collectivités locales et le ministère sont déjà présents dans ce conseil qui fait la belle au bois dormant.
Qu'en est-il de l'adaptation de notre politique culturelle à l'ouverture au monde ?
Il faut repenser l'idée de l'exception culturelle, car les autres cultures s'introduisent chez nous de partout. Le Maroc a des arguments extraordinaires pour exister et briller sur la scène culturelle mondiale. L'épaisseur de notre histoire et notre créativité canalisée nous donne un avantage certain, que nous feignons d'ignorer. Il faut que nous arrêtions notre déni de soi collectif, si nous voulons gagner cette bataille de la mondialisation culturelle. Au moment où le monde entier est à la recherche de l'authentique, dont nous disposons plus que les autres, nous détournons notre regard. Je prends pour exemple ce qui s'est passé à Marrakech, maintenant la sagesse reprend ses droits; nous n'avons pas compris pourquoi des étrangers célèbres se sont installés dans cette ville. Au lieu d'ouvrir le débat avec eux, nous avons très mal interprété leurs intentions et nous avons essayé de faire de Marrakech une sorte de Marbella continentale, alors que c'est son authenticité qui était appréciée par ses visiteurs célèbres.
Qu'en est-il de l'impact de ce qui sera demain un basculement numérique ?
La culture numérique peut s'avérer une extraordinaire chance pour la culture au Maroc, si nous réussissons à créer des contenus culturels adaptés à Internet. Pour les trois chantiers que j'ai évoqués, Internet peut aider à valoriser les richesses des régions, à démocratiser les pratiques culturelles et artistiques en les rendant accessibles partout, et enfin à montrer au reste du monde ce que nous sommes capables de réaliser comme ravissements. Pour cela nous devons convertir très rapidement la colossale connaissance de nous-mêmes sur papier en fonds numériques spécialisés. Il y a quelques années j'ai animé une conférence pour les représentants de la communauté juive marocaine, de ceux qui ne sont pas nés au Maroc. Je pense qu'ils avaient apprécié mon propos sur la culture, et ça m'a donné l'idée de proposer un site web où seront proposées des conférences de nos meilleurs chercheurs. Le projet est toujours au ministère des MRE.
Comment redonner du souffle à ce secteur et en faire notre pétrole, pour être un gisement d'activités et d'emplois ?
Je rappellerai ici une évidence : la culture marocaine en général jouit d'un capital formidable de sympathie à l'échelle de la planète, souvent on est étonné par cela surtout quand ça vient de pays lointains. La Morrocan touch est devenue un label mondial qu'il nous faut protéger et capitaliser. Des célébrités mondiales en sont fans, et nous devons montrer plus d'exigence dans la valorisation de nos savoir-vivre, nos savoir-faire. Sur chaque segment de ce colossal patrimoine, réunir les intelligences pour exiger et récompenser l'excellence. Je me permets de rappeler ici, qu'au ministère de la Culture se trouve de grands spécialistes, comme Ali Amahan, Ahmed Skounti, Abdelaziz Touri, etc, et même ceux qui sont à la retraite, comme Ahmed Badri et Mohamed Haddaoui, ils sont de la maison comme on dit. Je vais vous dire ce qui m'a motivé le plus à rester au ministère de la Culture, c'est la rencontre de gens extraordinaires, et ici je veux rendre hommage à quelqu'un qui était mon maître : Houcine Kasri. Tous ces grands chercheurs ne sont que rarement impliqués dans les choix stratégiques pour notre culture. Pour réussir ce plan Marshall pour notre culture et en faire un levier de notre développement, il faut commencer par faire un appel d'offres à idées au niveau des régions, et au niveau national. J'ai collaboré à Lille, capitale culturelle de l'Europe, et c'est ce que les décideurs de cet événement ont fait, et l'édition de Lille est toujours la meilleure de toutes. La région du nord de la France, quasi sinistrée à la fin des années 70, a utilisé pleinement la culture pour émerger de nouveau. Ce choix s'est avéré gagnant. Les meilleures idées sélectionnées de cet appel d'offres seront confiées à des jeunes, parrainés par des spécialistes, et financées par le système d'un microcrédit adapté. Dans un cours de Master que j'anime, nous ne nous sommes pas loin de finaliser la rédaction d'une centaine de fiches de projets pour la culture marocaine. Il y a des idées formidables sur toute l'étendue de notre culture, de la préhistoire à maintenant. Par exemple, la reconstitution de la vie dans la préhistoire, des visites virtuelles des villes anciennes, la création d'un guide Bargach pour les restaurants gastronomiques avec un classement en étoiles. Je suis intimement convaincu que s'il y a une volonté politique à tous les niveaux, la culture marocaine peut générer des dizaines de milliers d'emplois.
