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La protection sociale, quels enjeux et quels défis ?

● Le Colloque international portant sur l’extension de la protection sociale, qui s’est tenu les 17 et 18 octobre à Skhirat, vient de s’achever. Quelles conclusions peut-on en tirer ? Driss Guerraoui, SG du Conseil économique et social, président de la région MENA du Conseil international d’action sociale, a procédé pour nous à ce décryptage.

La protection sociale, quels enjeux et quels défis ?
Driss Guerraoui.

Le Matin : La question de la protection sociale est aujourd’hui au cœur des débats en matière de recherche par les États et les institutions internationales de la cohésion sociale et du développement humain durable, quels sont, selon vous, les préalables à la mise en place de stratégies appropriées dans ce domaine ?
Driss Guerraoui : L’examen de la problématique de la protection sociale, dans ses rapports avec la question de la cohésion sociale et le développement humain durable à partir d’un benchmarking des politiques publiques, comme cela a été fait au cours du colloque de Skhirat, révèle la nécessité de prendre en ligne de compte trois préalables. La question de la protection sociale est éminemment politique et stratégique. Car elle est au cœur d’une question fondamentale qui dépasse le clivage privé ou public, assurance ou assistance, pour interpeller tous les acteurs d’une nation sur la nature de la société où ils veulent vivre : une société inclusive, intégrative et solidaire ou une société dont les régulateurs principaux sont les lois impitoyables et sélectives du marché et dont les ressorts fondamentaux en matière de couverture sociale sont la demande solvable de citoyens pris individuellement et l’offre compétitive des risques à couvrir par les assureurs ou gestionnaires des régimes de protection sociale. Par conséquent, la protection sociale relève bel et bien d’un choix de société et, de ce fait, a un coût pour la collectivité.

Qu’en est-il du deuxième préalable ?
La protection sociale représente, aujourd’hui, le paramètre le plus pertinent pour donner sa pleine expression à la citoyenneté. Car son existence et son degré d’extension interagissent sur le lieu social et le vivre ensemble. Par ailleurs, elle est même devenue une exigence économique, puisque tout le monde s’accorde à affirmer à l’heure actuelle que sans solidarité il ne pourrait y avoir de compétitivité durable et soutenable. De même, sans cohésion sociale, par des mécanismes équitables de redistribution des fruits de la croissance, il ne peut y avoir de stabilité des relations sociales et professionnelles, et donc au sein de l’entreprise et de la société dans son ensemble.
Elle est devenue également une exigence politique inscrite dans les Constitutions des pays, comme il est question du Maroc avec la nouvelle Constitution du 1er juillet 2011 ainsi que dans les conventions et traités internationaux, comme c’est le cas avec les socles nationaux de protection sociale universelle, ainsi qu’il est stipulé dans le rapport Bachelet de l’OIT d’octobre 2011. Le troisième préalable c’est de rappeler qu’il n’y a pas de modèle idéal type de protection sociale. En effet, même s’il y a un référentiel commun inscrit dans les conventions et traités internationaux, chaque pays a son propre modèle de protection sociale, dont les régimes sont l’œuvre de son histoire, de ses traditions en matière d’action sociale et de solidarité, du génie de ses acteurs en matière d’innovation et d’expérimentation sociale.

Ces préalables étant posés, quelles sont les réalités de la protection sociale, aujourd’hui, dans le monde ?
Les réalités de la protection sociale dans le monde, bien différenciées, selon les pays et les régions du monde, dénotent des fractures sociales et territoriales très criardes, et ce, tant sur le plan du volume de la couverture sociale, par les régimes mis en place, que sur celui de la qualité des services offerts et rendus aux citoyens. Ainsi, sur le plan de la couverture quantitative, et selon le dernier Rapport mondial de 2011 sur la sécurité sociale de l’Organisation internationale du travail, force est de constater que seuls 28% de la population mondiale bénéficient d’un régime de protection sociale, au sens défini par l’OIT, et uniquement 42% de pays parmi 184 étudiés par l’OIT, soit 78 pays, disposent d’un régime d’indemnisation du chômage.

Par ailleurs, la proportion des chômeurs indemnisés en Afrique et au Moyen-Orient oscille entre seulement 1 et 2%. Concernant l’assurance contre les accidents de travail et les maladies professionnelles, moins de 40% de la population active mondiale occupée en bénéficient. Selon ce même rapport, en moyenne, à peine un taux de 17,2% du PIB mondial est consacré à la sécurité sociale. Cette moyenne est de 4,1% pour les pays à revenus faibles, 7% pour ceux à revenus moyens et 19,4% pour les pays à hauts revenus. Plus précisément, la moyenne des dépenses publiques consacrées à la sécurité sociale par rapport au PIB est évaluée à 5%, en Afrique, 7% en Asie, 10% en Amérique latine et elle est de 25% en Europe.
Sur le plan qualitatif, la protection sociale dans les pays à revenus faibles et moyens demeure un phénomène fondamentalement urbain et reste concentrée dans les principaux centres industriels des pays qui disposent d’un système de sécurité sociale. Aussi, une grande majorité des ruraux, qui représentent encore plus de la moitié dans la plupart des pays du Sud, et une bonne partie des populations des espaces périurbains, n’en bénéficient pas.
Par ailleurs, la protection sociale dans ces pays concerne principalement les salariés des secteurs privés et publics, pays, faut-il le signaler, où être salarié est déjà un privilège. Dès lors, les artisans, les agriculteurs, les professions libérales, les indépendants et d’autres catégories comme les étudiants, les femmes abandonnées, les personnes à besoins spécifiques et toutes les catégories évoluant dans les activités dites informelles ne disposent généralement pas de systèmes de protection sociale qui leur sont propres.
Même quand des systèmes de protection sociale existent, ceux-ci sont sélectifs, du fait qu’ils ne couvrent pas tous les risques et ne prennent pas en charge les ayants droit des bénéficiaires. Pire encore, ces systèmes sont le plus souvent grevés par des déviances multiples, notamment la non ou la sous-déclaration, les surcoûts de gestion, l’insuffisance de l’offre de soins et sa répartition inégalitaire sur le plan spatial, le sous-équipement, le sous-encadrement, les multiples difficultés d’accès et la carence en ressources humaines dédiées.