Question du rayonnement culturel du Maroc : plusieurs centres culturels marocains ont été ouverts à Bruxelles, à Montréal, demain à Mantes la Jolie, à Tunis, alors qu'aucune politique culturelle extérieure du Maroc n'a été déclinée ?
La culture marocaine ne joue pas efficacement son rôle dans le rayonnement de notre pays, sauf à de rares moments comme celui de l'année du Maroc en France. Le problème vient du décalage rarement décelé entre le temps de la culture et celui de l'administration. Concevoir et réaliser des projets culturels d'envergure suppose un temps dont l'administration est incapable de maîtriser. Il était question de créer l'agence marocaine de l'action culturelle, il est à mon avis l'outil adéquat pour planifier et optimiser notre action culturelle à l'étranger. L'ouverture des centres culturels marocains à l'étranger est une excellente chose, à condition que dans leur fonctionnement des départements nombreux soient impliqués : celui de la culture, des RME, de l'enseignement et de la recherche, du tourisme, de l'artisanat, etc.
Inquiétude quant au budget qui se rétrécit en peau de chagrin ?
Si la culture est toujours, et partout dans le monde, à la recherche de l'argent, des ingéniosités peuvent aider à contourner les difficultés et optimiser les moyens disponibles. Un élu m'a demandé de réfléchir à une carte culturelle pour sa région démunie, j'ai simplement suggéré d'utiliser les écoles publiques et privées, le soir, comme des espaces de création et de diffusion de la culture. Et le peu d'argent dont il peut disposer le donner aux animateurs de ces nouveaux espaces culturels. Beaucoup de bâtiments avec un minimum d'intervention peuvent accueillir la culture, l'exemple des abattoirs de Casablanca en est un bon exemple. Il faut animer les places publiques, et en créer dans toutes les nouvelles villes, elles permettent de socialiser les nouveaux citadins qui se méfient entre eux. Et dans un pays qui connaît un ensoleillement quasi continu, il faut que les décideurs pensent à réserver les budgets à la culture du plein air. Les ramblas à Barcelone sont un exemple à suivre, cela peut générer beaucoup d'emplois pour les jeunes, et remplacer un peu ce phénomène de l'étalage au sol, qui défigure les centres urbains. Pour finir, le maillage des associations, à travers des plateformes dans des réseaux sociaux sur Internet, permet facilement le troc entre elles des activités.
Le champ de la politique culturelle ne vous paraît pas déphasé par rapport aux transformations de la société ?
C'est vrai que la précipitation de notre histoire actuelle bouscule toutes les normes, et certains discours sur la culture sont devenus caducs, il faut introduire une autre tonalité, si on veut impliquer les jeunes. Les canaux de transmission de la culture ont aussi changé. Au ministère de la Culture, la chose ne semble pas entendue. C'est pour cela que sa voix est devenue mineure, inaudible et décalée dans la grande partition des réformes jouée actuellement.
Il y a urgence à crédibiliser le rôle du ministère, et surtout à le redéfinir, car il est brouillé aujourd'hui. Le ministère ne s'est pas interrogé sur son nouveau rôle à l'après-création de la fondation des musées du Maroc. Il ne dispose pas d'une vraie strat égie pour la régionalisation de la culture. Ce changement peut être le moment pour que ce ministère se trace un nouveau cap, dans le calme, il a des ressources en interne, mais il peut s'appuyer sur toute la sympathie des Marocains.