Face à ces réalités, est-ce que le contexte dans lequel évoluent ces systèmes de protection sociale pourrait contribuer à favoriser la soutenabilité des régimes de protection sociale ?
En l’absence de réformes radicales et audacieuses, la pérennisation des équilibres financiers des différents régimes (couverture médicale, retraites, indemnisations du chômage…) augure d’un avenir d’incertitudes et de difficultés croissantes. Car le contexte dans lequel évoluent, aujourd’hui, les systèmes de protection sociale de par le monde connaît des mutations qui compliquent davantage les multiples tentatives d’atteinte de ces équilibres. En effet, ce contexte se caractérise par des évolutions concomitantes majeures relatives à la raréfaction progressive, mais croissante et certaine, des ressources allouées aux régimes de protection sociale, dans des contextes nationaux marqués par l’exacerbation de la pression des besoins des populations, dont le nombre augmente, sauf en Europe, et qui deviennent de plus en plus exigeantes en termes de qualité des services sociaux et médicaux à couvrir et des prix de ces services. Il faut également évoquer la crise continue des systèmes nationaux de financement des régimes de protection sociale et la décomposition rapide des réseaux anciens de solidarité sociale.

Il y a d’autres données qui interviennent, comme l’a souligné Youssef Courbage au cours du colloque de Skhirat, portant sur l’extension de la protection sociale. Je pense au facteur démographique...
Les conséquences qui découlent de ces faits, en termes de soutenabilité des systèmes de protection sociale existants, accroissent la complexité de leur gouvernance, du fait de trois données nouvelles, dont la démographie que vous évoquez. La nouvelle réalité démographique, est marquée pour les pays en développement par la rapidité du rythme de la croissance conjointe de personnes âgées, qui ont tendance de plus en plus à vivre dans la précarité, l’isolement et la maladie, et de jeunes en âge de travailler, connaissant un chômage massif dans des sociétés et des économies qui ne disposent ni d’un système d’indemnisation des chômeurs ni d’un revenu minimum pour faire face aux aléas de la vie, en particulier pour se nourrir et se loger décemment.

Le deuxième point, c’est l’émergence de nouvelles formes de pandémies et de risques sociaux nouveaux liés à la fréquence et à l’imprévisibilité des catastrophes naturelles causées par les changements climatiques (sécheresse, inondations…) et à des modes de consommation et de production qui engendrent des dysfonctionnements de plus en plus préjudiciables à la santé et au bien-être social général de la population entière, tant au Nord qu’au Sud. Je n’oublie pas l’émergence d’une nouvelle génération de pauvres et de pauvreté, de chômage et de chômeurs et, corrélativement, de précarité et d’exclusion.

Partant de ces nouvelles donnes, quels pourraient être l’axe central et la clé d’entrée d’une politique publique pouvant contribuer à ce que la protection sociale réponde au défi de la cohésion sociale et du développement humain durable ?
Il y a à mon avis une piste majeure qui constitue l’axe prioritaire d’une politique publique en mesure de contribuer à ce que la protection sociale puisse répondre au défi de la cohésion sociale et du développement humain durable. Cette piste est de nature éminemment politique, bien qu’elle ait évidemment de fortes implications sur le financier, celui de la gouvernance et de la conduite du changement en matière de réforme de la protection sociale. Cette piste consiste à consacrer par la loi l’obligation de la généralisation de la protection sociale à toutes les catégories de la société, et ce en vue de leur permettre de bénéficier, selon une approche fondée sur le droit d’un régime de protection sociale, et plus particulièrement une couverture médicale de base, une retraite décente et un système approprié d’indemnisation du chômage.

Cependant, pour que cette généralisation soit pérenne et soutenable pour toute la collectivité nationale, elle devrait s’opérer en tenant compte de la gradualité concertée et partagée par les acteurs en matière de mise en œuvre et de ciblage des dépenses publiques allouées aux différents régimes de protection sociale, qui devrait veiller de façon scrupuleuse à protéger les pauvres et à ne pas subventionner les riches. Le troisième principe est relatif à la refonte des mécanismes de la solidarité par une réforme fiscale audacieuse fondée sur un partage juste et équitable de l’effort contributif, ainsi que sur une lutte sans merci contre la corruption, la fraude et l’évasion fiscale. Enfin, parce que le financement est au centre du défi de la généralisation de la protection sociale, cette réforme fiscale devrait, de façon prioritaire, être fondée, d’abord et surtout, sur des dispositifs incitatifs volontaristes favorisant et encourageant la création de richesses nouvelles, base véritable et source essentielle du financement pérenne de cette généralisation.

Dans l’optique du Conseil économique et social du Maroc, notamment dans le cadre la «Nouvelle charte sociale», que son Assemblée générale a adoptée lors de sa session de novembre 2011, la généralisation de la protection sociale fait partie des nouvelles générations de Droits économiques et sociaux autour desquels des convergences devraient être construites et de Grands Contrats sociaux devraient être conclus entre tous les acteurs et les forces vives de la nation marocaine. Ces Grands Contrats sociaux constitueraient dans ce sens le véritable ciment de la cohésion sociale et du développement humain durable et la cadre institutionnel idéal de la pratique de la démocratie participative en matière d’action sociale et de solidarité.

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